Au mois de juin, fin de classe de première oblige, il a passé le bac de français, écrit, oral, matière de peu d’importance lorsqu’on est en section scientifique et que comptent avant tout maths, physique, chimie, il ne sait pas bien ce qu’il veut faire plus tard, n’y pense pas du tout, au petit jeu des carrières envisagées il est tout à fait inapte, plus tard ? il ne sait pas, peut-être n’a-t-il même pas conscience que cela puisse exister, il est bon en maths, il fait des maths, c’est la seule raison, moitié sérieux moitié plaisanterie un de ses oncles a déjà promis de lui payer bicorne et sabre de polytechnique, il laisse faire, laisse dire, le seul endroit où il apprend à réfléchir un peu c’est l’aumônerie du lycée, le prêtre qui l’anime a l’ambition de leur donner les moyens de débattre sans complexe avec les grandes pensées de ce temps, existentialisme, marxisme, mais Teilhard de Chardin aussi dont le prêtre est grand lecteur, il y découvre bien plus que dans les heures officielles de classe, d’autant que le prêtre a d’autres cordes à son arc : motard (il roule en BMW), alpiniste (il a gravi la plupart des sommets des Alpes), il est encore aumônier des scouts, ce qui fait qu’à la lecture de pages de Marx, de Sartre, de Teilhard, le garçon doit aussi ajouter à son crédit d’avoir roulé avec lui à plus de cent à l’heure sur le boulevard de Cimiez, d’avoir été mis au défi de passer un surplomb sur lequel il venait de dévisser à deux reprises, et cette parole un jour de célébration des Professions de foi de tous les élèves de sixième des lycées de Nice, le Palais des expositions est comble, une vraie foire, le garçon est dans le chœur, à côté du prêtre qui, à un moment, lui dit : Simone Weil aimait à répéter que lorsque Jésus avait dit "Quand deux ou trois sont réunis en mon nom je suis au milieu d’eux", il n’avait pas dit plus, le prêtre lui avait donc aussi fait découvrir le nom de Simone Weil et quelques pages de La pesanteur et la grâce. Mais il ne voyait pas vraiment le rapport que cela avait avec ce qu’on apprend à l’école. Il avait préparé son bac de français comme il avait l’habitude de réviser ses contrôles, consciencieusement mais sans trop en faire, et plutôt que de s’ennuyer à ressasser les fiches que le professeur de lettres leur avait fait préparer sur chacun des textes proposés à l’oral, il avait emprunté à la bibliothèque une de ces anthologies littéraires dans laquelle il comptait glaner quelques citations qu’il pourrait facilement placer quel que soit le sujet abordé, il tomba sur des passages d’un certain Reverdy qu’il recopia et apprit, la chance voulut qu’à l’oral, quelques jours plus tard, il put en ressortir quelques phrases, il obtint un 17 qui lui parut miraculeux.