Petits points cardinaux

Michel Séonnet

Betty

(En ce temps-là, un delacroix c’était 100 francs)

On ne sait jamais où cela conduit cette part infime du ciel qui tout à coup se détache et se dépose entre vos mains. On dit hasard. On dit ange. On ne sait pas ce qu’on dit. On voit une forme étrange au bord de la route, quelque chose comme une détresse, il pleut, il fait froid, la nuit est déjà là, un instant vous est donné. Et sans l’avoir vraiment décidé, simplement à répondre, là, à la traversée de cette forêt, vous arrêtez votre voiture au bord de la nationale, et vous sortez dans la pluie au devant de ce que vous ne connaissez pas.
Il faut du temps pour comprendre qu’il s’agit d’une femme.
Parce que d’abord c’est seulement de la boue, un bloc de boue que vous essayez de tirer de la boue, du fossé, une masse à forme humaine (bras, tête, jambes) mais une forme tellement informe que c’en est presque comme une sorte de préfiguration d’humain, un bloc non dégrossi, à peine une ébauche, qui a du mal à se mettre debout, à remonter le talus, elle glisse, vous tirez, elle glisse encore et presque vous entraîne, mais elle s’accroche, elle se débat, comme une sourde révolte contre cette terre qui voudrait la garder, n’en faire que de la terre comme tout ce qu’elle finit par absorber (feuilles, branches, arbres entiers, mais animaux aussi, et des humains qui s’y laissent tomber et ne se relèvent pas), alors vous calez les pieds pour ne pas être emporté, vous tirez encore plus fort, vous donnez même de la voix : Allez, encore un effort, vous y êtes presque, comme si maintenant c’était devenu une affaire entre vous et cette terre dévoreuse, une affaire personnelle.
Si bien que vous oubliez tout. La nuit. La pluie. Et ceux qui vous attendent, à quelques kilomètres de là, dans une salle éclairée, bien chauffée, si près et pourtant bien loin de ce combat dans lequel vous vous êtes engagé, un combat paré de bien des signes du dérisoire (deux êtres dans la nuit, si petits, anonymes, deux presque rien pour guère plus qu’un effort contre les intempéries) et dans lequel vous luttez pourtant comme si de son issue devait dépendre : quoi ? votre vie ? la vie de cette ébauche humaine maintenant agrippée à votre bras et que vous tirez, tirez, jusqu’à ce que finalement elle vienne s’affaler sur le haut du talus ?

Maintenant elle est debout, visage vous faisant face, comme un pâle sourire maculé de terre, la perruque de travers, un souffle épais d’alcool, et les mains qui essaient de remettre de l’ordre à la veste trempée, au chemisier défait, à la jupe si haut montée que c’est presque comme s’il n’y en avait pas.
Elle n’a plus qu’une chaussure.
Elle tient à la main comme un dernier trésor une poche de supermarché. Dedans, une bouteille. Qu’elle sort du sac. Qu’elle tend comme à dire : Tu en veux ? Mais la bouteille est vide. Vide. C’est le premier mot qu’elle prononce. Qu’elle souligne d’un mouvement du bras qu’elle voudrait ample, théâtral, mais qui suffit à la déséquilibrer.
Elle tombe.
Je la retiens.
Presque aussi boueux qu’elle, maintenant.
Éclairés par les phares des voitures qui passent, qui éclairent la forêt, les arbres. Cette femme et ces arbres. Les arbres de la forêt où ceux peints des tableaux ? Plus d’un siècle à pousser, à mourir, à tomber arbres secs, puis pourris, puis remplacés par d’autres, arbres nés ce ces arbres, nouveaux arbres plus jeunes mais qui ont le même âge, arbres centenaires à la place d’autres centenaires. Les mêmes que ceux devant lesquels le peintre a ouvert ses carnets, disposé ses aquarelles.
Et la femme au milieu.
Comme de terre, les arbres eux aussi, vieux chênes creusés de mousses. La peau d’écailles comme une maladie. Ou d’usure. Ou comme s’ils avaient voulu changer de règne, troquer la sève contre la pierre, la vie contre un destin fossile faisant d’eux des vestiges.
Devant lequel faire s’adosser la femme, le tronc comme un manteau autour des épaules ? Ou mieux encore : comme ces chapes des prêtres d’autrefois qui semblent tenir toutes seules surchargées de motifs, d’ors, de couleurs lourdes et raides, logement plus que vêtement à l’intérieur duquel le célébrant semble se blottir, se cacher presque, cacher son humanité de salle de catéchisme, de comptoirs de café, pour devenir simplement l’âme de cet habit ?
— Allez, venez. Vous n’allez pas rester là.
Elle cherche sa voiture. Sa camionnette, plutôt. Elles ont toutes des camionnettes pour travailler ici.
— Vous n’êtes quand même pas venue à pied...
Elle fait un signe en l’air. Comme un geste de magie qui aurait fait disparaître. Envolée !
— Tu m’emmènes ?
Balayage de phares, encore. Et la lumière glisse sur ses joues comme si c’était pour en chasser la terre mêlée de poudre, la boue séchée dans l’épaisseur de crèmes, de fards, comme une autre figure dessinée par dessus, mais décalée, comme un flou de photos, un bouger - et aussitôt la nuit.

Maintenant la femme est assise à côté de moi. Nous roulons. Je ne la vois que par moments quand passent des voitures en face. Je parle dans le vide. Dans le noir. Je dis que je la laisserai à la gare la plus proche. Mais elle voudrait que je la ramène jusque chez elle. Je dis que l’on m’attend, que je suis déjà très en retard. Elle demande si c’est une femme qui m’attend, parce que elle, si je la raccompagne, elle veut bien me faire un petit quelque chose. Je dis non, pas une femme, un peintre, ou plutôt des gens qui attendent que je leur parle d’un peintre.
— Un qui fait des tableaux ?
Je dis son nom :
— Delacroix.
Alors elle dit que ce n’est pas un peintre, que c’est un billet. Je dis que c’est parce que le billet a été fait en l’honneur de ce peintre. Il y a son portrait, dessus. Et de l’autre côté, un de ses tableaux les plus connus. Elle dit que ça n’a aucune importance puisque de toutes façons on va bientôt les retirer de la circulation. Elle dit :
— Tu trouves pas que je lui ressemble ?
— A qui ?
— A la femme du billet !
Elle raconte qu’on l’a peinte en très grand sur le mur d’un bâtiment, près de chez elle. Elle dit qu’à son avis, une femme pareille, c’était sûrement une qui faisait le même métier qu’elle. Elle dit que les jeunes du quartier ont participé à cette peinture sur le mur. Elle dit que son fils y a participé. Elle dit :
— J’ai un fils, tu sais...

Mais c’est plutôt à une autre qu’elle ressemble, maintenant qu’elle a allumé le plafonnier pour tenter d’effacer la terre de son visage. A cause de la position. A cause de cette manière de s’enrouler presque sur elle-même : le coude sur le haut du dossier, la main soutenant la tête, le visage tourné vers celui qui la regarde, mais le reste du corps - les épaules, les hanches - comme partant dans l’autre sens, comme suivant l’autre main vers un possible départ, d’où cet effet de boucle, de torsade, mouvement de danseuse tenant sur une seule jambe l’autre déjà en allée, pliée pour entraîner le corps dans cette pirouette, si bien que l’on dirait qu’elle n’est même plus assise, qu’elle tient ainsi presque couchée mais on ne sait comment, sans vraiment s’appuyer sur cette sorte de fauteuil, de divan - ou de sofa, peut-être, mais le mot vient surtout à cause du décor, ambiance orientale, lourds tissus, tons rouges et or comme de feu même le corps peint dans ces tons, il n’y a que le vert du pantalon mais on sait bien que c’est pour faire tourner le rouge, chanter sa gloire, l’exalter, pour désigner au centre presque exacte de la toile la pointe rouge d’un sein de lumière autour duquel toute le tableau semble tourner.
L’arbre est derrière, par la fenêtre. Ou de l’autre côté d’une terrasse, plutôt. On ne sait pas bien où s’arrête le dedans et commence le dehors. Il y a du rouge dans le haut du feuillage. Du vert dans le peu de lumière qui éclaire le tronc - tronc et feuillage juste assez indiqué pour tenir comme en écho la rumeur de couleur que le corps a fait naître et pour la prolonger ainsi dans le lointain, double végétal, discret, ange gardien peut-être, de cette femme au pied nu qui regarde le peintre.
— Ça te gène pas si j’ouvre la fenêtre ?
Elle n’a pas attendu. Elle a baissé la vitre au vent froid. Un peu de pluie aussi. Et l’air attise la cigarette, point rouge comme au centre d’un tableau - derrière les arbres défilent dans le noir.

— C’est loin chez vous ?
Je la devine qui sourit.
— On dirait que ma proposition te tente...
Mais moi :
— C’est à cause de Delacroix. Je travaille sur ce peintre. Je voudrais voir ce qu’ils en ont fait - sur ce mur, près de chez vous.
— Comme tu voudras.
Maintenant nous sommes sortis de la forêt.
Nous franchissons le fleuve.
Il me semble qu’en traversant cette eau, je laisse derrière moi les importuns et les amis, disait le peintre lorsque, revenu en train de la capitale, il rentrait à pied jusqu’à sa retraite en bordure de forêt.
Nous faisons le chemin inverse.
Nous franchissons un passage à niveau - la gare est juste à côté.
Et tout de suite c’est là.
L’autre monde.
La verticale des murs presque aussi hauts que le ciel.
— Au feu, tu prends à gauche, et après c’est à droite.
Mais on ne peut pas tourner. La rue est barrée. Une voiture de police en travers. Derrière elle : comme une sourde agitation, une tension, on ne voit rien, on devine des mouvements, des gens qui courent, de la fumée dans l’air et comme des explosions.
— Allez, circulez.
— Mais c’est que j’habite là, dit la femme.
— En tout cas vous ne pouvez pas aller à pied.
Je redémarre.
— Tu ne vas pas me laisser y aller toute seule.
Et comme elle voit bien que j’hésite :
— Tu voulais bien voir la femme du billet sur le mur...
Curiosité ? Quelque chose de violent qui saisit le corps et le regard à deviner un mystère tout à coup très proche ?
Je gare la voiture un peu plus loin.
— C’est par là.
Elle marche devant. Son unique chaussure à la main. Juste une halte pour voir dans le reflet du pare-brise d’une voiture si elle est malgré tout présentable. Elle se retourne. Comme à vouloir mon assentiment. Elle repart. Plus vite.
Je la suis.
Et cette tension, alors. Le corps qui s’impatiente parce que marcher ne va pas assez vite, parce que même courir ne suffirait pas, il faudrait être sur place, tout de suite, il faudrait qu’il n’y ait plus ni temps, ni espace, que ce soit maintenant - on dirait presque que le corps cherche à sortir de lui-même.
On finit quand même par arriver.
Ou tout au moins par voir, plus loin, au bout de la rue.
Le feu.
Un bâtiment en feu.
Et des flammes qui montent aussi droites que les murs. Qui dansent, on dirait. Qui assaillent comme serpents. Qui se jettent avec violence. Et qui, une fois leur proie saisie (mais c’est quoi, cette proie, sur ce mur de béton nu ?) s’y attardent comme à vouloir n’en rien laisser.
— La femme, dit la femme.
— La femme ?
— Celle du billet ! C’est la femme du billet qui brûle sur le mur.

Maintenant je vois mieux. On dirait que le feu en a déjà terminé avec tout ce qui n’était pas elle - les ruines, les corps à terre, les assaillants armés de sabres, de fusils, tout ce qui entourait la femme et portait autour d’elle, vers elle, le mouvement du dessin, le jeu des lignes, des couleurs (à supposer tout au moins que la reproduction en ait été fidèle), tout cela est en flammes, léché de flammes on le voit bien maintenant qu’on s’approche, ou bien tellement noirci qu’on ne voit plus rien, qu’il n’y a plus rien, la peinture brûlée, enlevée par le feu, qui s’attaque maintenant à la femme drapeau en l’air mais que plus personne ne suit, sinon ce gosse, à côté d’elle, cette sorte de Gavroche avant l’heure (c’est du moins ce que l’on en a dit) qui malgré les flammes qui maintenant sont sur lui, continue d’avancer, pistolet en l’air, comme si c’était la femme qu’il voulait protéger, comme si c’était sa mission, comme si pour lui il n’y avait ni feu, ni barricade, ni insurrection - mais seulement cette femme à suivre, à protéger, cette femme qui dans le mouvement où elle s’arrache au feu s’arrache aussi à sa condition de peuple d’après la Chute et ne craint plus d’être nue : seulement ce torse, ces seins, cette tête et ce bras, Liberté survivant aux flammes mais désormais sans jambes, sans arme, sans drapeau, lorsque finalement sous l’effort des pompiers, l’incendie finit par se taire.
L’obscurité est presque totale.
— Viens.

(juillet 1998)

Lire aussi : Sur les pas de Delacroix
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