Au mois d’avril 2088, je fus jeté à terre. Je crus mourir. La médecine diagnostiqua un foudroiement du nerf vestibulaire qui me privait de tout équilibre. Pendant des jours je fus incapable de me lever. Un virus en était la cause. Mais bien plus encore, qui avaient créé les conditions de possibilité de ce virus : un mois plutôt, ma sœur était morte ; et presque simultanément, mon éditeur m’avait refusé un roman sur lequel je travaillais depuis plusieurs années. Le jour précédant la chute, j’avais écrit dans mon journal que le mieux en de pareilles circonstances serait sans doute de mourir. Lorsque je me retrouvai à terre ce fut dans la terreur d’avoir été exaucé.
Je recommençais à marcher. En me tenant au mur. Au bras de mon Aimée. Mais lorsque j’essayais de lire, les lettres tanguaient sur les pages trop pleines des mots. Je ne parvenais à lire que de brefs poèmes.
Il arriva que lorsque je fus à nouveau capable de lire sur l’écran de l’ordinateur, un des premiers mails que je reçus ouvrait le blog que tenait Yves Ughes, un ami poète. Ce jour-là, il offrait en phylactère d’une photographie de l’Aubrac sous la neige, un poème de René Char, Encart.
Les routes qui ne promettent pas le pays de leur destination sont les routes aimées.
La générosité est une proie facile. Rien n’est plus attaqué, confondu, diffamé qu’elle. Générosité qui crée nos bourreaux futurs, nos resserrements, des rêves écrits à la craie, mais aussi la chaleur qui une fois reçoit et, deux fois, donne.
Il n’y a plus de peuple trésor, mais, de proche en proche, le savoir-vivre infini de l’éclair pour les survivants de ce peuple.
La pluie, école de croissance, rapetisse la vitre par où nous l’observons.
Nous demandons à l’imprévisible de décevoir l’attendu. Deux étrangers acharnés à se contredire - et à se fondre ensemble si leur rencontre aboutissait !
En amour, en poésie, la neige n’est pas la louve de janvier mais la perdrix du renouveau.
Le blog précisait que ce poème était tiré du Nu Perdu et figurait à la page 466 de l’édition de la Pléïade. Toute l’oeuvre de Char était là. Sur une étagère de la bibliothèque. A portée de main. Des livres sur Char. Des livres autour de Char, peintres et poètes. Depuis combien de temps n’avais-je pas ouvert un de ces volumes ?
Encart appartenait bien au recueil Le Nu Perdu. Mais dans cet ensemble il relevait d’un petit groupe de poèmes d’abord publié de manière indépendante chez G.L.M. et intitulé Le Chien de Coeur.
La lecture de l’incipit me laissa dans la fièvre plus extrême. De quel ange associateur étais-je devenu l’objet ?
Dans la nuit du 3 au 4 mai 1968 la foudre que j’avais si souvent regardée avec envie dans le ciel éclata dans ma tête, m’offrant sur un fond de ténèbres propres à moi le visage aérien de l’éclair emprunté à l’orage le plus matériel qui fût. Je crus que la mort venait, mais une mort où, comblé par une compréhension sans exemple, j’aurais encore un pas à faire avant de m’endormir, d’être rendu éparpillé à l’univers pour toujours. Le chien de coeur n’avait pas geint.
La foudre et le sang, je l’appris, sont un.
... les ténèbres, le foudroiement, la certitude que la mort vient et elle ne vient pas..., quels liens de communication mystérieuses s’étaient établis en moi et autour de moi pour que, par une sorte de téméraire spirale, l’appel de poème qui m’avait rendu capable de surmonter le vertige, me conduisit de manière aussi directe à ce texte qui en décrivait la violence de foudre ? Je me dois d’ajouter qu’en ces mois-là, la compagne de l’ami qui, par son blog, m’offrait ce poème, était depuis des années frappée de grave maladie. Que mon Aimée suivait alors une douloureuse chimiothérapie. Et que la semaine précédant le diagnostic de son cancer, nous avions tous les deux traversé l’Aubrac à pied par le chemin menant à Saint-Jacques de Compostelle ? Fallait-il regarder cette neige tombée sur un paysage qui nous avait émerveillés avec la rigueur de voyant qu’invoquait René Char :
En amour, en poésie, la neige n’est pas la louve de janvier mais la perdrix du renouveau.
Char m’était offert comme un appel. Je ne pouvais qu’y répondre.
Mais il fallait pour cela que je revienne aux tout premiers jours. A cette exaltation qui avait frappé le jeune homme de dix-huit ans que j’étais à la découverte de cette poésie. « René Char » avait été le nom ouvrant un monde d’eau, de terre, d’astres et de mots dans lequel j’avais alors chiné les instruments d’une naissance.
Que je le retrouve à l’heure où j’étais jeté à terre n’était, de toute évidence, pas fortuit.