Petits points cardinaux

Michel Séonnet

Méditerranée (Le tentateur)

Le Tentateur, Éditions Gallilmard 1960, traduction Albert Kohn – p. 351-352

… j’étais incapable de m’éloigner d’une contrée au bord de la Méditerranée, dont la mobilité était comme le miroir d’un visage humain. Cette contrée était aussi souriante que lui, elle avait les traits figés dans une même gravité, elle était traversée d’une même pulsation, c’était un paysage d’humanité, blotti dans l’âpreté de ses pentes couvertes d’oliviers dans le gris de ses vignobles, dans le noir de ses forêts de lauriers dans les ténèbres lumineuses de ses bois de chênes, terre aux yeux courroucée, fronçant son ciel de nuages, radieuse et pensive, ivoirine comme ses nuages de porcelaine sous lesquels roule la mer regardant les étoiles, la mer étincelante d’étoiles, sombre et appesantie par le rêve comme une campagne nocturne, mer dans son manteau d’orages, puis de nouveau calmée, glauque, toute bleue, bleue et rouge, scintillant au soleil quand, tout au large, lentement, de sa voile oblique, un bateau de pêche traverse la bande étincelante de soleil, mer méridionale, Méditerranée. Et la nature, symbole de l’unité vers laquelle l’homme s’efforce, symbole de l’humanité ultime de l’homme, devint pour moi symbole de la réalité seconde qui est en elles. Même si le paysage comme tel ne pouvait être qualifié de féminin, même si son souffle multiple était au-delà de tout ce qu’il y a ici bas, - il soufflait au-delà de la vie, au-delà de la mort, au-delà du sexe - le désir de s’abîmer en lui et en son symbole s’était fondu si indissolublement au désir de la femme, de cette femme par laquelle j’avais eu part à la réalité seconde de l’univers, la nostalgie de l’être aimé s’était liée à la nostalgie de mon souvenir le plus profond par un lien si indestructible que la mer dans toutes ses images, dans son éclat de midi comme dans sa mauvaise humeur la plus sombre, dans son repos sous les brumes laiteuses du matin, qui glissent avec un frôlement rapide, comme dans la douce mélodie de ses soirées affranchies de pesanteur, où les crêtes des vagues déferlent l’une après l’autre, - que les rives festonnées du feuillage des lauriers, ombragées de chênes, plantées de pins maritimes, frangées d’un voile d’oliviers, s’allongeant jusqu’aux grèves sans limites du ciel, - que la mer et ses rivages devinrent pour moi une seule image de ce « Toi » universel, dans lequel, jaillissant de la richesse du Visible et de l’Invisible, notre réalité seconde nous est donnée, élue pour former l’image grandiose du « Tu existes », dont la sécurité profonde comme celle du pays natal, vient se ranger au côté de la sécurité première du « J’existe ». Tous les deux sont enclos dans le même infini, c’est en lui qu’ils deviennent unité, but de toute nostalgie.

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