De ce roman qui devait prolonger l’aventure de L’Églantine, la petite prostituée de L’espace d’un cillement, Alexis n’écrivit que quelques pages avant d’être assassiné. Celles-ci m’ont été confiées par Florence Alexis. A ma connaissance, elles n’ont jamais été publiés ailleurs que dans Le voyage vers la lune de la belle amour humaine. Je les redonne ici à part. Pour inciter au voyage sous-marin.
L’Églantine est sous l’eau, par cent brasses de fond ! Voici le Bucentaure du Roi des Eaux. "INAMOU", le long vaisseau faîté, passe au fil de la nuit sous-marine. Il est d’or fin, tout ajouré, filigrane gigantesque qui navigue entre les arborescences des coraux blancs. De chaque côté de ses deux ponts à arches, sortent deux centaines de longues rames superposées. Les avirons auripennes montent et descendent, décrivant leurs ellipses, sans que nul rameur ne les manie. Le bâtiment vire lentement et sur sa proue arrondie et découverte apparaît Agouet ’Arroyo, le souverain dieu des eaux, Maître Agouet’Arroyo, debout sur un trône de métal étincelant. Sa stature colossale se détache dans l’obscurité d’encre. Il est vêtu d’un boubou de soie brodée de vaguelettes d’or, une pièce d’argent filé entoure ses hanches en drapés harmonieux et monte sur l’épaule droite pour retomber en un éventail de plis. A son coude gauche avancé en angle aigu, le Nègre Bleu de la Mer porte un bouclier fait d’une étoile de mer gigantesque, dans son poing, une poignée d’oriflammes de toutes couleurs montées sur une hampe unique ; dans sa dextre
flamboie un long glaive arborescent. Sous la coiffure du dieu océan faite d’une conque marine spiralée, sorte de buccin vermeil orné de lambrequins héraldiques apparaît un visage mi tranché dont la longue barbe flotte. Son front est peint de bleu de nuit et marqué de trois plis verticaux ; les sourcils sont deux rinceaux noirs,s’allongeant jusqu’à la tempe, encadrant les yeux, pesants de feu ; à la pommette droite en un dégradé oblique qui coupe le nez, la partie inférieure du visage est de deux couleurs : pétrole et bleu de ciel. A chaque respiration, sortent de ses narines deux jets de vapeur. Le loa ouvre et ferme la bouche avec lenteur, puis levant alternativement ses pieds d’où pendent des babouches d’écume, il pivote lentement sur lui-même brandissant ses étendards. Il disparaît soudain dans la nuit sous-marine.
Lui fait place son armée ; elle accourt en demi-cercle. La tête enveloppée d’un linge blanc, tous les nègres bleus de la mer, torses nus, portant des culottes qui leur arrivent à mi-mollets, se ruent, la machette d’acier au poing droit. De la main gauche, ils font flotter horizontalement un large drapeau. Ils manœuvrent en ordre parfait, leurs rangs s’entremêlent, ils dessinent des étoiles, des lunes, des comètes, brandissent leurs armes et poussent leur cri de guerre. Le royal Tambour Assotor rythme le pas d’acier des guerriers d’Agouet’Arroyo. Silence. Tout a disparu, seuls des poissons rôdent dans la merveille des grands fonds...
Porté sur un pavois par quatre spectres blancs couverts de draps, voici Guédé Nibo, le dieu des ombres funestes qui viole les frontières de l’empire océan. Canne-épée à la main, sa maigre et interminable silhouette est vêtue d’une jaquette noire, son crâne lugubre est coiffé d’un haut de forme de soie lustrée, sa poitrine nue et son pantalon blanc sont frappés d’un squelette jaune. Le dieu prélude sa danse. A chaque rafale de tambour, un soubresaut subit le fait bondir très haut pour retomber en mesure, les jambes fléchies, battant la mesure de ses genoux s’entrechoquant. Guédé Nibo s’élève sur la pointe des pieds et, tel un échassier, il se hausse sur ses longues guiboles, marchand en rond d’un pas précipité de cérémonie, les coudes relevés comme des ailes, s’arrêtant subitement pour faire palpiter son ventre et lancer ses reins dans une giration folle. Il disparaît... Sa horde lui succède. En cohue les diables féroces envahissent les eaux, tout noirs, avec des ailes triangulaires et leurs mains armées de longues griffes portent de grands filets aux mailles en
toile d’araignée et de longues fourches aux crocs recourbés. Leur ballet confus s’exécute au rythme macabre de percussions sèches et régulières qui tombent comme des glas. Ils toupillent sur eux-mêmes, avançant alternativement la tête de droite à gauche lançant leurs filets et décochant de furieux coups de fourche pour capturer la proie. A leur tour, ils disparaissent.
Agouet Arroyo et Guédé Nibo sont face à face. Les spectres blancs volent littéralement, portant sur le pavois le dieu de la mort à la rencontre du vaisseau d’or dont les rames nagent à toute volée. Entre eux deux, par cent brasses de fond, gît l’Églantine, morte-vive. Voici les Loas face à face, leur défi prend un tour menaçant. Dans une main sa canne-épée dégainée, de l’autre le bâton étui, faisant des passes d’armes et bondissant, Guédé Nibo danse sur le pavois. Maître Agouet’Arroyo élève lentement ses étendards et les abaisse, pivotant sur lui-même d’un air tragique. Son armée surgit derrière lui, courant d’un pas de procession. A son tour la horde de Guédé Nibo apparaît. Derrière chaque armée les renforts avancent. D’un côté la Sirène, la Baleine soufflant dans des conques marines, les Maîtresses de l’Eau et leurs cheveux déployés, les terribles Simbis, vigoureuses nageuses aux pagnes éclatants qui s’approchent, le poignard entre les dents. De l’autre côté, voici Baron Samedi et son escadron noir de squelettes, de bacas et de zombis aux narines pleines de coton.
A l’air libre, l’Olympe accourt pour assister au combat qui a l’Églantine pour enjeu. Voici Maîtresse Erzulie, la divine mûlatresse qui s’amène en costume d’affranchie, minaudant, les yeux chavirants, faisant sonnailler ses bijoux étincelants, agitant du bout des doigts un fin mouchoir de dentelle. Son essaim de jeunes suivantes est emporté dans les élans d’un gracieux Congo-paillette . Les suivent Azaca Médé, Ministre de l’Agriculture du ciel à la Tête de ses vaillants paysans, agitant leurs mouchoirs cramoisis et entrechoquant leurs bâtons, ils dan-
sent un étourdissant Mahi. Tous les dieux vaudous viennent assister à la bataille : les Ogouns de la guerre en grands uniformes chamarrés et leurs cacos plaqués qui dansent un Rada forcené, Damballah Oueddo, le dieu couleuvre et sa femme Ayida Oueddo et leurs troupes d’hommes serpents "conillant" sur un rythme Yanvelou, Sobo Naqui Dahomey, portant sa hache de pierre suivi d’un bataillon d’indiens brandissant des fouènes d’or en forme de ligne brisée. Tout le ciel est là, Parrain Legba, Erzulie Freda, Dahomey, Ayizan la grande marcheuse, Jean Pétro, Loko Agazou, Kadja Dossous, ils sont tous venus pour l’Églantine... Où sont les saintes vierges que toute sa vie l’Églantine a implorées. La Virgen dei Pilar, la Caridad del Cobre, Nuestra Senora de Guadalupa, Où êtes-vous ? Où êtes-vous donc !... Elles sont au paradis aristocratique des dieux morts, seuls les dieux du peuple se disputent l’Églantine qui gît par cent brasses de fond.
L’Églantine repose entre les deux armées qui s’observent. Soudain dans une clameur de fin du monde et la charge déchaînée des tambours, le choc terrible s’accomplit. Les nègres bleus de la mer agitent leurs milliers de drapeaux et, rassemblés en une étoile qui pivote sur elle-même, ils entrechoquent leurs machettes luisantes contre les fourches des archanges ténébreux qui lancent leurs menaçables filets de toile d’araignée. Ça et là, des duels à mort se déroulent.
A grands coups de sa terrible queue, la Sirène attaque Baron Samedi qui fait exploser de la poudre dans ses mains affreuses. Un peu plus loin, les escadrons noirs ont enveloppés la Baleine qui esquive et bondit, mais les Maîtresses de l’Eau volent à son secours armées de leurs funestes miroirs. Là-bas, les Simbis aux yeux de braises, leurs griffes dorées dégainées se ruent contre les bacas et les zombis qui reculent. Alors dans une rumeur grandiose, les armées rompent le combat. Voici les deux rois qui s’avancent. Maître Agouet’Arroyo porte de formidables coups avec son glaive arborescent à Guédé Nibo qui élude et saute à des hauteurs prodigieuses tout en lançant au passage des estocades d’une brutalité inouïe. Agitant ses étendards, tournant lentement sur lui-même, le dieu-océan ne laisse aucun angle de fuite à Guédé Nibo, il secoue sa longue barbe et avance sus à l’adversaire auquel il interdit l’approche de l’Églantine. Guédé Nibo s’arrête, se haussant éperdument sur ses longues jambes, puis recule de son pas précipité de cérémonie.
Les démons mènent la charge et se heurtent aux terribles Simbis qui reculent. Les remplacent les Maîtresses d’Eau qui font miroiter leurs aveuglantes glaces. Dans une confusion énorme, en vagues, les nègres bleus de la mer se ruent à l’assaut, les squelettes d’ivoire grimacent, grincent des dents et font face. Le silence tombe soudain.
Voici Agouet’Arroyo, la Sirène à sa droite, la Baleine à sa gauche et de l’autre côté Guédé Nibo escorté de Baron Samedi et de Marinette-aux-jambes-fines. Dans un fracas étourdissant, ils s’affrontent, donnant de toutes leurs armes. Agouet’Arroyo agite ses étendards et pousse son cri de guerre. Dans un subtil mouvement tournant Guédé Nibo feinte puis plonge vers l’Églantine.
L’Églantine hurle. Alors tous les dieux qui regardaient se jettent dans la Mélée : Erzulie et ses suivantes, Azaca Médé et ses vaillants sarcleurs, les Ogouns de la guerre et leurs cohortes, Damballah Oueddo et ses hommes couleuvres. L’Églantine hurle. La mer n’est qu’une confusion où les peuples des dieux s’emmêlent et se heurtant farouchement dans un chaos énorme. L’Églantine gît par cent brasses de fond, morte-vive.
© Alexis