Pendant quelques mois, au début des années quatre-vingt, j’ai cru être devenu haïtien.
Je travaillais alors avec Armand Gatti qui venait d’inaugurer à Toulouse son Atelier de Création Populaire, L’Archéoptéryx.
Il avait décidé d’y mettre à l’honneur des "poètes assassinés".
Nous rentrions d’Irlande du Nord. Gatti y avait réalisé le film Nous étions tous des noms d’arbre avec de jeunes apprentis de Derry. Tournage scandé par la violence et la douleur des dix prisonniers républicains mort en grève de la faim. Il fut évident que le premier de ces "poètes assassinés" devait être Bobby Sands, le premier de ces morts. Je retournai en Irlande et écrivit Le cycle des hommes couvertures qui prit place dans le volume Notes de travail en Ulster au côté de la pièce de Gatti, Le Labyrinthe tel qu’il a été écrit par les habitants de l’histoire de Derry.
Le deuxième "poète assassiné" auquel nous rendrions hommage serait l’écrivain haïtien Jacques-Stephen Alexis.
Je ne sais plus comment le contact s’était fait entre Gatti et Florence, la fille de Jacques Stephen-Alexis. Mais la décision fut prise sur l’instant et comme il semblait que je ne me sois pas trop mal acquitté de ma tâche concernant Bobby Sands, Gatti me demanda de m’y mettre.
C’est ainsi que j’écrivis Jacques-Stephen Alexis, ou Le voyage vers la lune de la belle amour humaine.
Le livre publié en 1983, à Toulouse, par l’Atelier de Création Populaire, est depuis longtemps épuisé. Régulièrement, venant d’Haiti, de France, ou du Canada, des demandes me parviennent pour se le procurer. Il n’en existe pas d’autre sur Alexis. Aujourd’hui je suis vraiment heureux de le mettre ici en ligne, avec possibilité de le télécharger sous différents formats.
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Je ne savais rien d’Haiti. Rien de son histoire. Rien de sa géographie.
Et encore moins d’Alexis.
Je partis en voyage de découverte.
Un voyage sans avion, sans bateau. Un voyage dans les livres et dans les rencontres. J’eus des guides qui surent me faire aimer Haiti. Florence Alexis, bien sûr, et sa mère, Françoise. Les vieux camarades d’Alexis au premier rang desquels Gérald Bloncourt, militant, photographe, peintre. Surtout, je m’aventurais dans les livres de Jacques-Stephen Alexis comme un qui ayant abordé une terre inconnue, n’en finit pas d’être secoué par ses couleurs, ses odeurs, ses cris, ses paysages inimaginés, sa langue déconcertante. Les mornes d’Haiti devinrent bientôt des paysages amis, je remontais l’Artibonite, visitais Jacmel, Port-au-prince, me laissais charmer par le rythme de la phrase, la couleur des intonations, la manière de prononcer les mots de la langue française, de les baigner en quelque sorte, macérés, imprégnés, et rendus à la conversation avec une saveur jusque là inconnue. Je pris goût aux expressions haïtiennes et me transformais ainsi en une sorte de conteur, un "compose", suffisamment caméléon en tout cas pour que, quelques années plus tard, invité à participer à un jury de thèse, l’impétrante ayant soutenu avec brio son travail sur Alexis, celle-ci vînt regretter devant moi l’absence de Mr Séonnet dont l’ouvrage, disait-elle, l’avait beaucoup aidé. Son directeur de thèse souligna en riant sa bévue, mais elle, ne sachant trop où se mettre : Je croyais que Mr Séonnet était un vieux monsieur noir.
J’y repensais ces jours-ci alors qu’il était question du livre de Pierre Bayard Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? (Éditions de Minuit). Ce fut exactement ce qui m’arriva.
D’avoir été "haïtien" pendant ces quelques mois me lia définitivement à ce pays, son histoire, ses douleurs, ses combats, et sans que je n’y sois jamais allé le sentiment à chaque fois que tout ce qui l’atteint me touche. Que ce soit sur le mode de l’admiration ou celui de la colère.
N’était-ce pas, d’ailleurs, cette colère qui m’avait aiguillonné le temps d’écrire le livre ? Comment se faisait-il que, malgré un long parcours universitaire, des lectures nombreuses, je n’aie jusque là jamais entendu parlé d’Alexis ? Si encore il avait été un auteur mineur. Mais à une époque où l’on s’intéressait tellement au réalisme magique des écrivains sud-américains, voilà que quelqu’un écrivait caraïbe en français et personne n’en parlait ? Trop noir, Alexis ? Trop communiste ? Il y avait quelque chose de révoltant de se dire qu’à l’assassinat politique avait succédé une sorte d’oubli littéraire. Les Éditions Gallimard tentèrent bien d’y remédier en republiant ses livres dans la collection L’Imaginaire. Mais l’écho en fut limité. Et aujourd’hui encore, si grand succès a été fait à La belle amour humaine de Lionel Trouillot, le nom d’Alexis n’est apparu qu’incidemment - et ce ne fut en tout cas pas occasion de le redécouvrir.
En parallèle à la publication du Voyage vers la lune de la belle amour humaine, je livre donc ici le texte d’Alexis La belle amour humaine 1957 tel qu’il a été repris dans le numéro que la revue Europe lui a consacré en 1971.
Je livre aussi à part quelques pages de L’Étoile absinthe , début d’un roman que la mort d’Alexis laissa inachevé.
Alexis a été assassiné il y a cinquante ans par les sbires de Duvalier Père.
Lorsque j’écrivais Le voyage vers la lune, Duvalier fils et ses tontons-macoutes faisait régner la terreur.
Aujourd’hui, l’ancien dictateur a cru pouvoir revenir en Haïti en toute impunité. Si les juges soumis au nouveau gouvernemet envisage néanmoins de l’inculper, ce sera seulement en correctionnelle ! Le détournement de fonds plus grave que le détournement de vies !