Petits points cardinaux

Michel Séonnet

Tanger

Parce que d’abord c’était cette sensation d’avoir à s’enfoncer à l’intérieur d’un corps mouvant de corps, d’être entraînée dans un mouvement d’agitation qui ne lui appartenait plus, où se singularisaient parfois des bras, des visages, des dos, des voiles, des paquets sur l’épaule, sur la tête, des charrettes à bras avec dessus des fruits, des pommes, des fraises (déjà des fraises !), des enfants vendant des cigarettes, des enfants essayant de rattraper un ballon, masse de corps mouvants mais sans bords, impossible de fuir puisque c’était même matière encore à chaque fois que s’ouvraient d’autres rues, sources, ramifications, la rue où elle essayait d’avancer à la suite de son guide comme une sorte de collecteur dans lequel ceux qui provenaient des ruelles adjacentes parvenaient à se glisser, l’étonnant étant de voir avec quelle facilité ce mélange se faisait, comment cette masse qui paraissait si compacte était en fait souple, malléable, rien ne semblait faire résistance à celui qui s’y déplaçait pour peu qu’il s’y abandonne, mais ça elle ne le voulait pas, se raidissait, corps étranger ballotté au milieu de tout ça, incapable d’adopter la mobilité de cette coulée humaine, et cette image de coulée pour elle c’était comme de la boue dans laquelle elle aurait pu disparaître, elle suffoquait, un tourbillon où elle allait se noyer - mais à quoi s’accrocher dans cette masse de corps ? dans cette foule sans heurts, sans contacts, presque, comme si toujours une sorte de voile d’air séparait les corps les uns des autres et en préservait la pudeur, l’intimité, les voiles des femmes ne faisant que matérialiser cette protection qui, bien loin d’être naturelle, semblait être elle aussi le fruit de conventions, d’habitudes, d’un savoir faire sinon un savoir vivre, jeu de passes et d’esquives, alors que pour elle qui en était dépourvue c’était chaque fois contact, heurt, sentiment de menace, d’agression, et même les mots lâchés ici et là à son intention : ! Holla ! Bonjour ! Hello ! How are you ? Que tal ? Ça va ? Bienvenue à Tanger ! étaient comme des coups portés dont elle n’arrivait pas à se mettre à l’abri, masse sans bords, sans refuges, et pas plus d’abri possible dans les encoignures des maisons de cette rue étroite puisqu’elles n’étaient elles aussi que successions de corps, mais commerçants ceux-là, marchands de tout, de nourriture, de vêtements, bijoux, colifichets, étals pour le touriste, Un souvenir madame ? devantures de poissons, de viandes, entrées de pensions bon marché, partout des yeux, partout des mains, des voix, des appels, des cris, et quand éclata elle ne savait d’où l’appel amplifié du muezzin ce ne fut pas (comme elle aurait pu le croire) un signal arrêtant tout, la mélodie sacrée imposant silence à cette agitation désordonnée, idolâtre, corps égarés qu’elle ramènerait à l’obligation de l’Unique, mais bien au contraire : comme si ce grouillement de corps, de vies, de commerces et d’échanges n’avait jamais eu d’autre rythme, d’autre mélodie, que ceux que la voix du muezzin déroulait maintenant, appel comme une plainte qui semblait monter de ce corps populace dispersé et muet, qui l’unifiait, le rendait digne de ce pour quoi il ne pensait même pas à s’arrêter, à faire silence, la voix du muezzin se contentant de faire entendre à quel point toute cette activité humaine était déjà louange à Dieu, Allah akhbar !, les hommes qui pénétraient à la hâte dans la mosquée, les chaussures à la main dès la rue, n’étant en quelque sorte que les délégués de cette agitation, ceux qui, répondant à l’appel, allaient, par la prière, en assurer la cohésion, toute la foule bruyante et désordonnée prise, à son insu, dans ce jeu séculaire d’appel et de réponse, Allah akhbar ! ceux qui continuaient à jouer aux dominos, à se disputer, Allah akhbar ! ceux qui vendaient et ceux qui achetaient, Allah akhbar ! et Louise, à son corps défendant, était prise par cet appel qui ne laissait plus place à quelque autonomie que ce soit, prise, oui, emportée, son vouloir devenu sans effet sur une réalité de corps et de prière à laquelle rien ne pouvait échapper, elle n’était plus rien, sinon cette main dérisoire qu’elle dressait comme un appel à l’aide au dessus de sa tête, au dessus de la foule (mais tellement au dessous du chant amplifié qui couvrait tout), et auquel son guide qui l’attendait devant une grille immense donnant sur un jardin se contentait de répondre d’un simple : Venez par là !, sa voix étrangement distincte dans tout ce brouhaha, un filin auquel elle pouvait désormais s’arrimer et accéder comme une sauvée des eaux à la respiration d’un espace dégagé. C’est là, madame, c’est votre hôtel.

Voir aussi : Tanger, côté mer.

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