Petits points cardinaux

Michel Séonnet

Sur l’unique photo

Sur l’unique photo de cette époque que j’ai conservé de lui, on le voit en train de laver une de ces grosses gamelles de collectivités, camps scouts, colonies de vacances, il est dehors, il a neigé, il frotte la gamelle à l’eau d’un lavoir, pourtant on n’a pas l’impression qu’il fasse très froid, le soleil est sans doute venu contrecarrer les effets de la neige tombée la veille, à moins que ce soit la présence de la fille à ses côtés qui lui donne de l’ardeur, elle, ce sont des assiettes, des tasses, qu’elle lave à l’eau du lavoir, derrière eux c’est une sorte de bâtiment de ferme, la grange peut-être où ils ont dormi, dans le fond on devine d’autres jeunes gens et quatre cyprès dressés sur le ciel, au dos de la photo il est écrit : M. et H., ça leur arrive de travailler. Ampus, Noël 70, il vient donc juste d’avoir dix-sept ans, la fille, comme lui, est à peine sortie de l’adolescence, même si les filles, à cette âge là, donnent toujours l’impression de dépasser les garçons d’une tête, là où les garçons traînent encore pour longtemps leur enfance mal dégrossie, elles sont déjà pleinement femmes, ça qui attire les garçons, qui l’attire, il a déjà la réputation de collectionner les conquêtes, il a fait la connaissance de H. quelques jours auparavant, une des filles de son groupe de scouts l’a invitée à venir passer ces quelques jours de vacances avec eux, elle aussi liée de près au scoutisme, cheftaine de louveteau, quelque chose comme ça, ils n’ont pas mis longtemps à se séduire l’un l’autre, et là, dans ce petit matin glacé où le mistral a dégagé du ciel la neige et les nuages pour laisser se glisser ce petit goût de soleil, il est sans doute encore tout ému au souvenir de la nuit qu’ils ont passée l’un contre l’autre, dans le même duvet peut-être, et même s’ils en sont restés aux caresses et aux baisers il doit encore avoir dans le main l’empreinte du petit sein qui a fait son bonheur, quelques heures après que la photo ait été prise, ils vont se quitter, repartir chacun de son côté, c’est la première fille qu’il connaît qui n’habite pas la même ville que lui, mais du coup c’est quelque chose de totalement nouveau qui va s’ouvrir à lui : ils vont s’écrire, première correspondance qu’il a avec une fille, et il va découvrir avec étonnement qu’il peut y avoir autant de joie à faire tenir des mots sur la page qu’à tenir un sein au creux de la main, que ce sont des gestes très proches, il lui enverra des poèmes, les premiers poèmes qu’il écrit.

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