Puis-je dire que nous nous sommes rencontrés dans les parages des limbes ?
J’ai souvent pensé que la manière avec laquelle J.B. m’avait accueilli chez Gallimard n’était pas sans rapport avec l’attrait qu’il avait pour ce lieu d’incertitude où la tradition catholique relègue les enfants morts sans avoir été baptisés et auquel il avait consacré un livre - L’enfant des limbes. Le premier de mes textes qu’il eut entre les mains portait le souci d’un enfant de quelques mois se débattant entre vie et mort. Ce roman s’appelaitLa chambre obscure. Lors de la réédition de L’enfant des limbes en livre de poche, il me l’offrit en y adjoignant cette dédicace en forme de sous-titre : ou une autre chambre obscure qui s’éclaire.
Sous le signe du clair-obscur, donc.
Un clair-obscur qui serait l’antithèse du flou.
J’aime chez les peintres que les nuages, les brumes, les lointains soient représentés avec précision et, chez les poètes, que les choses vagues trouvent le mot juste
- écrit-il dans l’un des derniers textes de L’enfant des limbes.
Précision dans l’indécis.
Détermination dans l’absence de certitudes.
Il est probable que sa prise de distance à l’égard de ses maîtres - Sartre, Lacan -, leur préférant très vite les relations avec ses pairs, avait à voir avec sa méfiance pour les assertions définitives.
Refusant lui-même de se poser en "père". Et si nombre de "ses" auteurs avaient l’âge d’être ses fils, il aimait, je crois, l’incertitude d’une relation beaucoup plus ouverte. Où les cadres, les fonctions, les "complexes", se rejouaient sur un mode ouvert. L’amitié, à laquelle il consacra un livre - Le songe de Monomotapa - , était une des voies de ce genre de relation, forte, mais aux contours indécis.
Laisser du flou, de la marge (En marge des jours, En marge des nuits), pour que cela travaille encore.
Et jusque dans les aspects de sa vie où il semblait le plus établi.
J’ai toujours eu l’impression que son bureau perché dans les hauteurs de l’immeuble Gallimard respirait cet étrange équilibre entre la modestie du lieu, une ancienne chambre de bonne sans doute, et la place (importante) qu’il savait avoir dans cette maison.
Que c’était à cette aune, aussi, que, sans aucune fausse modestie, il mesurait sa place dans la littérature. S’il ne boudait pas les reconnaissances, voire même les suscitait, il dit dans En marge des jours, à propos du succès de Fenêtres, que quelque chose en lui semblait se dérober au plein accueil des éloges et des mondanités afférentes. Quelque chose qu’il appelait l’humeur - l’humeur est sombre. Il considérait d’ailleurs que l’antique théorie de l’humeur surpasse toutes les psychologies modernes.
Nonobstant sa fréquentation de certains cercles de mondanité dont, par héritage familial, il avait la culture, il y avait chez lui quelque chose de hors le monde. Qui lui conférait une grande partie de son charme. Il aimait plaire, il ne cherchait pas à séduire, s’en sentant peu capable, écrit-il de lui-même. Quelque chose traînait toujours en lui de ce hors temps de l’enfance que, dans Fenêtres, il disait analogue au hors temps de l’analyse - hors temps auxquels il adjoignait volontiers le hors temps de la lecture et celui de l’écriture. Ses différentes pratiques, ses différents "métiers", se révélant à lui animés - au sens fort : trouvant leur âme - dans ce hors temps de l’enfance et des limbes. Un hors temps qui était loin d’être figé, mais qui était voyage, transfert, transport. L’expérience de la lecture, écrit-il encore dans Fenêtres, préfigure celle de l’analyse. Toutes deux sont transport, transfert, hors de soi. Toutes deux sont épreuve de l’étranger. D’un étranger qui serait au plus près de l’origine.
Hors temps des rencontres ?
La brasserie où il donnait rendez-vous à "ses" auteurs avait ainsi quelque chose de l’intime et du public. Chacun de ses invités pouvait avoir le sentiment d’être l’unique. Que ce lieu était propre à leur amitié. Même si chacun de ses visiteurs savait pertinemment qu’il lui fallait bien partager la place. La table - toujours la même - était à la fois en retrait (l’hiver, elle était comme masquée par un rideau rouge) et près de la fenêtre qui donnait sur la rue.
Ma "topique" subjective est à la fois celle des fenêtres ouvertes et de la chambre à soi.
Nous y étions conviés.
Et n’en était-il pas ainsi, finalement, des "collections" qu’il avait fondées et dirigeait chez Gallimard ?
La chambre à soi : il avait haute main sur les choix, les décisions, un peu comme un collectionneur d’œuvres d’art. La collection, c’était chez lui.
Mais dans un même temps, c’étaient les autres. Pas seulement les auteurs qui lui confiaient un manuscrit ou à qui il en avait demandé un. Mais tous ces "autres" - écrivains, peintres, musiciens, lieux, pères, fils,... - que ces auteurs allaient introduire chez lui.
D’où parfois l’incompréhension devant tel ou tel projet qu’il refusait d’inclure dans sa collection avec pour seul motif que, non, il n’aimait pas cet "autre" (j’en fis l’expérience avec un poète que j’apprécie tout particulièrement et sur lequel je revins sans succès à plusieurs reprises). Ou, au contraire, dans l’insistance qu’il mettait à ce que vous écriviez sur tel ou tel sujet dont un jour vous lui aviez parlé (j’en fis l’expérience avec La marque du père pour l’écriture duquel il usa d’arguments qui me laissèrent sans réponse).
L’un - et l’autre.
J.B. - et les autres.
Chambre à soi - fenêtres ouvertes.
Bien des titres qu’il publia dans cette collection pourrait d’ailleurs étonner. Car il ne s’agissait pas de faire "école", jouer de la similitude de démarche ou de pensée. (Ne pourrait-on pas d’ailleurs expliquer ainsi l’arrêt brusque qu’il imposa à "sa" NRP alors même qu’il pensait que c’était peut-être son œuvre principale, les seuls volumes qu’il avait fait relier pleine peau, bleu marine, (sa) couleur préférée : la peur de faire école ?) S’assemblait dans la collection non ce qui se ressemblait mais ce qui venait ouvrir des lignes de questionnement, de découvertes. Il aimait aussi convoquer des territoires inconnus.
Son travail d’éditeur était avant tout un travail de lecteur. Ou plutôt : un "travail" qu’il proposait au lecteur. Qu’il invitait donc au transport, au transfert hors de soi, à cette épreuve de l’étranger.
On compare souvent l’écriture et la publication d’un livre à un accouchement.
Le travail d’éditeur, pour J.B., était travail de naissance mais dans le dénuement de celui qui est mis au monde.
J’aimerais ne jamais cesser de venir au monde, écrit-il dans L’enfant des limbes, mettant en doute le consensus sur le "traumatisme" de l’expulsion liée à la naissance.
Rien ne semblait plus exciter son amour des commencements que de naître et naître encore ! Le livre (écriture et lecture), l’analyse (analyste et analysant), en étaient les "voies naturelles".
Cela, sans doute, qui donnait l’impression d’avoir affaire à quelqu’un de non-fini, d’in-fini. Une personne qui, en bien des domaines, aurait eu pourtant de bonnes raisons de se croire "parvenue". Mais quelque chose en lui venait toujours défier la tentation d’être arrivé.
Ses variations d’humeur en marquaient l’impact.
Ce que, dans Fenêtres, il désignait du nom de nostalgie :
Le désir que porte la nostalgie est moins celui d’une éternité immobile que de naissances toujours nouvelles.
Sans doute n’était-il pas dupe de ce désir de naissance, de renaissance.
Parlant de son humeur sombre malgré la reconnaissance obtenue, il énumère, dans En marge des jours, les éléments factuels qui auraient pu la faire naître. Dont celui que cela arrive trop tard.
Par qui donc aurais-je attendu d’être reconnu au "bon moment" ? La réponse va de soi.
A chacune de nos rencontres, venait le moment de la question rituelle :
— Comment va maman ?
Ma mère avait à peu près le même âge que lui. Il ne l’avait jamais rencontrée mais répondait toujours avec vivacité à mes jérémiades à son encontre. Il m’expliqua un jour que, malgré tout ce que j’en disais, il aurait aimé avoir une mère comme elle.
Nostalgie ?
J’eus l’impression d’avoir ce jour-là devant moi un in-fans octogénaire prêt à s’embarquer à nouveaux frais sur des chemins de naissance.
Naître - ce fut le verbe qu’il choisit pour figurer sur le bandeau du premier de mes livres dont il fut l’éditeur.
Naître, en voulez-vous encore ?
Je voudrais croire que ce furent ses dernières paroles lorsqu’il mourut au jour anniversaire de sa naissance.