Petits points cardinaux

Michel Séonnet

L’atelier de Bonnard

Dans le coin du tableau, en bas, à gauche, il y a un visage, mais avant de le voir il faut que la rétine se déprenne de la trop grande lumière qui l’a saisie à cause de tout ce jaune mimosa qui se déploie sur la toile. Bonnard a souvent joué de ce jeu de fenêtre, les cadres, les reflets, l’harmonie de l’intérieur dialoguant avec celle du dehors, mais ici ne reste de l’intérieur submergé par cette lumière jaune (l’atelier du peintre) qu’une sorte de bordure rompant la perspective, et dans le coin, à gauche, juste en bas, la place de ce visage.
C’est le visage de Marthe. La femme aimée. Le modèle de Bonnard, aussi. Si souvent il l’a peinte dans l’une ou l’autre pièce, ou plus encore : dans la salle de bain, le baquet, la baignoire, la glace, son reflet sur les céramiques, corps de peinture si l’on peut dire, et peu lui importait alors la marque des ans sur son corps de chair, la vieillesse n’empêchait pas le pinceau de faire sa danse - et l’appel des couleurs.
Mais là : c’est le visage d’une morte.
Bonnard a commencé L’atelier au mimosa en 1939, à peine s’est-il installé dans sa maison du Cannet. Tout aussitôt, on le devine, subjugué par la couleur dansante du mimosa. Par sa vitalité apaisante. Et pourtant c’est à l’arrachement de la mort que ce tableau a du faire face. Bonnard ne le terminera qu’en 1946. Entre temps, en 1942, Marthe est morte. A quel moment, à quel état du travail a-t-il décidé d’y rajouter cette apparition de visage ? Nous ne le savons pas. Vient à l’esprit que ce pourrait-être comme une sorte de linge de Véronique, la toile fraîche déposée sur le visage de la morte, et l’empreinte qui en est restée.
C’est du moins ce qui me vient lorsque, visitant l’exposition inaugurale du Centre Pompidou de Metz, je me retrouve face à ce tableau. Je ne m’attendais pas à le retrouver là. Étonnement. Éblouissement. Bonheur des reconnaissances lorsqu’au bout d’un moment, effectivement, dans le coin du tableau le visage apparaît. Je ne vois plus que lui. Dans la lumière du mimosa. Dans le reflet du visage de mon amour elle aussi en allée et l’impuissance des mots à faire apparaître ne serait-ce que son ombre sur la page noircie.
Le visage de Monique.

C’était à la Tate Gallery, à Londres. Mais en quelle année ? "Frebruary - May 1998" indique le dépliant miraculeusement retrouvé. Et sur le premier rabat, quelques mots de notre fille souhaitant bon anniversaire à sa mère. "Avec trois semaines d’avance mais pour être à l’heure des vacances". Ce devait donc être début avril. Vacances de Pâques. Les enfants avaient dû trouver leur mère bien fatiguée de son trimestre de cours et avaient pensé que de l’envoyer passer quelques jours à Londres était la meilleure manière de l’obliger à vraiment faire une pause. Dans l’affaire, celui que j’étais alors n’était que l’accompagnateur. J’en avais joué pendant tout le séjour. Lui demandant même, au retour, de me délivrer un diplôme au cas ou d’autres personnes seraient intéressées. Tu es mon accompagnateur particulier, avait-elle dit en me bourrant de coups, j’ai le monopole ! Qu’aurais-je pu rêver de mieux que d’être à son entier service ? C’était cadeau aussi pour moi que durant ces quelques jours elle n’eût d’autre obligation que de se laisser faire. Il y eut les Prom’s. Il y eut une exposition Turney. Il y eut le marché de Camden où elle acheta un chapeau qui lui allait si bien. Il y eut Bonnard.
Sans doute avions-nous fait état devant nos enfants du bonheur dans lequel, quelques années plus tôt, nous avait mis ses toiles vues à la Fondation Maeght lors de l’exposition "L’œuvre ultime". Des splendeurs. Dont cet incroyable Nu dans le bain où le corps de la femme, la baignoire, la céramique se fondaient sans se perdre dans un ensemble que ne régissaient plus que les couleurs aux limites de l’abstraction. C’était Marthe, bien sûr. Encore Marthe. Une Marthe âgée posant dans la lumière. La réalité de son corps non pas travestie en quelque nostalgie de jeunesse mais rendue à sa puissance de formes, de couleurs. De désir aussi. Tant il est vrai que le corps aimé et le corps peint entretiennent toujours l’équivoque.
Ce tableau était-il à Londres ? Je n’en retrouve pas la reproduction dans le catalogue qui, à force de fouiller les rayonnages, a fini par refaire surface. Mais il y en a bien d’autres : Nu dans le bain, Nu dans le tub, Bain, Salle de bain. Marthe, toujours, à tous les âges de sa vie. Est-ce, de manière anecdotique, parce que la baignoire dans laquelle posait Marthe était semblable à celle de notre propre salle de bain, cuve en émail, pieds en pattes de lion ? Ou parce que, le temps passant (cela faisait déjà vingt ans que nous vivions ensemble), la persistance de l’attrait que j’avais pour le corps de Monique, le voir, le toucher, l’aimer, bien loin de faiblir semblait à chaque fois s’éveiller d’un désir toujours neuf : voir encore, toucher encore, aimer encore ? Le fait est que dans ce jeu à trois - le modèle, l’artiste, l’œuvre - nous nous étions retrouvés. Nous plaisait de nous sentir en écho à pareille force et de peinture et d’amour. Et elle m’avait lancé :
— Ça fait d’ailleurs longtemps que tu ne m’as pas écrit de poème !
Plutôt que de reconnaître ma difficulté à répondre à son attente, je répliquais que même si j’en écrivais des dizaines, et parmi les plus beaux qui soient, elle n’accepterait jamais que je les publie.
— Tu imagines que mes élèves lisent ça !
Elle en rougissait par avance.
Ce fut sa maladie qui, dix ans plus tard, réveilla en moi l’écriture de son corps. Comme une guerre à mener. Impérieuse. Totale. En appeler à toutes les forces de la vie. Je commençai un texte qui s’appelait Un chant d’amour. Chaque séquence en était introduit par un verset du Cantique des Cantiques. Celle-ci, par exemple, Séquence n° 15, Je viens à mon jardin - qui fait précisément référence à Bonnard :

Il la regarde encore sortant de cette robe de jean comme une naïade de l’eau. Les seins viennent après qu’elle dénoue comme une chevelure. Puis tout le corps à nu. Sur l’instant il comprend le geste de Bonnard qui, aussi âgée qu’elle fut, ne voulait que sa Marthe comme modèle sortant du bain. Il n’était pas aveugle. Et savait sur son corps le passage des ans qui ravine, flétrit, soumettant tout chair à l’impératif obscur de la pesanteur. Il savait. Pourtant, sur la toile, c’était corps épanoui qui naissait des couleurs. Bonnard ne trichait pas. Bonnard ne faisait pas prétexte de ce corps devant lui pour convoquer des souvenirs plus gracieux, des fantasmes peut-être. Bonnard peignait ce qu’il voyait. Et ce qu’il voyait c’était ce corps aimé dans la splendeur de sa venue, comme l’Aimé, à cet instant, regardant dans la glace l’Aimée qui s’y regarde, ne peut faire autrement que s’en approcher, passer les bras sous ses bras, et les mains soulevant ses deux seins, les offrir à leur vue. On devrait faire une photo, dit l’Aimée. Ou un tableau. Il peindrait des seins jaunes. Jaune aussi leur sourire comme à chaque première fois.

Ce fut ce Chant d’amour que je donnais à lire à Monique en ce dernier été de tous les espoirs. Le traitement qui avait été si violent était désormais terminé. Je la croyais guérie, sauvée, pas d’autre mot pour le dire, et dans la joie de son corps revenu je rendais grâce à tout vent. A lire ce Chant d’amour, Monique en eut les larmes aux yeux. "Il faudrait que tu puisses le publier sous un pseudonyme", me dit-elle. Mais moi : "Ce sera pour mes œuvres posthumes." Je ne croyais pas si bien dire. Mais je n’imaginais pas que ce serait elle en posture de morte, et "posthume" ce qui, parlant d’elle, lui survivrait.

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