Petits points cardinaux

Michel Séonnet

Pourquoi ce joug ?

Pourquoi ce joug, fidèle, compulsif, ne laissant que peu de répit, joug qui blesse, épuise, bras qui tombe à n’en plus pouvoir alors que les épaules, elles, sont bien obligées de tenir – Qui m’a collé ce joug sur le dos ? En quelle nuit ? Quelle naissance ? Au terme de quelle décision, délibération, les ancêtres réunis se demandant à qui refiler la charge parmi la génération nouvelle ? pourquoi sur moi venu de si loin ce fardeau d’empêchements, de portes qui se ferment, mais jamais tout à fait, illusion d’un possible passage, d’un accès, un jour prochain, un an, un siècle, toujours quelqu’un pour glisser amicalement (s’il savait ?) le pied dans l’ouverture de la porte pour que j’entrevoie une lueur vers laquelle je m’épuise mais qui, à elle seule, justifie (me justifie, me persuade) de continuer de porter le joug, âne mon frère, âne aux yeux bandés de mouches, aux œillères plus closes que des moucharabiehs, âne qui tire, traîne, porte, croule, jambes tremblantes, flancs suant de poussière et du sang des flagellations – mais je suis seul à me flageller, seul à me plier en quatre chaque matin pour recharger sur mon dos le poids de devoir, de labeur, d’espoir, qu’enfin la charge puisse être portée à bon port, cols franchis, ravines traversées, et quelqu’un qui attend, qui m’attendrait : Je vous attendais, même si chaque fois ce n’est pas plus que l’ombre d’une ombre qui disparaît aussitôt apparue et après ne reste plus qu’à reprendre routes et fardeau à moins de s’écrouler, là, au pied du juge que je me suis donné à moi même, sans contrainte, sans abus, mère peu aimante dont on cherche vainement les signes d’affection. Pourquoi cet absurde fardeau d’écrire, de ne pouvoir s’arracher à la torpeur du lit que dans l’attente des quelques lignes, quelques pages qui viendront sinon illuminer ce jour d’une clarté aurorale du moins l’éclairer d’une lueur un peu moins malveillante ? Ai-je demandé ? Qu’ai-je demandé ? Par qui nous est échu ce poids de devoir et de misère inconsolable qui nous tient comme esclave à la chaîne ? Tant de chemins auraient été possibles. Tant de jours à répéter en boucle la parole du Sage : Pourquoi ce chemin plutôt que cet autre ? - mais lui aussi ne fait que pousser de question en question : Où mène-t-il pour me solliciter si fort ? Tant de matins à vouloir s’en défaire mais c’est à la fois s’arracher et le joug et l’épaule. Est-ce mon propre corps que j’ai voulu sauver (que je veux sauver) à chaque fois que contre toute raison je m’obstine, encore, encore, un pas, un mot, une ligne, Mehr Licht, disait l’autre. Mais c’est le mur obscur et silencieux où viennent s’empâter et s’éteindre les flots que l’on avait crus les plus vivifiants, non pas sereins mais capables, oui, capables simplement d’apporter au jour son contrepoids de misérables gratifications (je ne dis pas de grâce, oh non, je ne dis pas, car la tête sous le joug ploie vers la grave du chemin, yeux aveugles sinon leur tâche, le ciel est clos, bridé, comme le sera le mur où se rompre). Je crie. Mais qui entend ? Anges, vous n’êtes plus là, qui déjà défaillaient dans les hauteurs lorsque criait vers vous l’homme de Sils-Maria. Et à quoi bon les paroles, les mains charitables, ce n’est pas eux qui portent ce joug par qui solitude échoie aussi. Seul. Seul. Pas un. Pas leur faute, je n’accuse pas, ils ne sont pas plus de secours que lorsqu’on voit le frère, l’amant, emporté par la vague et qu’on ne sait nager. J’essaie de comprendre – mais comprendre n’est pas salut, et sans doute n’y a-t-il rien à comprendre, même pas à prendre ou à laisser. C’est là. Peau de ma peau. Chair de ma chair. Le joug comme un moi-même, peut-on être son propre joug ? L’amoureux désavoué porte aussi sa propre douleur au plus intime de ce qu’il est, sans recours, sans secours. On dit que le temps. Mais pour ce qui est du joug d’écrire, le temps n’y fait rien. D’autres, peut-être, chez qui il était moins enclavé, un membre, un organe plus contingent, appendice, sein, prostate, pan de poumon, bras dont on peut faire ablation au prix de quelques désagréments, mais sans mettre en cause la survie. Si votre bras a fauté, coupez-le ! Mais comment couper l’organe même dont on attend le salut ? Serait-ce donc là salut à n’en finir de se perdre ? Ce joug, alors, de vivre en chair ce que d’autres ont théorisé (perte, livre toujours à venir), sans bénéfice, ou alors très rarement, mais perte de quoi : de temps ? de vie ? ou pertes comme menstrues, écoulant son propre sang déserté de tout enfantement ? Où vont les mots qui fluent ainsi au rien de leur écoute sinon l’autostimulation d’une maigre jouissance sans même la contrepartie solaire de qui d’une main écrit et de l’autre se branle, saint Pierre, priez pour moi, vous qui prier ne savez plus sinon en chair de mots et de foutre. J’en ai si souvent appelé à la bienveillance de pareils alliés substantiels quémandant auprès d’eux un peu de cette fraternité des ânes qui se reniflent le museau au croisement des chemins. Ils m’ont été secours. Oui. Lorsque tels le rabbi crucifié montrant ses plaies au douteur ils m’ont laissé entrevoir leurs blessures peu ou jamais cicatrisées, traces de sang, de crachats, de merde aussi comme fiente d’anges reçues en pleine figure. En ces jours là, les amas de livres qui m’entouraient faisaient caravansérail où l’âne que j’étais pouvait faire halte et repos, reprenant un peu de force ne serait-ce qu’au Bon qu’à ça, marche reprise dès l’aube, en compagnie certains matins, longeant des fleuves, des canaux, comme si c’était descendre l’Escaut. Pourquoi me suis-je toujours tenu à l’écart de leur présence ? Peur de quoi ? De me sentir si faible, enfant ? Ou bien trop fier, stupidement fier, seul, je serai seul, rajoutant à la solitude natale de l’entreprise l’orgueil de ne devoir rien à personne ? Sans doute avais-je trop subi avec les pères. L’un de m’avoir alourdi le joug, un autre de l’avoir mis à sa seule cause. Plus de père – et les frères sont rares, frères ânes mes frères, mais nés de mères, de pères, tellement différents qu’à la douceur d’une reconnaissance mutuelle nous n’avons jamais pu répondre par une parole franche, échangée, comme si, finalement, ce qui nous faisait frère n’en finissait pas (chemins, coutumes, milieux) de nous éloigner. La tâche est là, ce matin encore, qui m’éborgne autant qu’elle me conduit. Qu’ai-je vu qu’il faut taire que je ne cesse de vouloir dire ? Ou plutôt : qu’ai-je vu qu’il me faut dire et que je ne cesse de taire, la fuite sous le joug, et la douleur, la blessure à payer ce silence ? Il y eut (il y a ?) des ânes qui n’eurent d’autre vie qu’en galeries de mines et devenus aveugles de ne jamais entrevoir le jour. Suis-je de ceux-là ? Ou de ceux qui perdus dans les tranchées ne trouvèrent d’issue à leur labeur de boue qu’à la déflagration d’un obus ennemi ne faisant de leur chair et de la terre plus qu’un même cloaque ? Finir à l’égout. Aveugle et à l’égout de n’avoir osé tourner mon regard et mon effort vers ce point d’obscure incandescence qui seul vaudrait ? Le joug est une chose. Une autre, le chemin où on le porte, l’emporte, destination trompeuse, I.A.I., inconnu à l’adresse indiquée, si bien qu’une fois arrivé – une fois que l’on croit être arrivé – c’est tout le désespoir d’une fausse route qui n’a même pas le chic de vous étouffer une bonne fois pour toutes. Ne reste que l’orgueil – fatal orgueil – de se refuser marche arrière, retour sur ses pas, se rassurant de ce que la terre soit ronde et que marcher conduit toujours vers où l’on va – quand bien même ne le sait-on pas. Donc je marche. Encore. Corps vieilli sous le joug. Forces moindres. Allant qui chancelle. Je marche. Tombe et relève comme l’autre. Passe parfois un Simon de Cyrène, mais j’ai peur de trop accommoder et le joug et la croix. Et pourtant. Bien des récits et des images montrent le condamné portant le seul linteau auquel il sera pendu. Mais il sera pendu. Là est la différence. Moi qui ne suis soumis qu’à porter cette lourde traverse de bois qui m’entaille le corps, la vie, sans jamais me la prendre. La mort qui me délivrera du joug ne me viendra pas de lui – pas même la fatigue, l’épuisement, l’angoisse qui tord le corps comme serpillière suant de crasse, ces moments où justement on préférerait en crever, que vienne la croix finale plutôt que d’avoir encore, et encore, et encore. Vienne la mort ! Elle ne vient pas. Le corps languit mais ne rompt pas. On répare par ci. On répare par là. Les capacités réparatrices de notre époque sont proprement étourdissantes. On fait des colloques sur comment réparer l’humain. On répare le vivant. Mais pour quelle vie ? Pour à nouveau fournir en temps humain la machine à produire ? Juste le temps de déposer le joug – on le débranche en même temps que le cœur au moment des pontages. Mais aussitôt quelques forces retrouvées, on vous le colle à nouveau sur le dos, c’est à vous, ne l’oubliez pas, que feriez-vous sans lui ? Encore un peu on vous pousse dehors, voilà, c’est fait, vous lui avez demandé beaucoup à votre corps, va falloir le ménager. Lève-toi et marche ! Mais il faut porter son propre brancard. Le joug ne ménage jamais celui à qui il est échu. Parfois viennent des temps d’oubli, de somnolence, on reste hagard, comateux, on aimerait s’y complaire, sauf que du plus profond de cette inconscience béate, l’air de rien, revient l’appel furieux - un carnet sur la table de chevet, un livre parcouru, et au détour de ce livre, un mot, une phrase, un passage, qui vous assoit dans le lit : Putain, faut que j’y retourne aussi ! Et tant pis si c’est tremblant qu’on se lève, si celle qui vous aime vous dit de ne pas vous presser, qu’on est pas à un jour près. Viennent des mots qu’on croit devoir écrire sur le champ (d’honneur ?) comme si c’était les derniers et que demain on dût mourir. Qui m’a mis ça dans la tête ? Qui m’a mis ça dans le corps ? (Oh non, pas l’âme qui trop vite se mêle et met la main sur ce qui ne la regarde pas.) Mise au jour, mise au joug ? Autrefois (ça doit bien exister encore quelque part sur cette terre) on consacrait, dès leur naissance, des enfants malingres à la Vierge Marie. Et ils iraient vêtus de bleu tout le temps de leurs premières années. Est-ce de pareil talisman dont je suis le jeu, sur mon berceau, déjà, quelque invocation prononcée (par qui ?), ou bien quelques mois plus tard, à l’heure où je berçais entre vivre et mourir, quelqu’un (mais qui ?) aurait livré à la Cruelle mon être moribond en gage de sa survie ? Pourtant, enfant, je ne me souviens pas avoir été saisi de pareille intimation. A moins que ce ne fût à quelque présence stellaire que l’on m’eût alors voué et que la négociation, le deal, ce fût moi qui le conclût avec elle lorsque, me défaussant de l’appel à servir le dieu seul, on (Il ?) me proposa ce joug en échange, ou plutôt : me l’intima. Ou tu pries ou tu écris. Ou tu te donnes corps et âme à moi (Moi ?) ou c’est à elle que je te livre, et crois-moi (Moi ?) ce n’est pas miséricorde que te consacrer à elle. D’où, si souvent, la tentation de confondre les deux ? de me dire que écrire c’est prier et chercher l’impossible point de jointure entre les deux, écriture sainte, s’il en est, pieuse, spirituelle, à laquelle j’ai parfois succombé ? A la prétention de qui dit avoir consacré sa vie à écrire, voilà qui inflige camouflet et effacement. Tu ne t’es consacré à rien. On t’a. Il t’a. Mais qui, bon dieu ? Lui ? Peu importe finalement qui a dicté la loi quand elle est inexorable. Peut-être n’appelle-t-on "dieu" que l’improbable visage de cette inexorabilité. Ne reste plus que l’insolent Tu dois, tu peux – et vogue la galère. Sauf qu’il en faut pour ramer. Et me voilà au banc. Banc de nage, on dit. Et rien à voir avec la baignade ou les longueurs en piscine. Nage c’est cadence de rame. Piocher dans l’eau avec la pelle. Et j’entends le rescapé hongrois répéter qu’écrire c’est à coup de pioche, de pelle ! Joug, rame, pioche, pelle, galère – à se perdre d’images trop vite venues. Comment sinon dire ce qu’il en est de ce travail qui semble nonchalant, invisible, travail d’oisif, de rêveur, de musard, à peine si, d’ailleurs, le mot travail est retenu. Ne croirait-on pas, à certains moments, de quelqu’un qui écrit qu’il est en train de dormir ? La main s’agite, les doigts, mais le reste du corps dans l’immobilité, le passage à l’ordinateur n’ayant même pas réussi à faire passer cette activité à l’échelon aujourd’hui reconnu des praticiens de l’informatique. Sinon c’est quoi votre métier ? Et avec l’âge : Alors, cette retraite ? Jusqu’à ce que mort s’en suive, c’est ça ? A me demander, parfois, si ce n’est pas le joug qui me porte, ses échardes comme autant d’aiguillons sans quoi je serais déjà mort !

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