A relire aujourd’hui quelques uns des textes que Reverdy consacra à "la fonction poétique" et dont on peut penser qu’étaient extraits les passages lus et mémorisés par le garçon pour quelques heures seulement, on ne peut qu’être ébranlé par la justesse de son geste : il y est question (Cette émotion appelée poésie) d’un garçon entre quinze et vingt ans qui, découvrant les livres, y prend conscience de
l’étrange pouvoir des mots qui lui révèlent qu’il y a en lui un lieu sans lien apparent avec la commune mesure des événements de la vie et que ce lieu secret doit être celui où il se ressemble le plus à lui même
il y apprend comment, à la suite de cette révélation, certains, que l’on appelle poètes, se mettent à leur tour à écrire :
Et le poète écrit. Il écrit d’abord pour se révéler à lui-même, savoir de quoi il est capable pour tenter l’ambitieuse aventure d’accéder peut-être un jour au domaine féérique, dont les œuvres qu’il aime lui ont donné l’insupportable nostalgie. S’il est réellement marqué, il ne lui faut pas bien longtemps pour sentir et comprendre que ce qui importe c’est d’arriver à mettre au clair ce qu’il a de plus inconnu en lui, de plus secret, de plus caché, de plus difficile à déceler, d’unique.
On pourrait recopier tout le texte tellement on devine ce qu’il peut receler de puissance et d’attrait pour un jeune garçon qui, sans s’y attendre, est brusquement saisi par l’inconnu lumineux de ce qu’il entrevoit. La poésie n’est pas dans les choses, dit Reverdy.
Elle n’est pas plus dans les mots que dans le coucher du soleil ou l’épanouissement splendide de l’aurore, la tristesse ou la joie. Elle est dans ce que deviennent les mots atteignant l’âme humaine, quand ils ont transformé le coucher du soleil ou l’aurore, la tristesse ou la joie. Elle est dans cette transmutation opérée sur les choses par la vertu des mots (.../...) Ce sont les poètes, ces téméraires accumulateurs d’émotions violentes qui l’y ont mise - pour vivre, pour se débarrasser des intolérables surcharges.
Rien ne dit qu’à ce moment là le jeune garçon ait considéré ces textes autrement que comme des outils scolaires, mais ça :
téméraires accumulateurs d’émotions violentes,
n’était-ce pas déjà appel résonnant bien plus intimement que tout projet de carrière ? Pour le jeune garçon livré à la lecture inopinée de ces textes, c’était en peu de phrases double révélation de l’infini malheur du monde et de la possibilité d’y faire face, double pouvoir des mots qui, tout à la fois, mettaient à jour en lui les blessures d’un monde inaccompli et se proposaient comme les seules armes capables d’en défier les puissances obscures.
Ce que je veux dire, c’est que cette obligation pour l’homme de faire face aux forces qui s’opposent à l’accomplissement de son destin n’a pas cessé, qu’elle ne cessera probablement jamais et que le moyen, le presque unique moyen dont il dispose pour triompher dans cette lutte est celui de l’imagination.
Rien ne prouve, bien sûr, qu’à cette époque il ait entrevu ne serait-ce qu’un éclair de ce qu’il devrait, par la suite, s’imposer comme un choix. Il se trouva pourtant, le jour même, une sorte de prêtresse capable de déceler ce qui était en cours et décidant de l’adouber sur le champ.