Introduction à Gatti, journal illustré d’une écriture (extraits)
Artefact, 1987
Catalogue de l’exposition 50 ans de théâtre vus par les trois chats d’Armand Gatti (Montreuil, Avignon)
Aborder l’œuvre de Gatti, c’est accepter d’entrer sur un champ de bataille : celui de la bataille du siècle. Aussi nombreux que soient ses fronts, aussi diverses que soient les dates de ses hauts faits, c’est toujours la même bataille qui recommence.
Mais que l’on ne se méprenne pas. Si cette bataille trouve asile dans maints combats de ce siècle (de la Commune de Paris à la semaine spartakiste de Berlin, du maquis de la Berbeyrolle aux sierras d’Amérique centrale), les armes à détonations n’y ont pas la primauté. C’est une bataille où les mots, la conscience de l’instant vécu, comptent plus que les fusils. C’est une guerre du feu, antique, originelle. Une guerre contre le froid qui fige la création toujours inachevée. Une guerre, où du feu par instants conquis dépend le destin de l’homme et de l’univers dont l’homme est appelé à parachever la création. De ce feu, les mots sont les silex frottés d’où peut naître la flamme.
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La neige jusqu’à l’épuisement du regard. Et au milieu : un homme, à moitié nu, vêtu d’une simple chemise. Il marche. Va. Vient. Il cherche. Et lorsqu’il trouve : se baisse, se penche, s’accroupit et met genou en neige. Alors, de ses mains longues et fines, il fait un outil capable de plonger dans le blanc et d’en extraire l’empreinte d’un pas que la neige retient. Dix fois, cent fois il refait le geste. A chaque chute de neige, il revient. Et chaque fois, ayant extrait l’empreinte, il marche vers le feu allumé. Là, agenouillé encore, il combat et la neige et le feu dans le secret espoir de voir, là où la neige fond, se lever de l’empreinte le pas qui l’a laissée et renaître celui dont il fut marche, souffle, chant et péril. Ici commence l’écriture de Gatti.
Convoqués, ils s’avancent, longue procession venue de l’autre versant de la mort. Auguste (le père) marche en tête. Et ceux qui le suivent ne sont que le long héritage des foudroyés de la mort violente dont le fils a hérité. Leurs noms sont des lucioles ranimées dans la nuit qui s’abat. Ils s’avancent. Et leur murmure est un seul cri, repris, scandé : Je suis, j’étais, je serai. De leur passé eux-mêmes témoignent. Mais de leur présent ? de leur futur ? Ils sont entre les mains de celui qui les as convoqués pour qu’ils deviennent mémoire du futur. Dès que leur nom est prononcé, la bataille fantôme recommence, comme à la première aube.
Longue files de migrants arrachés à l’oubli, ils s’avancent. mais qui va les accueillir ? Car convoquer ne suffit pas. Encore faut-il offrir aux pèlerins d’une si longue route la chaleur des rencontres et la fraternité frugale du repas. Celui qui les as convoqués le sait. Il cherche la halte qui permette l’accueil. Sa recherche devient errance. Comme un berger suivi de son troupeau en quête de pâturage. Et il le trouve. Ici c’est une école. Là une ville. Là encore, c’est une région. Parfois cela peut même ressembler à un théâtre. L’errance a sa logique : on ne peut que coucher chez l’habitant. Des portes s’ouvrent. La porte ouverte devient écriture. Les gestes de l’accueil, sa grammaire. Lorsque les pèlerins repartiront avec celui qui les avait convoqués, dans chaque maison où ils trouvèrent accueil leur mémoire demeurera. Elle aura trouvé son futur.