Petits points cardinaux

Michel Séonnet

Jacques Stephen Alexis ou Le Voyage vers la lune de la belle amour humaine

PROLOGUE

Ce soir-là, la nuit avait mis du temps à couvrir de son ombre les mornes, les collines d’Haïti. Elle n’était pas pressée. Le vent caraïbe avait si bien dégagé le ciel que les dernières lueurs du soleil n’en finissaient pas de se retirer. La lune attendait son heure. Les étoiles n’étaient pas encore au rendez-vous.
Les enfants, eux, ne l’entendaient pas ainsi. Déjà, ils assiégeaient le conteur de leurs cris et de leurs piaillements.
— .. Allons, vieux hâbleur, fou à la bouche musicienne ! ... Vois ! les étoiles clignent leurs yeux pour la veillée. Allons, vieux menteur Allons, tireur, ne te fais pas prier ! ...
— Les contes, et vous le savez, se changent en tigres dévorants si la lune n’a pas encore battu la paupière. Il n’est pas tout à fait temps, mes cœurs ! ...
— Ainsi dit toujours le chanteur des carrefours, le compose des
veillées et récitant des contes enchantés. Regardez ! Le serein tombe
druement en fines aiguilles dans le cou. Viens sous le pérystile, griot, il est temps !
— Attendez que les anolis aient commencé à broder le soir de leurs
arpèges ...

Non, le conteur n’était pas pressé. Hésitait-il encore ? Était-il une
nouvelle fois victime de la peur ancienne qui taraudait le corps et cousait la bouche aussi fermement que les sacs dans lesquels, dit-on, des hommes avaient été enfermés vivants ? Il regarda autour de lui : il avait tellement de mal à y croire ! Pourtant c’était bien vrai. Les uniformes des Tontons Macoutes avaient disparu des rues. Plus personne, à la tombée de la nuit, n’avait à craindre d’être pris pour une peccadille, pour une parole un peu trop claire. C’en était bien fini des Papas Doc, des Bébés Doc et de toute leur clique sanguinaire. Mais cela avait duré si long- temps qu’il était difficile de se défaire des anciens réflexes : la peur est une habitude qui colle à la peau encore plus tenacement que l’odeur de pétrole dont n’arrivent pas à se débarrasser ceux qui ont eu la chance de trouver du travail dans les champs pétrolifères du Mexique. Oui, il n’y avait plus aucune raison d’avoir peur. Mais il avait préféré s’en assurer une dernière fois avant de commencer. Car le conte qu’il allait tirer ce soir lui aurait sûrement coûté la vie quelques années plus tôt. Toutes les histoires ne sont pas bonnes à entendre. Cela il le savait bien. Il en avait fait l’expérience, comme tous les "composes". Et comme beaucoup il avait préféré se taire, raconter des histoires plus anodines, même si ... on ne se méfie jamais assez des histoires. La plus douce, la plus éthérée peut receler des trésors de révolte et d’insoumission. Mais il faut savoir les écouter ... Et puis il y a celles qu’on ne raconte pas mais que l’on sait pourtant car on les a forgées dans le silence de la récitation intérieure. Il faut se méfier des conteurs. C’est comme la braise qui se fait oublier sous la cendre. Survient un coup de vent ...
Le vent avait soufflé. Il était prêt. Et lorsque les enfants revinrent à la charge, il ne se fit plus prier.
— Si fait, mes cœurs !.. La vraie sagesse est de conserver comme
un trésor ses yeux d’enfant et leur cœur chaud ! Puisque anolis, serein,
lune et étoiles ont donné le signal, écoutez ! Toutefois, êtes-vous prêts
pour les formules magiques ?
— Si fait, griot ! Positive !..
— Cric ?
— Crac !
— Time-time ?
— Bois sec !
— Tout rond, sans fond ?
— Bague !
— Le capitaine est derrière la porte ?
— Balai !
— Le capitaine est sous le lit ?
— Pot de chambre !
— Petit-petit emplit la case ?
— Lampe !
— Bougie !
— Lumière !
— Œil d’enfant !...

Alors, le conteur, devant les enfants pendus à ses lèvres, commença
d’une voix mal assurée, tremblante, émue de cette grande première, le
conte qu’il avait baptisé "Le voyage vers la lune de la belle amour
humaine". A ce simple énoncé, les adultes généralement blasés par ces
histoires cent fois répétées, ceux qui ne croyaient plus en entendre de
nouvelles et ceux qui attendaient le jour où quelqu’un tirerait celle-là,
tous s’approchèrent du conteur et aussi attentivement que les enfants,
redevenus enfants eux-mêmes, ils écoutèrent.



L’édition originale du Voyage vers la lune de la belle amour humaine comportait vingt-deux gravures de Ronald Curchod en têtes de chapitres. Elles ont été reprises intégralement dans la nouvelle édition. En voici la plupart.







































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