Petits points cardinaux

Michel Séonnet

L’oeil d’Olivier Pasquiers

Olivier Pasquiers m’a demandé texte pour accompagner les photos de son exposition "Ça ne se fait pas tout seul" au Château des Tourelles à Bois-Colombes.
Semaine après semaine, il y a photographié tous ceux qui travaillaient sur le chantier de rénovation de ce bâtiment du XIXème. Ouvriers "d’art", bien sûr, mais aussi manœuvre, architecte, femme d’entretien...
Je pensais écrire à propos des métiers eux-mêmes, des noms de métiers qu’Olivier avait énumérés sur l’affiche de l’exposition.

Et puis j’ai vu leurs yeux.

Alors j’ai écrit ceci qui s’intitule Les yeux de la main

On dit que ce sont des manuels. Des métiers manuels. Mais ce qui frappe, en regardant ces photographies, ce sont les yeux. L’impression qu’ils vibrent sur le noir des tirages. Qu’ils les éclairent de l’intérieur. On ne sait même pas ce que ces yeux voient. Ce qu’ils regardent avec une telle attention. Une telle tension. Comme s’ils étaient saisis par une vision qui nous échappe mais qui, en quelque sorte, captivait tout leur être ouvrier. Comme si bien avant les mains, ouvrier c’était d’abord avec l’oeil (avoir l’oeil !). Et l’on découvre ainsi que c’est avec ces yeux, brillants, grands ouverts, captifs, que ceux qui oeuvrent font corps avec leur tâche. Les mains n’en sont que le prolongement qui s’appliquent à réaliser l’objectif que l’oeil voit.

Il n’est pas étonnant qu’un photographe comme Olivier Pasquiers, aussi attentif à saisir ce qui fait l’humanité de chaque homme, chaque femme qu’il cadre (chaque arbre aussi, certaines fois), à son insu sans doute, en ait été détourné de son propre projet. Il voulait photographier des mains au travail. Des métiers. Des savoir faire. Et c’est bien ce à quoi, semaine après semaine, il s’est astreint sur le chantier du château des Tourelles. Mais voilà qu’il nous offre des yeux. De bouleversants regards saisis dans l’intimité de leur relation à l’ouvrage. Il y a là, en effet, dans ce que l’on voit, quelque chose de terriblement intime. On se dit par moment que ce serait pareil de photographier des regards amoureux. Ou bien, dans les tableaux de musée, ceux de quelque saint au moment de l’extase. On voudrait s’incliner. Marquer tout le respect dont on est capable. On approche là de quelque chose de grand. De fort. Au delà du travail, au delà des métiers. Et pourtant quelque chose qui leur est organiquement lié. Quel que soit la technicité de l’acte, qu’il s’agisse de manier le balai ou l’ordinateur, de tendre des câbles, combiner des fils, assembler délicatement le verre de vitraux, il y a cette constance qui lie l’oeil à la main. Parce qu’il est la partie visible de l’esprit ? De l’âme peut-être ?

Me vient, devant ces photographies, cette phrase du poète Bernard Noël.
Regarder, c’est d’une part se voir porté à l’intérieur de la vue jusqu’au sujet de son regard, et voir en même temps cette relation répercutée par le sujet jusqu’au fond de nos yeux.

Voilà ce que ces hommes et ces femmes nous permettent de saisir. Voilà ce à quoi le noir et blanc de ces photographies nous conduit.

Alors on réalise que oeuvrer c’est toujours ouvrir la matière à une réalité autre, plus forte, plus dense. Plus réelle. C’est ça le labeur de l’ouvrier. Oeuvrer c’est ouvrir le monde à quelque chose qu’il n’a jusque là jamais connu (pour le pire, parfois). En ce sens, tout ouvrier est démiurge. Et l’on convient qu’il n’y a aucune exagération à évoquer pour chacun des métiers qu’il pratique les "règles de l’art". S’il est vrai que l’art vit dans l’oeil de celui qui le regarde, nous voici tous intimement introduits dans ces règles de l’art à regarder droit dans les yeux ces hommes, ces femmes, tel-les que Olivier Pasquiers les a photographié-e-s.

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