Petits points cardinaux

Michel Séonnet

5 - Sur les pas de Delacroix

Mon enfance niçoise m’avait habitué à emprunter quotidiennement des chemins par lesquels étaient allés d’immenses artistes, j’avais devant les yeux les paysages qu’ils avaient vus, dans la contemplation desquels ils s’étaient arrêtés pour peindre ou méditer, si bien que marcher c’était toujours un peu comme aller de leur pas, et voir, s’immiscer dans l’acuité de leur regard. Je n’avais qu’à traverser la rue, et la plaque sur le mur disait que Nietzsche avait vécu là, quelques portes plus loin c’était Matisse. Nietzsche je le retrouvais sur le sentier vertigineux qui conduit à Èze. Et lorsque je montais à Cimiez, Matisse à nouveau était là.

Est-ce de cela que m’est venu cet attachement particulier à ceux dont je me considère en quelque sorte comme le voisin ? Je n’ai pas à chercher plus loin, il y a là à portée de pas tout le bonheur et l’intelligence du monde, une vie ne suffira pas.

Le hasard (?) voulut que m’installant dans l’exil francilien je le fis dans le voisinage de Daudet (ça ne s’invente pas, j’en parlerai une autre fois à l’occasion d’un prochain livre à paraître), et plus décisif encore : celui de Delacroix, la forêt de Sénart en partage où il allait consulter les vieux chênes - chêne Prieur, chêne d’Antin - et croquer sans répit d’autres chênes moins remarquables mais qui donneront mouvement et couleurs à nombre de ses œuvres. Ainsi ces chênes dressés comme des juges supervisant le combat de Jacob avec l’ange en l’église Saint-Sulpice de Paris.
Plus que tout me réjouissait qu’il ait nourri d’aller-retour par le train Juvisy-Gare d’Austerlitz ses scènes de lions mêlant forêt (de Sénart) et fauves (du Jardin des Plantes) en d’exotiques compositions - Lutte entre le lion et le tigre, Lion et sanglier,...

Me serais-je autant laissé touché par Delacroix n’y eût-il cette proximité ?
Les arbres de la forêt m’introduisait à lui comme s’ils eussent gardé quelque chose de son passage.

Le chêne Prieur n’est plus.
Le chêne d’Antin a survécu longtemps comme une cuirasse vide aux manchons de laquelle poussaient pourtant d’étonnantes branches verdoyantes - jusqu’à ce que quelques imbéciles avinés transforment sa cavité en brasier, en délogeant toute sève, ne laissant plus, désormais, qu’une carapace sèche et noircie, quelque chose d’une sculpture que l’on dirait "post-moderne" si "post-moderne" c’est la vie vitrifiée.

* * *

Marchant dans les allées et les sentes de Sénart au regard de Delacroix, sa rêverie m’entraînait aussi aux corps de celles qu’il avait peintes, Odalisque prétexte, Fille aux yeux d’or, et la femme à barricade devenue Liberté du 28 juillet.

Est-ce là que je compris que celle qui était venue à moi était dressée à son image, aussi belle, aussi vivante ? Je l’avais rencontrée à quelques centaines de mètres de là à vol d’oiseau, de l’autre côté de la Seine, et désormais pour ma plus grande joie, ma peur aussi (on ne vit pas sans risque à côté de pareille), elle était ma compagne, ma libérante / en avance d’un sein / sur le grand réveil des corps. Je voulus croire que c’était sans le savoir en son honneur qu’aux jours du bicentenaire de la Révolution française on peignit sur le pignon d’une barre H.L.M. de la commune voisine où elle enseignait et où je l’avais rencontrée, une fresque à l’image du tableau de Delacroix.

Pour ce qui était des Odalisques, la Nationale 6 qui longe sur l’autre bord la forêt de Sénart en accueille par dizaines qui, pour la plupart venues de l’est, faute de peintre attendent des clients. Il s’avéra qu’un soir où je partais animer quelque atelier d’écriture dans les environs, j’en sortis littéralement une du caniveau où la neige et le froid qui se répandaient menaçaient de l’endormir. La forêt, la nuit, le femme, les tableaux de Delacroix, la fresque sur le H.L.M. et le feu qui avait vitrifié l’arbre multi-centenaire, ainsi fut écrit Betty qui se voulait un début de roman mais n’alla pas plus loin.

* * *

Ce fut donc évidence si, dans les mois qui suivirent la mort de mon amour, lorsque l’éditrice de L’Elan vert me demanda si j’avais un texte à lui proposer pour un album jeunesse dans sa collection Pont des arts, je répondis : La liberté guidant le peuple.
J’écrivis L’enfant aux pistolets qui parait ces jours-ci avec des illustrations de Bruno Pilorget.

mardi 31 janvier 2012

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