Petits points cardinaux

Michel Séonnet

Hermann Broch - Devoir, devoir terrestre, devoir de secourir...

Petit livre d’heures à l’usage de ma soeur- P. 48

Devoir, devoir terrestre, devoir de secourir, devoir d’éveiller, il n’y a pas d’autre devoir, et même l’engagement de l’homme envers le dieu, l’engagement de dieu envers l’humanité, c’est de venir en aide.
La mort de Virgile, Editions Gallimard.

Mais peut-être que ça les use, les mots, de trop les recopier, ça les délave, l’œil s’habitue et la bouche se fatigue de les dire, ce n’est plus qu’un filet d’air, ou alors c’est gueulé, tambours et trompettes pour que ça passe malgré tout, qu’est-ce qui fait que malgré tout ça tient, et quand on les regarde c’est comme si on ne les avait jamais vus ? - ça, cette phrase de La mort de Virgile d’Hermann Broch, comme si c’était le ressac des vagues qui l’avait fait sortir du livre, et poussée là : sur le point de mourir, Virgile a décidé de détruire son Enéide, mais peu à peu (poussé par quoi ? par qui ? par l’ange ? par l’enfance encore possible ?) il refait le chemin de la nécessité des mots et reconstruit la croyance : oui, le livre ; oui, ce livre ; oui, le choix toujours à refaire pour que le mot ne s’ensorcelle pas de sa seule habileté, de sa seule capacité à faire trembler l’air des sensations, des prestiges, des honneurs ; oui, L’Enéide : et ce qu’il invoque, alors (ô, ce livre comme si c’était un pan du monde plus vrai que le monde !) c’est quelque chose de honni de bien des littératures : devoir de secourir, devoir de venir en aide, devoir écrit là dans le temps de l’exil puisque Broch vient de quitter l’Autriche, ses livres autodafés, le dernier, Le tentateur, ne faisait qu’annoncer comme à parole d’oracle le désastre qui venait, la puissance de fascination qui allait régner et devant laquelle tout succomberait - que ce soit à ce moment-là que le devoir de secourir s’impose comme devoir de la littérature ! que ce soit dans pareille langue, dans ce qui est un des sommets de cette manière d’inventer le monde que l’on appelle littérature (ô, ce livre, que je lis et relis, parcours inépuisés tellement de page en page la ferveur est intense, la beauté, le vertige tenu à force d’enlacement des phrases), que ce soit à cette époque et dans cette langue : ça qui oblige et qui enhardit à dire que la littérature n’est plus quand au marché aux renoncements, elle se vend en délation et en complicité du meurtre même si usant de tous les effets de langue - et ce mot de devoir, ce mot de secourir, comme si c’était leur première fois.

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