Et chaque fois il faut réinventer le livre. Pas seulement "un" livre. Mais ce que c’est le livre, de quoi c’est fait, comment c’est fait, pas même qu’on l’ait oublié, maladie qui aurait fait que ça s’efface (si ce n’était que ça, tellement de livres sont là, juste devant le nez, et parmi eux, ses propres livres, il suffit d’ouvrir, de feuilleter, de lire - et c’est ce qu’on fait - pour voir, oh ça ! voir on peut, mais savoir ? comprendre ?) pas seulement, non, comme un savoir-faire perdu, mais bien plus radicalement : une incompréhension, sûr qu’on voit bien comment c’est fait, comment ça tient, les manières, les joints - les ficelles aussi -, mais dans quel but ? pour quel usage ? comme Ulysse, oui, la rame sur l’épaule, ne pouvant trouver repos que là où on lui demanderait quel est cette pelle à grains qu’il transporte avec lui, nous aussi arrivés là, et devant, alors, refaire tout le chemin qui a conduit l’humanité au livre, ses quêtes, ses errances, ses espoirs, refaire route jusqu’à ce moment où le chemin se perd, où les espoirs, les attentes se comblent de routines, il faut refaire tout le chemin jusqu’à ce point où, toutes routes perdues, s’efface le pourquoi du livre (ce rêve : long périple de sables, de cailloux, voiture cahotante, je crois, Afrique, peut-être, chaleur, poussière, et au moment d’arriver je me rends compte que j’ai oublié mon passeport, impossible d’entrer, d’atteindre ce pour quoi j’avais fait tant d’efforts), et la peur chaque fois que tout cet effort de reconquête ait été en vain, et qu’arrivé là où commencer aurait dû être possible, il n’y ait que l’impossibilité d’aller, le vide, terre promise le livre, mais chassée de tout lieu. Inaccessible. Comme Ulysse, oui, la rame sur l’épaule, parvenu en des confins où l’eau navigable est inconnue, chaque fois, devant réinventer non seulement la rame, mais le navire, l’eau, les vagues, le sel, les galets... Chaque fois comme un jour sans précédent.
Je commence.
Et c’est la figure de mon grand-père maternel qui m’attend. Au bas de cette rue en pente qui, à Nice, entre Vieille-Ville et Jardin Albert Ier, conduit à la mer. C’est là déjà qu’il m’attendait au commencement de La chambre obscure. La rue est la même. Le grand-père est le même. Mais c’est un tout autre commencement. Une autre époque. Un autre livre.
Je commence.