Petits points cardinaux

Michel Séonnet

Un chant d’amour

Qu’ai-je encore à me soucier de ce Cantique, quand je suis en proie à la pire douleur ?
Saint Bernard – Sermon vingt-sixième sur le Cantique des Cantiques

1 - Je vous en conjure, n’éveillez pas, ne réveillez pas mon amour avant son bon vouloir.

Ce soir-là l’Aimé est venu tard, et lorsqu’il entre dans la chambre il ne voit de l’Aimée que le visage endormi à la faible lueur de la lampe de chevet. Il s’émeut de l’abandon d’enfant dans lequel elle sommeille, le front déridé, les yeux presque un sourire et les lèvres aussi qui à peine s’écartent pour que passe le souffle, chaque respiration comme une vague qui vient la déposer plus légère sur la plage enchevêtrée du coussin et des draps. Il voudrait exulter. L’Aimée, ces derniers mois, a si souvent dormi dans le tumulte et la douleur. Ou bien c’était déjà quelque chose d’un masque de mort qui venait hanter le teint cireux et les traits affaissés et lorsqu’il venait se coucher c’était dans la hantise du peu de souffle qui soulevait le drap. Il lui est même venu de passer la main devant son visage pour vérifier qu’elle respirait. De la voir cette fois si vivante dans son sommeil, il en est bouleversée. A peine s’il ose se pencher et du bout des lèvres un baiser dans son cou. Son corps est un appel. Mais non, il la laisse à la paix de ce sommeil difficilement acquis, il la caresse d’une prière appelant bénédiction et à son tour il se laisse bercer au bruissement de sa respiration.

2 - Ouvre-moi, ma sœur, ma compagne.

L’Aimé sait la longue cicatrice comme une flèche de peau brodée qui s’étire sous le drap au ventre de l’Aimée. Mais il ferme les yeux à l’image de ce corps qu’il a fallu ouvrir en deux sur ses propres viscères et la vie immobile à savoir de quel côté basculer. Pourtant, désormais, c’est un peu comme une parure, un signe de la victoire que l’Aimée a remportée sur le mal, pour ça qu’il aime du bout des doigts la suivre tout du long jusqu’à l’orée du bombé de chair pure que la blessure ne touche pas mais que le traitement chimique a défait de toute pilosité si bien qu’on dirait la juste place pour qu’une paume vienne y mouler son plaisir puis se laisse glisser jusqu’aux lèvres jumelles qui, doucement, s’écartent comme d’un fin sourire vertical.

3 - Tu me rends fou, ma sœur, ma fiancée

Comment peut-il s’en émouvoir encore celui qui l’a si souvent regardée, plus de trente ans, il compte, à guetter, lorsqu’elle se déshabille, l’instant béni du jaillissement des seins hors de leur enclos, ou bien, lorsqu’elle quitte le lit, la blanche rondeur des fesses, l’ombre claire du pubis hors la courte chemise. Il n’a d’autre patrie que ce corps désarmant qu’il a pourtant tant de fois parcouru mais qui, à chaque dénuement, lui semble terre à promesse d’une joie aux doigts de rose. Le moindre éclat de peau vaut pour sourire et complicité, et lorsque sur la chaise où l’Aimée a déposé ses habits veille la double lune du soutien-gorge qui garde un long moment la forme de ce qu’il a contenu, c’est toute la pièce qui en porte l’écho, une veilleuse de sa présence lorsqu’elle s’absente.

4 – Qu’est-ce qui monte du désert comme une colonne de fumée ?

Mais désormais ils se savent mortels. La mort n’est plus cette étrangère qu’à force de caresses ils croyaient pouvoir tenir à distance. Elle a pris place à leur table. Certaines fois l’impression que c’est elle qui au bord du lit tient la bougie et dans la peur ce cette lueur si noire ils n’ont d’autre recours que de faire tanière de leurs corps emmêlés. Comment pourra-t-il encore vivre celui des deux qui restera de ce côté-ci du sang ? Ils sont désormais entrés dans le temps du défi.

5 - Que tes caresses sont belles, ma sœur, ô fiancée !

"Dieu s’est endormi dans la chair", dit un texte attribué à Epiphane de Salamine qu’ils ont lu au matin de ce Samedi saint. Pas d’autre horizon que cette chair. Ils ont passé l’après-midi à écouter la Passion selon Saint-Mathieu dans cet enregistrement ancien d’Harnoncourt que l’Aimé a acheté la veille. Et c’est seulement au beau milieu de l’écoute qu’ils réalisent que ce jour-là est aussi l’anniversaire, trente-deux ans plus tôt, du début de leur vie commune. Ils en pleurent dans les bras l’un de l’autre en écoutant la fin de la Passion jusqu’à cette impensable berceuse qui vient border le crucifié en son tombeau : Gute Nacht ! Bonne nuit ! L’Aimée pleure comme si c’était à son propre corps brûlé par les rayons que ce Bonne nuit était promis. Pourtant, une fois couchés, c’est elle qui du fond de sa douleur, doucement, vient caresser l’Aimé. On fera ce qu’on pourra, elle dit. Ne sachant ce à quoi l’autorisera son corps épuisé par la violence des traitements. Ses seins amaigris. Son ventre creux. Un ventre imberbe de petite fille. Du bout des doigts, doucement, elle l’éveille. Et lorsqu’elle l’attire entre ses seins, lorsque l’Aimé en vient à jouir et blanchit sa blessure, c’est Merde à la mort ! tellement il l’aime.

6 - Comme un ruban écarlate sont tes lèvres

Il y eut tout ce temps où la brûlure des rayons a obligé l’Aimée à se rougir les lèvres d’un rouge apaisant, ça les faisait sourire tous les deux, elle qui sur le visage n’en avait jamais porté. L’Aimé aurait bien voulu, certaines fois, être lui-même ce dispensateur de douceur, mais tout ce temps les abords du ventre de l’Aimée étaient enclos de telles douleurs qu’elle le tenait en retrait de tout. Aux moments où, malgré tout, le poids de souffrance lui laissait un peu de répit et où elle devinait l’impatience de l’Aimé, elle caressait doucement l’érection de son sexe, et lorsque l’accablement des traitements lui laissait un peu plus de répit, elle se penchait sur lui pour hâter sa joie. Un jour elle lui avait dit : Je bois ta vie. L’Aimé n’avait d’autre souhait à ces instants que de verser en elle toute vie dont il aurait été capable, celle de sa semence nourrissant son espoir, et celle de sa prière demandant au maître de toute vie d’être attentif à la fragilité de leur joie : Vois comme nous-nous aimons !

7 - Du miel et du lait sont sous ta langue.

La première fois où, franchies les violences des rayons et de la chimiothérapie l’Aimé était revenu aux sources de l’Aimée, ce fut avec la lenteur que l’on accorde à ce qui est fragile, précieux, la cicatrice devant lui comme une frontière, ou un signal plutôt, une invitation à encore plus de prudence, quand il approche ses lèvres des lèvres de l’Aimée, c’est à peine s’il ose la toucher, comme une fleur qu’il éveille et pour toute eau une goutte de rosée. Il pourrait rester ainsi des heures, comme un veilleur, il se dit, un qui veille auprès de la vie, attendant qu’elle frémisse, ce n’est pas l’heure des longs emportements, il guette le retour du souffle qui la ferait onduler comme une brise légère, il sait qu’il n’y a pas d’autre signe de la venue de Dieu. A l’orée du sexe assoupi l’Aimé convoque les mots de gratitude avec lesquels depuis si longtemps il en aborde les promesses toujours nouvelles : Ton ventre est mon prie-dieu ! Il s’y tient à genoux confondant en un seul élan les portes du corps aimé et celles du Royaume.

8 - Ton ventre est un monceau de blé bordé de lis.

Pourquoi pas nous ? Au jour où leur fut annoncé le malheur qui venait sur l’Aimée et risquait de les emporter tous les deux, ils n’avaient su d’autre mots que cette parole les entraînant à leur insu dans le cercle des miséricordes. Oui, pourquoi pas eux alors que tout autour tant d’amis, de proches étaient atteints du mal ? Ce partage, ils le scellèrent d’une bouteille de Bourgogne et d’un psaume à haute voix. Mais le soir lorsqu’ils s’étreignirent dans le noir ce fut tout autant qu’ils pleuraient, la jouissance éclatant en sanglot, les larmes enfin les débordaient qui coulaient entre les seins de l’Aimée et venaient nouer au creux de leurs ventres scellés l’alliance du jouir et du souffrir, tous leurs sucs, leurs humeurs, toute l’eau dont ils étaient capables, les baptisant en cette guerre contre la mort.

9 - Je suis une fontaine de jardins, un puits d’eaux courantes.

Vierge de tant de fois l’Aimée que depuis plus de trente ans il retrouve au creux du lit mais aussi bien entre deux portes d’affairement. Mais la première fois de toutes, c’est d’abord le sourire de deux seins jaunes que l’Aimé a vu venir vers lui. Je te veux seule, murmura l’Aimé. Mais il sut aussitôt que la voulant c’était avec le monde battant en elle qu’il lui faudrait faire chemin. Monde sans répit. Douleur qui certains jours faisait à ce point trembler le corps de l’Aimée qu’il craignait qu’elle ne l’emportât. Même la colère, en elle, est toujours vierge. Et lorsqu’ils viennent l’un à l’autre c’est tout autant son corps que chacun offre à l’autre que cette passion outragée d’un monde à peine né.

10 - Je bois mon vin avec mon lait.

Dans le blanc froid de neige, ils s’étaient, ce dimanche matin, serrés l’un contre l’autre, chiens de fusil emboîtés comme des corps siamois. La houle les avait entraînés vers le plein éveil d’une jouissance sans heurts. Ccomme le souffle d’un Amen déposé dans le cou de l’Aimée avant de se relever. C’était un dimanche de janvier. Du Livre d’Isaïe on lisait, à la messe, ce chapitre 9 de toutes les promesses : "Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière..." Puis quelques versets plus loin : "Ils se réjouissent devant Toi comme on se réjouit en faisant..." Ils n’avaient pas entendu la suite. Leurs mains s’étaient serrés si fort l’une l’autre que la fin du texte s’était perdue dans l’écho de leur joie qui substituait aux paroles du psaume celles de leur propre réjouissance, un peu plus tôt, au réveil. Ô oui ! Ils se réjouissaient devant Lui comme ils s’étaient réjouis si peu de temps auparavant en se faisant l’amour.

11 - Mon chéri avance la main par le trou et mon ventre s’en émeut.

La main qui prie et la main qui caresse, dit l’Aimé, je n’ai jamais su les dissocier. Mais lorsque viennent les heures rivales de la caresse et de la prière, c’est l’Aimée qui, d’un seul geste, sait le mieux les nouer. Ainsi. Après que s’étant longtemps offerte aux caresses de l’Aimé, elle s’ouvre, le reçoit, s’attelle à lui et finit par plier sous la charge du jouir, dans le geste même où nimbée de sueur elle s’écarte de lui, reprend son souffle, elle ouvre le Livre et c’est au psaume 15 : "Ma chair elle-même repose en confiance." C’est dans les mêmes draps qu’elle fait jouissance et prière. L’Aimé la regarde encore, émerveillé. Lui revient ce passage de la Vie de Sainte Ida où il est dit de son union avec son époux, le comte Egbert : "Au moment où ils sont deux en une seule chair, il y a en eux une seule et même opération du Saint-Esprit."

12 - Les renards, les petits renards qui menacent ma vigne.

Ce furent bien des fois, pourtant, de longues routes silencieuses, comme si c’étaient deux chemins traversant le même pays mais à distance l’un de l’autre. Ou comme des langues différentes, chacun de son côté revenu aux déchirements de Babel faisant de chaque corps un autre incompréhensible. Parle comme-moi, disait l’Aimé à l’Aimée, alors je te comprendrai. Ils n’avaient plus la force de se réjouir de la parole de l’autre. Ils ne savaient jamais par quelles traverses ils en revenaient. Un geste. Des larmes. Ou bien de se trouver côté à côte face à un autre commun ? Les mains semblaient se retrouver comme au hasard de leur balancement. Nous sommes sous le coup d’une guerre totale, disait l’Aimé à l’Aimée, et pas plus que tant d’autres nous ne sommes à l’abri.

14 - Je viens à mon jardin.

Il la regarde encore sortant de cette robe de jean comme une naïade de l’eau. Les seins viennent après qu’elle dénoue comme une chevelure. Puis tout le corps à nu. Sur l’instant il comprend le geste de Bonnard qui, aussi âgée qu’elle fut, ne voulait que sa Marthe comme modèle sortant du bain. Il n’était pas aveugle. Et savait sur son corps le passage des ans qui ravine, flétrit, soumettant toute chair à l’impératif obscur de la pesanteur. Il savait. Pourtant, sur la toile, c’était ce corps épanoui qui naissait des couleurs. Bonnard ne trichait pas. Bonnard ne faisait pas prétexte de ce corps devant lui pour convoquer des souvenirs plus gracieux, des fantasmes peut-être. Bonnard peignait ce qu’il voyait. Et ce qu’il voyait c’était ce corps aimé dans la splendeur de sa venue, comme l’Aimé, à cet instant, regardant dans la glace l’Aimée qui s’y regarde, ne peut faire autrement que s’en approcher, passer les bras sous ses bras, et les mains soulevant ses deux seins, les offrir à leur vue. On devrait faire une photo, dit l’Aimée. Ou un tableau. Il peindrait des seins jaunes. Jaune aussi leur sourire comme à chaque première fois.

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15 - Que tu es belle, ma bien-aimée, que tu es belle. A la voir là, gisante, sur ce lit où elle ne s’éveillait plus, c’était la seule litanie qui venait au corps de l’Aimé, comme si à force de reprendre les versets du Cantique des cantiques il aurait pu arracher quelques instants encore à ce qui l’emportait. Reviens, reviens, Sulamite, Reviens que nous te contemplions. Mais elle fuyait comme de l’eau entre ses mains. Assis au bord de son sommeil, malgré les tuyaux, les capteurs, les cables et les fils, il se penchait vers elle et glissait doucement sa main sous le drap pour rejoindre un peu plus loin la chaleur de son sein, du bout du doigt il en lissait la pointe durcie, et lorsqu’il modelait sa main à sa forme arrondie, c’était, comme tant de fois, dans l’espoir qu’à force de présence la pointe vienne laisser au creux de sa paume le stigmate de leur amour. Que ressentait-elle encore ? L’infirmière disait que lorsque il était près d’elle les courbes s’agitaient sur les écrans de contrôle. L’Aimé voulait bien la croire. Une fois il avait dit à l’Aimée que sur son lit d’agonie il lui ferait l’amour et la réveillerait. Mais ce n’était que forfanterie, il le savait maintenant. Il n’avait d’autre manière de l’approcher que cette main déposée sur son sein et les mots qu’il murmurait à son oreille. Le Livre posé à côté du visage de l’Aimée, il avait entrepris de lui lire les Psaumes depuis le premier : Heureux est l’homme... Il n’alla pas plus loin que le vingt-septième : Ne reste pas sans me répondre, car si tu gardais le silence, je m’en irais moi aussi vers la tombe. Tout s’était défait en elle. Les médecins disaient que le pire serait désormais que le corps de l’Aimée persistât à dresser sa vivacité tenace et qu’elle demeurât ainsi, les reins anéantis, l’esprit éteint. Comment l’imaginer dans l’inexistence d’un corps qui ne serait plus que le prolongement du ahanement de machines bien impuissantes à lui donner la vie ? L’Aimée, ce silence ? Cette défection de tout ? Cela ne fut pas. Vint le moment où les médecins firent comprendre qu’ils ne pourraient plus longtemps la gaver d’adrénaline comme ils le faisaient jusque là. Ils augmentaient les doses. Les augmentaient encore un peu. Ils atteindraient bientôt la dose limite. Et ne pourraient plus alors empêcher sa vie de déposer ses restes sur la rive inabordée. Cette nuit-là, ils appelèrent. Quelques instants encore l’Aimé fut auprès de l’Aimée que l’on disait toujours vivante. A un moment il y a eu une petite sonnerie continue. C’est fini, dit l’infirmière. Pourtant l’artifice soufflait encore dans le corps de l’Aimée un simulacre de vie. On éloigna l’Aimé le temps de débrancher tout ce qui avait soutenu la vie de l’Aimée aussi loin que possible. Lorsqu’il revint, l’Aimée semblait presque égarée dans ce lit désormais bien trop large, bien trop blanc. C’est lorsqu’il s’approcha pour s’asseoir sur le lit à côté d’elle et glisser une fois encore sa main dans ses cheveux que l’Aimé découvrit ce sourire sur le visage de son Aimée. Sur le champ il pensa au sourire de l’ange de la cathédrale de Reims. Elle souriait, oui. A quoi ? A qui ? Sur le moment, il voulut faire de son sourire l’augure d’un apaisement qu’elle lui aurait offert. Mais quelques heures plus tard ce fut dans la rage des larmes qu’il refusait de partir, incapable de la laisser là, de revenir sans elle dans la pleine lumière du jour, comment pouvait-il, sans elle, soutenir l’insolence de ce ciel, de la mer, cette ville où il était né et où elle était venue mourir ? Il resta encore un peu. Puis on l’enleva d’entre ses mains. Il ne la revit plus.

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