Petits points cardinaux

Michel Séonnet

2 - Le secours d’Hermann Broch

On lit, on relit des livres, et ce sont comme des paysages qui d’un passage à l’autre auraient changé, saison différente, météorologie bouleversée, l’humeur aussi et l’état que l’on dit « intérieur », les préoccupations, les soucis. On s’étonne alors de découvrir de l’inconnu non pas seulement dans le détail, l’anecdotique, ce que l’on sait éphémère, mais dans ce que l’on croyait le plus assuré et de la matérialité des choses et du savoir que l’on en a. Ainsi du Tentateur de Hermann Broch que je viens de relire. Comme tous les livres de Broch je le tiens à portée de main. Souvent je les ouvre dans le jour pas encore venu pour ébrouer la langue en moi avant de me mettre au travail. Une page ou deux, pas plus. Ou bien, mais alors c’est le soir, une fois la nuit revenue ou alors en son attente, j’entreprends la lecture depuis le début, parcours qui peut durer des semaines puisqu’il ponctue un cheminement avec des livres que je sais de lecture beaucoup plus rapide. Avec Broch, je m’attarde, reprend, souvent le crayon à la main pour n’en rien perdre.

Le Tentateur est un roman inachevé. Broch en avait déjà écrit une première version et travaillait à la seconde lorsqu’en 1938 il dut fuir l’Autriche devenue nazie. Il mourut aux États-Unis alors qu’il était en train de remanier son texte pour une troisième version. Le Tentateur est un roman « engagé ». Engagé dans l’exigence littéraire. Engagé dans l’exigence philosophique. Engagé aussi dans son époque. Il raconte la venue dans un village d’un personnage à la puissance de séduction maléfique qui vient réveiller les anciens cultes de la terre et du sang. Fanatisme, fascination collective : dans le cadre très resserré d’un village dédoublé – Kuppron-le-haut, Kuppron-le-bas – se joue un combat que l’on sait s’être étendu dans le même temps à de toutes autres dimensions. Aucune référence, pourtant, à ce qu’il se passe alors dans le monde. Le village est le monde, tout le monde. Car les questions de Broch sont de celles qui concernent le sauvetage du monde – son salut, sa rédemption. Là est le terrain où s’affrontent le séducteur de foule et ceux qui font œuvre de patience, de mémoire, et de connaissance. Lorsque viennent les jours de boucs émissaire, de délation, les enjeux sont toujours les mêmes.

Lorsqu’il y a quelques années j’avais écrit le Petit livre d’heures à l’usage de ma soeur, cherchant, comme je le disais dans la préface, à répondre à une demande de ma sœur alors très malade, et lui offrant ce livre comme une sorte de trousse de secours capable de l’aider à tenir, Hermann Broch était présent. Secours, oui, car c’est une fonction qui pour Broch est celle, éminente, de la littérature : devoir de secourir, devoir d’éveiller.

Mais cette fois, relisant Le Tentateur, je fus saisi par une page sur la Méditerranée dont je ne me souvenais absolument pas de la présence. Broch la lie au souvenir que le narrateur, le médecin du village, conserve de celle qui fut son seul amour, peut-être, et qui mourut à la suite d’un « coup de main communiste » dont elle était une des protagonistes. Sans doute cette page sur la Méditerranée a-t-elle rejoint en moi le souci de cette mer au bord de laquelle je suis né, au bord de laquelle mon amour est venue mourir, et au bord de laquelle j’étais revenu m’asseoir, au milieu des galets, à côté de L’enfant qui regardait la mer que j’avais été – attendant tout son avenir du mouvement des vagues.

lundi 9 janvier 2012

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