(Je dis la blessure des anges, et ce qu’elle saigne au cou brisé des ânes à force de coups reçus, d’En avant, Ho, Ha, Yallah, et peu importe la charge que l’on dirait parfois haute comme un immeuble, peu importe comme elle brinqueballe puisque le pas, malgré la pente, ne ralentit pas, les cailloux tranche-sabots, le sable qui s’effondre, Ho, Ha, Yallah, et bourricot tête baissée qui pousse encore une patte, l’autre, incapable de prendre l’amble ou seulement quand ça descend, quand un moment c’est goudronné, mais alors c’est à grands coups sur la nuque que ça tape de la baguette, Ho, Ha, Yallah, pour rattraper le temps perdu, pour qu’il aille, oui, va, et nous, à le regarder passer : à peine un goutte à goutte de larmes sur la blessure sèche, mais c’est seulement du sel qui sèche, et brûle, et vite le dos tourné et l’âne disparu.)
(Je dis l’ange est têtu qui s’obstine à caracoler ainsi au plus homme de l’animal. Qui n’a vu que dans la vieille histoire, c’était lui, encore, qui venait souffler le réconfort sur la promesse d’homme couchée dans la mauvaise paille. Et qu’importe qu’il ait dû laisser chants et trompettes à sa doublure ailée. Au moment de la fuite, prophétie et longue marche, ils feront corps commun.)
(Je dis que les ânes sourient dans leur misère à savoir pour quoi on les prend.)
(Je dis le petit âne grêlé de puces dans les rues encombrées de la ville blanche de l’autre côté de la mer, à saute klaxon, on dirait, tant ça corne de partout autour de lui, sur lui, contre lui, mais lui : rien pour se defendre, seulement aller encore, sans voix, que le clic-clac des sabots sur le bitume, métronome qui s’éteint quand la chaleur fait fondre et qu’il faut faire effort pour dégager une patte l’autre.)
(Je dis l’âne, et parfois ce sont des larmes comme ce roi fait prisonnier qui ne manifesta aucun émotion lorsqu’on fit défiler devant lui toute sa famille enchaînée - femme, fils, filles, conduits en esclavage - mais qui fondit en pleurs à voir passer son plus vieux serviteur prisonnier lui aussi, comme si on s’était tellement endurcis au désastre de l’homme, conscient, oui, mais habitué, prévenu, ne pouvant pas succomber à l’émotion à chaque annonce de massacres, de douleurs, qu’il n’y ait plus que effort de l’animal à l’ouvrage, son application, son acceptation, cette manière qu’il a de faire son travail de bête alors que nous savons si mal faire notre travail d’homme, qu’il n’y ait plus que la vision d’une telle souffrance retenue qui puisse provoquer en nous cette tendresse infinie, cette émotion à simplement le voir aller, Yallah Yallah, de son pas de danseur malgré la charge, sabot plié, sabot jeté, âne des conquêtes bien plus que le cheval, le boeuf, bien plus que le chameau, le dromadère, âne qui pousse du front l’air qui résiste et ouvre la brèche où l’homme suit.)
(Je dis l’âne - mais c’est pour qu’il m’accompagne. Je ne veux pas y aller seul. Je dis, mais c’est pour m’approcher de cette benne à ordures qui attend quelque part dans la vieille ville, et, quand je l’ouvrirai, le bébé sera là, cou coupé, chiffon de chair dans son linceul d’ordures. Je dis la fille elle aussi cherche l’enfant à travers la ville.)
(Je dis que ça pourrait être à force d’âne, ce petit train de poubelles zigzaguant comme un lombric dans les rues de la vieille ville, lent cortège de chariots à ordures tirés par un vieil âne blessé, et l’enfant là dedans ni mort ni vivant tant qu’on n’ouvrira pas le capot de la benne on ne pourra pas dire s’il est mort s’il est vivant, comme le chat de Schrödinger.)
(Je dis l’âne - mais c’est un nom de hasard, : Yallah ! Yallah ! aller, toujours aller, et le bout de aller personne ne le voit.)