Petits points cardinaux

Michel Séonnet

Nice, le bleu du galet

Première édition : Editions Point de Mire, 2004

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La première page :


Notre enfance n’avait que faire des marbres et de l’or. Nous ne savions pas où nous vivions. La mer nous était quotidienne. De la terrasse qui servait de cour sur le toit de l’école, on pouvait la voir se pourlécher d’écumes. Mais les jeux, les billes, les bagarres, les dictées réussies ou ratées tenaient bien plus de place dans nos vies, plus de peurs aussi, plus de charmes. Que nous importait à l’heure de la sortie, qu’en cet hôtel devant lequel on courait ait habité un grand peintre, dans celui-là un philosophe, que ce pâté de maison que l’on trouvait bien sale ait été palais, demeure de comtes, de barons, qu’ici ce fût un des hauts-lieux de l’art baroque, et que cette peinture au fond de l’église sombre où, en famille, on allait à la messe, eût place dans l’histoire de l’art ? D’ailleurs, nos parents n’en savaient guère plus que nous. Nous vivions là, c’était déjà assez compliqué. Et nous avions les problèmes de qui se débat dans cette énigme là. Les palaces ? Les limousines ? Nous savions bien que c’était un monde qui commençait à l’autre bout du Jardin Albert 1er. Le plumet sur le bonnet du groom de l’Hôtel Rhul en était l’avant-poste visible de loin. Mais ce qui comptait, pour nous, aux limites de ce Jardin Albert 1er, c’était (tout petit) de savoir si nous aurions droit de monter sur les ânes pour en faire fièrement le tour, puis (un peu plus grand) de déjouer les intrigues de la chaisière qui nous empêchait de disposer les fauteuils et les chaises bleues en slalom autour du kiosque à musique pour nos exploits de patineurs à roulettes, enfin (à l’âge de quitter l’école primaire) de parvenir à entraîner dans un endroit un peu plus touffu une de nos camarades de jeux qui nous aurait offert notre premier baiser. Autant dire que tout ce qui fait le décorum de cartes postales - ô saisons ! ô châteaux ! - tout cela nous était étranger. La richesse nous était étrangère. Le cosmopolitisme mondain nous était étranger. Bien sûr, si l’on avait été attentif, les propos d’un oncle jardinier chez "ces gens-là" auraient pu nous avertir et de leur prestige et de leur morgue. Nous n’étions pas aveugles. Mais les mots nous étaient étrangers qui à force de dépliants touristiques finissent par encombrer la vue. La "Côte d’Azur", nous la découvrions sur les affiches annonçant Carnaval et Batailles de fleurs. Nous vivions dans un triangle qui à lui seul était le monde, et c’est seulement maintenant que je devine qu’échoués là avec les nôtres nous nous étions réapproprié les antiques frontières de la ville : la mer, le château, le Paillon ; le port, la place Garibaldi, la place Masséna. Nous allions rarement plus loin. Et nous savions, sans que personne nous l’ait dit, que franchir ces frontières serait un défi.

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