La mort, à nouveau, est venue briser l’indolence des jours. Les vieilles larmes ont refait surface, exhumant ce cortège de morts que j’ai accompagnés durant des années, corbillard après corbillard. De ceux-là, G. fut le premier.
Longtemps, par pudeur (pour lui ? pour moi ?) j’ai gardé ce texte secret. Pourquoi le publier aujourd’hui ? Peut-être pour (me) rappeler que, plus que toute autre, l’épreuve de mort scelle notre humanité - elle en est tout à la fois le sceau et la clôture.
Les premiers mots que G. m’avait dits lorsque j’étais venu le voir à l’hôpital Tenon, c’était :
La foi qui me tient.
Puis, faisant allusion à des personnes qu’il avait connues, elles aussi confrontées à l’épreuve :
Qui peut dire qu’il n’a jamais appelé ?
Je connaissais G. depuis plus de trente ans. Et pendant très longtemps il avait été pour moi l’anarchie incarnée. Bakounine. Makhno. Cronstadt. Elisée Reclus. Auguste Blanqui. La C.N.T espagnole. Il vivait de ça. De cette révolte âpre, totale, continue, qui toujours avait été vaincue mais dont l’esprit jamais n’abdiquait, G. n’abdiquait pas. Mais au fil des années, étrangement (pourquoi "étrangement" ? ce parcours, d’une certaine manière n’était-il pas frère du mien ?), cette longue histoire de luttes dont G. gardait le souffle et que Blanqui, déjà, avait inscrite dans le mouvement éternel des astres, ce chemin l’avait conduit à s’ouvrir de plus en plus à bien plus large que lui. Le film qu’il avait fait sur l’abbatiale de Conques en avait été une étape. Puis un autre film sur les mutins de 14-18 qui, lui faisant parcourir les tranchées de Craone et de Verdun, lui avait fait rencontrer un vieux père jésuite qui en était l’historiographe, stèle mémoriale à lui seul. Le père jésuite était un adepte de Teilhard de Chardin. De Teilhard à Blanqui via l’éternité et les astres il y avait sans doute un passage possible. G. s’y était aventuré. Comme un chemin que l’on prend au hasard d’un carrefour sans avoir vraiment décidé où l’on va. Du coup, lorsqu’il en parlait, c’était toujours par la marge. Non pas des convictions qu’il aurait affichées mais des théories dont il se faisait l’écho, des hommes, plutôt (G. était sensible aux hommes), une poétique aussi. De fil en aiguille, sans jamais poser sa démarche comme une démarche de foi, G. avait réalisé un film sur des jésuites réfractaires. Teilhard. Le père Chaillet et le Témoignage Chrétien de Lyon. Quelques autres dont G. saluait la haute idée qu’ils se faisaient de l’homme et de ses combats. Puis il avait entrepris un documentaire consacré à Kurt Gerstein, "l’espion de Dieu" comme l’avait appelé Pierre Joffroy, un de nos amis communs. Kurt Gerstein était entré dans la S.S pour témoigner de l’horreur. Il avait pris des notes. Fait des rapports. Contacté les chancelleries. Le Vatican. En vain. Personne n’avait cru les descriptions pourtant précises que Gerstein donnait de l’extermination des Juifs dont il était le témoin. A la fin de la guerre, son témoignage n’avait pas davantage était reçu. Sous prétexte qu’il était dans la S.S il n’avait pu témoigner au procès de Nüremberg. C’était cela qui avait conduit G. à réaliser ce film. Arte lui avait demandé un documentaire pour commémorer le procès. Il avait dit : Ce sera Gerstein. Pour G. la trajectoire de Gerstein était bien évidemment une expérience mystique. De cela aussi il voulait rendre compte et tenait à ce qu’il y ait aussi une séquence sur Dietrich Bonhoeffer, un autre "résistant mystique" (c’était peut-être d’ailleurs cela le véritable sujet autour duquel tournait G. : une mystique de la résistance). G. m’avait demandé si je voulais bien parler de Bonhoeffer dans son film. Mais il était tombé malade. Alors que pour les besoins du film il se trouvait en Allemagne, près de Hambourg, sur les lieux témoins de cette résistance, G. avait été pris d’absences. De délires. On avait du le rapatrier d’urgence. Il avait accepté que je vienne le voir à l’hôpital Tenon.
La foi qui me tient !
Jamais G. ne m’en avait parlé aussi directement. Jamais je n’avais osé l’interroger. Il savait que j’étais croyant. Je devinais qu’il le devenait. Je le laissais à sa pudeur. Plusieurs fois, lorsqu’il m’appelait pour qu’on se voit, j’avais eu l’impression que cette fois il allait m’en parler, que c’était pour cela qu’il voulait qu’on se voit. Mais lorsque nous nous retrouvions dans une brasserie, à Paris, nous restions à la marge. Dans l’écho, en quelque sorte, de ce qu’il fallait bien appeler notre vie intérieure. Sauf ce jour là. Où d’entrée il avait voulu mettre nos échanges sous le signe du sens et de la foi. Devinait-il sur quel chemin il était engagé ?
G. racontait.
Ce n’était pas des discours qu’il tenait. Mais des phrases. Lâchées. Comme des petits cerf-volants qu’il aurait mis au vent. Glissant. Tombant. Se reprenant. Il arrivait que les mots viennent à lui manquer. Qu’ils se dérobent devant sa parole.
Il faut qu’on trouve, il disait. On va trouver.
Comme si de ce mot à trouver dépendait déjà un peu de sa survie.
Hier, il disait, le ciel était si lumineux que j’ai eu le désir de transformer ce ciel en prière.
Il semblait être entré à l’intérieur même du mystère.
Ce que je regrette, il disait, c’est de ne pas avoir pu dire à mon équipe, en Allemagne, que j’avais le désir d’entrer dans une église, de me recueillir.
Si je dis à ma sœur que je suis croyant, que je veux croire, continuait G., elle va penser que je suis devenu fou.
Qu’on le croit fou ! C’était sa grande peur. Exacerbée depuis qu’il était entre ces murs. Il était persuadé qu’on l’espionnait. Qu’on l’écoutait. Il était aux aguets dès qu’il y avait du bruit dans le couloir. Ou lorsqu’il entendait un cri (il y avait effectivement des cris). Peut-être était-ce d’avoir passé tant d’heures en compagnie de Kurt Gerstein contraint, lui aussi, de dissimuler. Il restait sur le qui-vive. Et tout ce qu’il disait d’important était dit à voix basse. Commençant nombre de ses phrases par :
Ça va te paraître étrange, mais...
Souvent c’était le mot "épreuve" qui lui venait. Ou le mot "don". L’importance du don. De l’offrande. De la grandeur de ceux qui savent eux-mêmes être don à travers leur souffrance. Disant cela, lui-même était à nu, immensément fragile, entièrement donné à ce qu’il essayait de dire, au bord de ne plus être, peut-être, laissant venir les mots, et des larmes dans les yeux lorsque sa parole se faisait trop intense.
Sur sa table de nuit il y avait un exemplaire de Fureur et Mystère de René Char (une autre forme de mystique de la résistance !)
Je lis ça, il avait dit.
Je n’en étais pas certain. Ne croyant pas qu’il était encore capable de lire. Lorsque je l’avais quitté, je lui avait dit que la prochaine fois, s’il le voulait, je lui en lirai des pages.
Et je m’étais précipité dans un café pour pouvoir le plus vite possible noter dans mon carnet tout ce qu’il m’avait dit.
Il n’avait fallu que quelques jours pour que tombe le diagnostic : maladie de Creutzfeld-Jacob. Il n’en avait plus que pour quelques mois. A se dégrader chaque jour un peu plus. Dégradation physique. Dégradation psychique. Bientôt il ne bougerait plus. Ne parlerait plus. Ne pourrait plus respirer sans assistance. Bientôt il ne respirerait plus.
Puisqu’à Tenon on ne pouvait rien faire pour lui, la compagne de G. avait insisté pour qu’on le laisse rentre chez lui.
J’étais venu le voir.
Nous parlions.
De son travail, encore. De son film. Des séquences qu’il lui restait à tourner. Savait-il à quel point il était atteint ? Il était inquiet. Il voyait bien que la mémoire, souvent, lui faisait défaut. Mais il tentait de tenir l’inquiétude à distance.
Avant, il disait, je m’angoissais de ne pas retrouver, mais maintenant je ne me fixe pas dessus, si ça doit revenir ça reviendra, sinon c’est peut-être que ce n’est pas si important que ça.
Ce qui le perturbait c’était l’appréhension de l’espace. Tantôt la pièce lui semblait très petite. D’autrefois un objet lui paraissait démesuré. Revenait maintenant comme une obsession la crainte des médecins de l’hôpital qu’il prenait pour des militaires. Mais qui d’autres que des militaires auraient pu l’obliger à faire le salut militaire ? Cela faisait partie de la panoplie de tests "psychomoteurs" qu’à l’hôpital on lui faisait passer chaque matin.
Tu crois pas qu’ils pourraient plutôt me questionner sur les titres des pièces de Beckett ?
Il était rassuré de savoir que l’on priait pour lui.
Je ne suis pas seul, il disait.
Moi, j’avais le sentiment de ne pas être totalement en vérité devant lui. Dans quelques mois, il serait mort. Jusque là je m’étais laissé conduire auprès de lui par ce que j’appelais la main de l’ange. Mais désormais ? Quelles victuailles pour le passage étais-je capable de lui apporter ?
Une semaine plus tard eut lieu le mariage de G. et de sa compagne. Ils vivaient ensemble depuis près de trente ans mais n’y avaient jamais pensé. En raison de l’état de santé de G., un adjoint au maire de l’arrondissement assisté d’un greffier avait fait le déplacement jusqu’à leur appartement. Pourquoi G., ce jour-là, s’était-il mis à parler avec l’accent marseillais ? Était-ce pour donner à l’événement une ambiance de fête qu’il chantait "Une partie de pétanque ça fait plaisir, tu la vises et tu la manques..." ? Ou alors parce que c’était exactement ce qu’il lui arrivait : tout ce qu’il visait (table, chaise, objet), il le manquait ! Le mariage eut lieu. Et G. s’appliqua à prononcer (sans accent cette fois) les paroles rituelles. Mais pendant toute le rituel il ne cessa de me faire des clins d’œil complices. Complices de quoi ? Du simulacre de la vie qui continue que nous jouions tous ensemble ? Il me manque déjà, me dit sa compagne (son épouse, désormais) au moment où je les quittais. Pour ma part je comprenais que désormais il n’y avait plus que la prière et l’intercession pour le rejoindre par delà son esprit délabré.
Quelque jours après, G. retournait à l’hôpital Tenon. J’allais le voir. Et les premiers mots, cette fois, c’était :
Le difficile apprentissage de la souffrance.
Tout lui était de plus en plus difficile. Parler. Avaler. Bouger. Il avait des tubes partout. Des sondes. Des hallucinations, aussi. Il voyait du feu. Parlait encore de militaires. Tous les bruits semblaient le blesser. Les sirènes d’ambulance. La circulation à l’intérieur de l’hôpital.
La rumeur du monde, je lui dis.
Et lui :
J’aime bien quand tu parles comme ça.
Puis d’un coup :
(mais comment reproduire de pareilles paroles pourtant glanées mot après mot à sa bouche ? comment les laisser se poser sur la page sans qu’elles ne soient aussitôt saisies par le froid glaçant de ce que l’on ne peut entendre ? comment entrer avec des mots communs dans ce mystère que G., ce jour-là - et ceux qui suivirent - essayait de me faire partager, son seul interlocuteur, peut-être, en ce domaine ? comment, surtout, laisser entendre que ce que G. me transmettait ce jour-là n’était pas le contre coup d’une folie - comme G. craignait tant qu’on le dise -, ou d’une peur - comme on veut croire, comme souvent les croyants eux-mêmes ont voulu le faire croire, la peur de la mort devenant le meilleur argument pour forcer la croyance en Dieu ? )
Je ne voudrais pas rater ma rencontre avec le Christ.
Il reprenait son souffle.
Je voudrais toucher le Christ, arriver jusqu’à lui.
Mais il avait peur que ce ne soit pas possible.
Peur de m’être tourné trop tard vers lui, il disait.
J’espère quand même que Dieu ne me rejettera pas. Je suis un homme libre, personne ne pourra me l’enlever.
Il y a tellement de gens qui ne prient pas, il disait.
Maintenant les phrases venaient de manière sporadique. Je mettais toute ma concentration à les accueillir, ne rien en perdre. Je sentais bien qu’il était entré dans une étape où l’on n’avance que seul. Je me tenais là. A ses côtés. Témoin bouleversé. Essayant de me faire aussi nu que lui.
Il disait qu’il avait un cap à franchir. Qu’il ne voulait pas rester seul. Il avait très peur de laisser seule sa compagne. Que moi aussi je reste seul.
A un moment il avait demandé s’il y avait eu des messes.
A midi, lorsque l’Angélus avait sonné et que je lui avais rappelé les paroles de la prière :
Oui, c’est ça, Qu’il me soit fait selon ta parole.
Plus tard il dira :
J’avais peur de faiblir.
Faiblir en quoi ?
Il ne répond pas.
Poursuit :
Mais la foi s’affermit.
Le lendemain il était encore plus affaibli. Ne finissait pas les phrases qu’il commençait :
Je me suis précipité.
Je suis très en retard.
Je suis trop timide.
Impossible de lui faire préciser ses pensées.
Il avait des moments de terreur, aussi. Et plus que tout, la peur de :
Dire des conneries.
Il écoutait Bach. Gould. Les Partitas. Et aurait voulu que je mette les enceintes sur la fenêtre pour que tout le monde puisse en profiter.
On passe à côté de ce qui est important, il disait.
L’impression qu’il se retirait chaque jour un peu plus.
Je revenais quatre jour plus tard.
Dans ses rares moments de présence, il disait :
Difficile de faire avec l’ancien et le nouveau.
Revêtir l’homme nouveau ? je demandais, croyant qu’il faisait référence à Saint-Paul.
Il ne répondait pas.
Il disait :
Difficile de faire avec celui qui vient.
Il disait :
J’ai oublié le Corps du Christ.
Il disait :
Je vais recevoir le Saint-Sacrement, après ça ira mieux.
Il me tenait la main. Me retenait comme s’il voulait s’assurer que j’aie bien compris ce qu’il disait..
Il va bien vouloir ? il disait.
La fois d’après, j’avais apporté la communion pour G. comme je croyais qu’il me l’avait demandé.
Mais il somnolait.
S’éveillait par instant à des mots.
A l’intérieur de mots, peut-être.
Des fulgurances qu’il délivrait d’une voix douce :
Est-ce que l’appel ne peut pas être dans le non-appel ?
J’ai failli passer à côté, il disait.
Il parlait de la beauté des fleurs qu’il avait devant lui.
Et lorsque je lui demandais si je pouvais faire quelque chose pour lui :
En matière d’écriture, c’est certain.
Il disait qu’il y avait des questions qui me feraient plaisir. Des questions sur lesquelles on pourrait s’attraper.
S’attraper - c’était ce mot.
Et moi je l’attrapais au corps pour qu’on se tienne l’un à l’autre.
Il était déjà si loin.
A une étape où, déjà, il devait profiter d’autres médiations que celles de nos mots partagés.
Cela n’avait donc aucun sens que je lui donne la communion dont il n’aurait même plus conscience. Celui que je voulais lui apporter m’avait depuis longtemps devancé. Il était déjà avec lui, et de manière bien plus intime.
Au moment où j’allais partir il me demanda si j’avais des nouvelles de Michel Séonnet. Était-ce la maladie ? les fortes doses de médicaments qui lui faisaient perdre conscience des identités ? Ou bien était-ce, venue de bien plus loin, une question à moi posée, radicale, directe : Il en est où de toutes ces questions le Michel Séonnet qu’il a devant lui ? Comment il fera avec sa foi anémique lorsque pour lui aussi arrivera ce moment ?
A ma visite suivante, G. dormit tout le temps. J’avais apporté L’Hymne à l’Univers, de Teilhard, dont je voulais lui lire des passages. Je renonçais.
Deux jours plus tard, G. mourrait.
Les obsèques eurent lieu le 4 octobre, jour de la saint François. Ce furent des obsèques laïques, puisque G. n’avait rien demandé d’autre. Nous fûmes plusieurs à intervenir. Gatti, d’abord, qui semblait haranguer notre ami mort : Ce n’est qu’un au revoir mon frère ! Puis une jeune femme que je connaissais pas. Quand vint mon tour, ne voulant pas outrepasser la pudeur de G., je me contentais de parler de son "expansion" dont j’avais été le témoin tous ces jours et je lus le passage de L’Hymne à l’Univers qu’à l’hôpital j’avais gardé dans ma poche.
Puis ce fut Pascale, la productrice de G. à Arte. Elle parla de l’effort de G. à préparer son passage. Et comme si c’était manière de sceller ce qui nous avait unis G. et moi pendant tant d’années et qui s’était révélé de manière si vive ces dernières semaines, alors même qu’elle ne me connaissait pas, elle ouvrit un exemplaire de Sans autre guide ni lumière, le livre que j’ai écrit sur Dietrich Bonhoeffer. C’était celui de G. Elle lut les passages qu’il y avait soulignés. Et ce fut comme si, de là où il était, il me parlait encore.