Petits points cardinaux

Michel Séonnet

Temps vient

mardi 6 avril 2004

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Temps vient.

Et donne chance de se défaire de la mort.

Rien n’a été perdu.

Rien dont nous ne puissions attendre le retour.

Le passé ce n’est rien d’autre que le laissé en attente d’attente.

Notre tâche est d’attente.

Retrouvaille.

Fiançaille.

Retour en arrière n’a pas de sens. Il n’y a que devant nous. Devant se renoue l’alliance avec le passé.

Maintenant, c’est ce qui donne chance d’accueillir le relèvement d’un passé.

"Je dis chance" (René Char)

Jadis : mot de mort pour les morts.

Au commencement, il y a la mort. Après vient le temps.

Ne cesse de venir.

Ne cesse de donner chance.

Promesse prise dans ses glaces que le temps vient délivrer.

Le passé est devant nous.

Les morts nous attendent.

Il y a du non-parvenu par eux qui attend notre effort.

Le passé attend le temps de son retour.

Le passé attend son tour.

Sens toujours à venir.

"Le sens c’est la promesse" (Dietrich Bonhoeffer)

Il faudrait dire : le sens c’est ce que le temps exhume à chaque fois qu’il vient.

Temps vient à coup de pelle.

Comme écrire.

Rien d’autre que ce qui vient.

Rien d’autre, pour ce qui vient, que de re-nouer ce qui a été vécu. Et laissé.

Il y a bien plus d’à-venir dans ce qui a été que dans ce qu’on appelle "nouveau", "moderne".

Temps qui vient, c’est porte ouverte sur ce qui fut, dans le passé, laissé pour compte.

Passé vient lui aussi. Promesse tout autant que malédiction.

Pour ça qu’il est absurde d’exhorter au "devoir de mémoire". Mémoire est une attente. Mémoire, c’est défricher pour accueillir le temps qui vient.

Il n’y a que le présent. Non pas (Augustin) parce que passé n’est plus et futur pas encore. Mais parce que présent, c’est cette pointe où temps vient, chiffonnier, bric à brac de passés en quête de futur.

Temps vient. Evénement. Il n’est rien d’autre.

Lorsqu’on demande au temps son nom, il dit simplement : "Merveille" (Samson - Livre des Juges)

Temps qui vient c’est l’ange qui annonce à la femme stérile que le passé (la promesse) va avoir un avenir (l’enfant).

Quand temps vient, c’est tous les temps confondus.

On appelle aussi naître cet instant où temps vient.

Aucune innocence de naître. On naît toujours plus vieux que soi-même. Mémoire de tout ce que l’on n’a pas vécu.

Temps vient pour qu’on s’en fasse un corps.

Il n’y a pas d’innocents.

Lorsque temps vient c’est autant de promesses que de fautes. Tous promis. Tous fautifs. Et "péché originel" ce ne serait rien d’autre que reconnaître cela.

Venir au temps, c’est corps toujours déjà marqué d’un passé non vécu - et tâche de le vivre.

Ce n’est pas le futur qui fait peur. Mais le passé qui nous y attend.

Coupable de ce qui va venir. Ne pouvant trouver grâce que dans ce qui vient.

Illusion d’Abraham : croire qu’il suffit d’un coup du tranchant de la lame pour que cesse la faute. Allant au bout du geste, c’est tout ensemble faute et promesse qu’il aurait égorgées.

Temps qui vient ramène la mort, ramène l’amour.

Quoi d’autre, l’amour, sinon cette incandescence (coup de foudre, on dit) où ce qui vient ressaisit en un seul corps tout ce qui fut attente, prédiction, construction inconsciente. Tout un passé qui prend corps dans la fulgurance de celui (celle) qui vient.

Temps qui vient est amour.

L’amour - la prophétie qui se réalise.

La mort.

Temps qui vient est la mort.

Tu viendras. Tu aimeras. Tu mourras.

Pour ça que naître est toujours devant.

Pour ça qu’il arrive à certains que naître et mourir soit d’un même souffle. Que vienne le temps de naître à l’instant de mourir.

Veiller. Et faire que quand mort vient on soit encore en attente de naître.

Vieillir n’est rien d’autre que ce défi.

Temps qui vient quand tout s’en va.

Lorsque temps vient, "moderne" n’a jamais été aussi vieux.

Nous avons trop longtemps confondu l’avancée velléitaire et l’appel à devenir. La conquête et la rencontre. Nous avons cru que terre promise c’était terre due. Que promis c’était dû. Et qu’on pouvait y entrer à main forte. Mais terre n’est pas temps. Et une fois la terre conquise, il faut attendre que le temps vienne. Attendre encore.

Viens ! Viens !

Je re-dis : chance.

Lorsque temps vient je suis le frère de mon père, le fils de mes enfants. J’accouche de mes aïeux.

Peu importent les siècles.

Au commencement, la mort, l’inanimé. Puis le tohu-bohu. Puis vient le temps qui donne chance.

L’histoire commence quand l’homme tente de s’arracher à la mort et accueille le temps comme cette chance-là.

Stupidité du sablier. Temps qui trahit le temps qui vient. Le compte à rebours pèse le temps comme n’importe quelle marchandise. Temps gagné. Temps perdu. L’heure des comptes.

La fin des temps n’est pas ce qui survient au dernier grain de sable du dernier sablier, heure où l’on solde le compte, mais bien au contraire (si l’on tient à garder image) l’heure de la déflagration qui remet en présent tous les grains écoulés.

Tous les passés un seul maintenant.

"Récapitulation". (Saint Paul)

Accomplissement du temps en son ultime venue.

Relèvement de l’attente.

"Tout est accompli". Non pas comme un déterminisme (ça a lieu comme c’était écrit). Mais en relèvement de prophétie - ça a lieu à partir du passé où déjà cela eut lieu en promesse.

Avoir lieu de l’accomplissement qui vient relever les attentes, les promesses.

Relevé d’entre les morts.

Et chaque maintenant en rend possible l’accueil.

L’événement.

C’est maintenant que se réalise la promesse d’avenir du passé.

C’est aujourd’hui l’avenir du passé.

Aujourd’hui donne avenir au passé.

Temps vient qui donne avenir au passé.

Il n’y a d’avenir que sur le lieu de ce qui eut lieu.

Les meurtres comme les naissances.

Sur les lieux de cet eu-lieu.

Ce qui vient c’est ce qui eut lieu, mais sorti de sa gangue.

Gangue - de Gang, qui veut dire "chemin" et "filon" en allemand.

Temps qui vient sort le passé de son chemin.

Met à jour.

Temps qui vient accomplit. N’achève pas.

Achever fait du présent un passé quand accomplir fait du passé un futur.

La mort achève qui donne tout au passé - et le passé lui-même.

Temps vient.

La délivrance.

Ou la chute.

Guerre vient aussi. Et ravage.

Nous avons appris que temps peut venir qui en finisse avec toute venue du temps.

"Il tombera dans le trou qu’il a fait" (Psaume 7)

A la levée du temps qui vient, "progrès", "recul", "ancien", "moderne" : tout cela n’est que fumées.

"Fumée ! " "Tout est fumée".

Sauf l’étincelle du temps qui vient.

Ou l’incendie.

Parler la langue de son propre incendie. (Artaud)

Le poème est la trace du temps qui vient.

Tout le blanc de la page pour accueillir ce qui vient dans le temps qui vient.

Le sang, aussi.

Dans la nuée.

Ce que voit le voyant c’est cette venue dans la nuée. Tous les signes entremêlés. Guerre dans progrès. Peine avec espoir. Libération avec terreur.

Temps vient comme tempête qui dépose sur la plage les débris toujours vivants de corps jamais libérés de leurs étreintes, de leur fureur.

Passé n’est pas.

- Qui va là ?
- C’est le temps !

Bien pour cela que nous ne faisons que naître. Pas d’autre destin que naître. Et naissant, retrouvant en futur tout ce que l’on dit héritage.

Parole dite au père :
"Tous tes morts j’en ai hérité" (Gatti)
Mais plus encore :
Toutes tes morts, j’en ai hérité.

Puisque hériter c’est accepter que vienne aujourd’hui en futur cette part du passé (terres, douleurs, gènes et histoire).

Il faut que temps vienne pour que le patrimoine soit délivré.

Temps qui vient ne vient pas pour reconduire au "Paradis perdu", mais chaque fois : "Jérusalem délivrée".

A chaque fois délivrée.

Le temps qui vient libère la part reçue en héritage.

Boite de Pandore, bien souvent.

Le moment de transmission d’héritage, le moment où l’héritage est accueilli, est figure de la récapitulation. Le passé vient en présent, dans les deux sens : don et temps.

Temps qui vient vient en présent. Comme don.

L’héritage n’est pas capitalisable. Tout de suite offert à la dépense.

Nulle possibilité de stocker le temps qui vient.

Du don au don.

Cadeau empoisonné, bien souvent.

Temps qui vient en présent comme charge.

Comme joug.

Ce qui vient (l’événement) ne vient jamais qu’en ce futur qui nous vient du passé.

Qu’en ce passé qui revient.

Ainsi - on ne peut rien comprendre à la situation d’Israël aujourd’hui si l’on refuse au temps sa manière de venir. Ce qui vient, viendra, de guerres autant que de fraternisation, a lieu dans la boucle d’un temps où la fermeture des camps de destruction est encore à venir.

Rituel de Pessah - le passage de la Mer rouge, c’est aujourd’hui.

Rituel de Shoah - l’entrée dans la chambre à gaz, c’est aujourd’hui.

La grande escorbaderie du siècle vingtième c’est d’avoir accolé l’un à l’autre deux désastres qui auraient dû s’ignorer - désastre de la destruction des Juifs d’Europe ; désastre des spoliations coloniales.

Temps vient - et s’y affrontent foules hallucinées des places des appels, et foules errantes des privées de nation. La morale - et la politique - ne sont là d’aucun secours. Tellement de récits de camp (Elie Wiesel, Primo Lévi) pour dire ces déportés s’entretuant pour un morceau de rien. Tellement de récits de colonisés (Frantz Fanon, Aimé Césaire) racontant cette histoire de l’humilié devenu chacal.

Temps ne passe pas.

Comme dans le film de Gatti ("L’Enclos") - un Juif et un Communiste enfermé dans le même enclos du camp. Celui qui, à l’aube, aura tué l’autre, aura la vie sauve.

Comme dans l’enclos - le Juif jouant sa vie à la porte de la chambre à gaz ; l’Arabe luttant pour sa vie de désert en désert.

Quand temps vient, peu importe l’équilibre des douleurs. Chaque blessure est totale. Et totale l’énergie du désespoir de qui voit qu’il va mourir.

"Il n’y a pas de marches dans la mer. Il n’y a pas de degré dans la souffrance". (Jabès)

Héraclite avait tort (et raison). "On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve". C’est toujours la première. C’est toujours le même fleuve. Comme si c’était la première fois chaque fois qu’on se baigne dans ce fleuve toujours le même.

Et il ne sert à rien de dire qu’il faut "oublier le passé", "tourner la page". Le passé ne s’oublie pas. Il se résout. Tâche d’homme c’est d’accueillir le temps qui vient comme chance pour résoudre le passé. Justice, c’est cela. Faire justice.

L’énorme difficulté à laquelle sont confrontés Juifs et Palestiniens c’est qu’il leur faut résoudre ensemble un passé qui n’est pas commun.

Que peut l’Arabe pour l’homme d’Auschwitz ? Que peut le Juif pour l’errant des partages coloniaux ? Chacun ne peut voir dans l’autre que le bourreau toujours à l’œuvre d’un passé qui ne cesse de venir.

Ce qui, du passé, vient dans le temps qui vient, est tout aussi "réel", "objectif" que les questions de terres, de murs, d’espace.

Les morts tuent - on l’oublie un peu vite.

Temps qui vient, c’est tout autant le Shâtan que le Messie.

Il ne faut pas, comme on le dit, "donner du temps au temps" - mais lui donner espace. Terre aussi bien que corps. Il faut que temps s’incarne pour devenir destin.

Temps qui vient, c’est pétri de boue et de terre.

Temps où le boueux, le terreux (l’Adam) trouve sa trace à accomplir.

"Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde" (Kafka)

Seconde le temps qui vient.

Seconde la boue du temps toujours en effervescence.

Il n’y a pas de digue assez puissante pour mettre à l’abri du temps qui vient.

Murs, tours, boucliers, richesses, puissance, empire - longue est la liste des tentatives de l’homme pour se mettre à l’abri du temps qui vient.

L’histoire - l’histoire des livres d’histoire qui est "histoire des vainqueurs" (Benjamin) - est histoire de toutes ces tentatives de se mettre à l’abri.

Le poème est pur accueil du temps qui vient.

Le livre - trop souvent - manière encore de vouloir le tenir entre des digues.

Bras de fer impossible avec le temps.

Seulement se soumettre.

Ce qui n’est pas baisser les bras.

Seulement s’abandonner.

Ce qui n’est pas abandonner.

Abandon comme tâche.

Lorsque temps vient, impuissance de la puissance.

Lorsque temps vient, la puissance n’affiche sa puissance qu’en nombre de morts au kilomètre-carré.

Morts qui s’ajoutent aux morts.

Morts toujours au futur.

Et d’autres massacres pour affirmer sa puissance sur eux.

La puissance cherche toujours à faire taire les morts sous le poids des morts.

Mais ce sont les morts eux-mêmes qu’il faudrait pouvoir définitivement tuer.

La mise en cendres des Juifs n’avait d’autre but : que ce soit pour toujours.

Impossible (pour nous, Européens) de ne pas tenir chacune de nos paroles, de nos décisions, chacun de nos rêves, à l’expertise de ce qui fut la tentative de destruction des Juifs d’Europe.

De ce qu’est, ne cesse d’être, la tentative de destruction des Juifs d’Europe.

Temps qui vient les ramène toujours à l’heure de l’agonie.

Non pas comme une faute (qu’il faudrait racheter). Pas même comme un devoir (de mémoire). Mais comme s’ils étaient devenus pour nous quelque chose de la matière même du temps qui vient.

A une autre mesure : temps qui vient pour l’habitant des Amériques vient toujours peuplé des millions d’Indiens massacrés.

Il ne s’agit pas de payer le prix du sang. Il s’agit simplement d’accepter de faire place à tous ses morts à notre table.

Nous ne pouvons plus vivre sans eux.

"Sans eux c’est sans nous" (Gatti)

Juif vient.

Indien vient.

Mais viennent aussi avec eux le cortège des justes (notre secours).

Lorsque temps vient, les armes du passé ne sont pas délaissées.

Temps vient nous oblige à faire feu de tous les rêves irrésolus.

- Ô morts, pourquoi nous poursuivez-vous ?
- Pour participer, avec vous, à notre commune délivrance.

"Foule immense".

"Ceux qui viennent de la grande épreuve". (Apocalypse de Jean)

Chaque temps est temps possible de récapitulation qui est temps de justice. Mais lorsque le meurtre a été si nombreux ?

Il faudrait savoir accueillir chaque mort un à un. Que chacun accueille chaque mort un à un. Tâche sans fin. Notre histoire. Dont nous croyons pouvoir nous échapper. Mais qui vient, vient.

Nous vivons au milieu de bien plus de morts que de vivants.

Morts qui sont chance autant que poids.

Il y a plus de futur dans la plupart des morts que dans bien des vivants.

Ainsi viennent des livres écrits depuis bien longtemps.

Viennent des phrases dites par d’autres voix.

Et c’est première fois quand nous les (re)lisons.

Première fois quand nous les (re)mâchons.

Tout livre est à venir qui est en attente de lui-même au moment où il sera lu.

Tout homme est à venir.

Temps vient.

Homme va.

Et la rencontre.

"Ah ! Que le temps vienne
Où les cœurs s’éprennent !"
(Rimbaud)

Parce qu’il faut un corps pour que temps vienne.

Corps qui marche.

N’œuvre pas. Marche. Il n’a d’œuvre que ce marcher.

Ne marche jamais qu’au devant de sa propre mort.

Marche.

Et marcher, c’est prendre le temps comme on prend l’air.

Ce n’est pas le temps qui passe. C’est nous. Nous qui passons.

Illusion de croire que c’est le temps qui passe.

Comme quand, assis dans le train, on attend le départ. Tout d’un coup on croit qu’on est parti. Mais non. C’est l’autre train, sur la voie d’à côté.

Homme va. Temps vient.

Il arrive que ce soit à la rencontre l’un de l’autre.

Il arrive que l’on finisse par traverser le temps.

Mur du temps comme il y a un mur du son. Formidable déflagration.

Passé le mur du temps, la marche continue.

La mort toujours devant.

Temps vient comme une vague.

Vague après vague.

Mer incessante.

Vagues incessantes, l’éternité.

"Elle est retrouvée.
Quoi ? - L’Eternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil."
(Rimbaud, encore)

Chaque chute comme une mise à l’eau.

Icare.

Et l’attente de la vague qui vient après la vague.

Monde des Leviathan.

Monde des gros poissons, aussi.

Mais sans savoir si l’un d’entre eux aura mission de déposer le noyé sur la plage.

Lorsque temps vient, difficile de ne pas croire que c’est l’ange !

Ailes et visage.

Nageoires et branchies.

Ange vient.

Qui porte et dépose sur la plage.

Je dis ange - mais c’est toujours l’âne que je vois.

Oreilles et front de pierre.

Âne vient.

Âne pour conduire au devant du temps qui vient.

Obstination et lenteur.

Âne pour conduire au devant du terrible.

Temps qui vient est terrible.

Lorsque temps vient, c’est bien souvent un enfant mort. Ou un pendu.

Obstination de l’âne pour ne pas s’écarter du chemin.

O ! A ! Yallah !

Écriture à dos d’âne.

O ! A ! Yallah !

Le poème est cet effort de l’âne au devant de ce qui vient.

L’amour aussi ?

Y arriver.
Que ça arrive.
Effort aussi lourd l’un que l’autre.

"Marcheur, ô sentinelle
Qu’entends-tu de la nuit ?" (Franck Venaille)

Marche d’attente comme il y a des marches d’approche.

N’écrire que (dans) ce qui vient.

Ce qu’on appelle rencontre : l’effort de marche saisi dans le temps qui vient.

Autre nom du poème.

On dresse dans certains déserts de grands panneaux capteurs d’humidité nocturne. En l’absence de pluie, on récolte malgré tout au matin de l’eau dans de petites rigoles.

Ainsi, écrire.

Eau captée au désert.

Eau vient.

"Donne-moi cette eau" (Jean 4, 7)

Mais le temps, on ne peut le puiser comme l’eau à la source.

Ni tirer au nuage comme au canon à grêle.

Temps vient quand il veut.

Non : temps vient quand il vient.

Temps vient quand il trouve à sa venue la pierre à scandale qui déclenche l’alarme.

Tocsin, temps qui vient.

Glas.

Volée.

Temps vient à la volée.

A moins que la volée (le tocsin, le glas) ne soient appeaux pour attirer le temps.

Ah que le temps vienne (encore).

De même le muezzin, cinq fois par jour.

Chant du Viens !

Marche immobile du chanteur à la terrasse des attentes.

Tour de veille.

Chanson de la plus haute tour, oui. (toujours Rimbaud)

"Monte sur la colline. Dis ce que tu vois."

Je vois le temps qui vient.

La nuée ?

Le mirage ?

Le vol de sauterelles qui ravage ?

"Le voici, il vient !
Il ressemble à la gazelle ou au faon des chevreuils" (Cantique 2, 8)

Temps vient comme une gazelle.

Temps vient et entraîne au cellier, au débit de boisson.

Saoulé de temps comme de vin.

Comme de vent.

Girouette affolée qui se livre au temps qui vient.

Vite. Descendre se mettre à l’abri.

Ô temps, suspend ton vol !

Tête d’autruche dans le sable quand temps vient si fort.

Ce qu’on appelle lâcheté.

Baisser la tête quand le temps vient.

"Je ne suis pas le gardien de mon frère"

Je ne suis pas le préposé au temps qui vient.

Je ne suis pas.

Mais temps qui vient c’est l’heure du jugement.

Heure du juste et de l’injuste.

Même quand vient en sourdine.

Surtout quand vient sans s’annoncer.

A peine un silence de brise.

Temps vient comme un voleur.

Mais nous confondons toujours l’horizon et le seuil. La marche à la mort et la venue du temps.

Pour ça que nous croyons pouvoir mesurer le temps.

Nous ne mesurons que notre fatigue.

Croyant que chaque pas est à déduire. Chaque pas un pas de moins.

Arrive pourtant que l’horizon soit le seuil.

Arrive que soit.

"L’essence de l’homme est à l’avant de lui-même" (Henri Maldiney)

L’essence du temps aussi (si cela veut dire quelque chose).

L’essence du temps, le sens du temps est de s’ouvrir en seuil à l’horizon de l’homme.

L’irruption du seuil vient déjouer la marche à la mort.

Non : la marche à la mort n’est autre que cette guettée du seuil qui viendra non pas l’interrompre mais la surprendre.

Blanchot : "Venir, fût-ce nulle part, seulement là où - dans la suite des fissures-crevasses du mourir - la lumière incessante (qui n’éclaire pas) fascine."

Temps vient dans "la suite des fissures-crevasses du mourir".

L’homme non pas jeté comme un être-à-mourir. Mais lancé, offert, donné - abandonné en pâture, si l’on veut - à la survenue du temps qui inter-rompt la marche à mort. Ne l’efface pas. Mais la cor-rompt, en quelque sorte.

Traversée de la mort.

"Pas au delà"

A chaque venue du temps.

Hypothèse.

Image de la flèche pouvant saisir au vol la volée de l’oiseau.

A moins que ce ne soit l’oiseau qui vienne, de sa vie, déjouer la parabole de la marche à la mort du projectile.

Tir "au jugé".

Jugement comme un savoir. (Joël Paymal)

Car temps qui vient, on le pré-sent. Et il faut être rapide. Prêt. Disponible et disposé.

Sinon (et là, on peut le dire) : temps passe.

Passe et manque.

On n’en saisit que l’ombre.

Étreint le vide.

Temps qui vient, c’est l’histoire ?

Temps qui vient c’est l’irruption du seuil sans fin sollicitée par la marche d’approche.

"Rencontre", "poème", événement", "amour", "histoire".

Sans fin sollicités par la patience.

Par la patience qui fait violence.

Par la patience à coups de pelles à la venue du temps qui vient.

La patience et l’effort.

"Le stylo est ma pelle" (Imre Kertesz)

Non pas l’œuvre mais l’ouvrage.

Chacun à sa tâche.

Celle d’aller (l’homme).

Celle de venir (le temps).

Chacun sa responsabilité.

Et même d’aller malgré le temps.

A contre temps.

Désert.

Effort sur effort, et temps qui ne vient pas.

Désert.

"Jusqu’à quand !"

Nuit où le temps ne vient pas.

Ni la guerre, ni l’étreinte.

Mer sans vent.

Toutes les voiles affalées.

"Jusqu’à quand ?"

Aucun effort ne peut faire naître le jour.

Ne peut faire se lever le vent.

Horizon sans venue.

A force de ne pas venir, le temps est conspué dans cela même qui le nie (l’horloge)

On comprend qu’en des moments de furie, on croit pouvoir alors tirer sur les horloges, et ainsi en finir.

Obsession du battement d’aiguilles comme un vol d’oiseaux de morts.

« Jusqu’à quand ? »

Jusqu’à ce que vienne.

Vienne l’incertitude.

Vienne la question

"Dans la suite des fissures-crevasses du mourir".

Temps vient, et à nouveau il faut se saisir de la pelle.

Se laisser saisir et emporter.

L’espérance est abandon au temps qui vient.

La pure temporalité.

Le désespoir aussi.

Au même tranchant de temps qui vient.

Le temps qui vient n’est en soi ni le pire ni le meilleur. Sa survenue est le point d’appui du levier capable de soulever le monde.

Ou de le faire sombrer.

Temps qui vient est décisif.

Temps qui vient est péril.

La survenue du temps ouvre des failles où l’on peut se perdre.

La survenue du temps ouvre des failles où (se) perdre et gagner ne sont plus des contraires.

Qui veut gagner sa vie la perd au temps qui vient.

Coup de vent.

Coup de temps.

Et consoler, ce ne serait pas effacer, panser, faire taire les blessures, mais les remettre au temps. Faire que la douleur puisse prendre le temps comme la voile prend le vent.

Donner un futur à la blessure.

Non pas l’enterrer sous la plainte et la baume. Mais au contraire : la déterrer, la lâcher en plein temps qui vient.

Prise au vent.

Cerf-volant.

Consoler comme on tire sur la corde pour ramener au vif du vent ce presque pantin qui s’agite dans le ciel.

Une fois la mutation accomplie, ne reste plus qu’à couper la corde.

Temps qui vient vient soulever le poids de mort qui engloutit la blessure.

La rend vive.

Que ta blessure soit.

Au vif du temps qui vient.

Lorsque temps vient, geste d’homme c’est d’in-venter la terre. Morts et vivants confondus.

Et donne chance de se défaire de la mort.

Rien n’a été perdu.

Rien dont nous ne puissions attendre le retour.

Le passé ce n’est rien d’autre que le laissé en attente d’attente.

Notre tâche est d’attente.

Retrouvaille.

Fiançaille.

Retour en arrière n’a pas de sens. Il n’y a que devant nous. Devant se renoue l’alliance avec le passé.

Maintenant, c’est ce qui donne chance d’accueillir le relèvement d’un passé.

"Je dis chance" (René Char)

Jadis : mot de mort pour les morts.

Au commencement, il y a la mort. Après vient le temps.

Ne cesse de venir.

Ne cesse de donner chance.

Promesse prise dans ses glaces que le temps vient délivrer.

Le passé est devant nous.

Les morts nous attendent.

Il y a du non-parvenu par eux qui attend notre effort.

Le passé attend le temps de son retour.

Le passé attend son tour.

Sens toujours à venir.

"Le sens c’est la promesse" (Dietrich Bonhoeffer)

Il faudrait dire : le sens c’est ce que le temps exhume à chaque fois qu’il vient.

Temps vient à coup de pelle.

Comme écrire.

Rien d’autre que ce qui vient.

Rien d’autre, pour ce qui vient, que de re-nouer ce qui a été vécu. Et laissé.

Il y a bien plus d’à-venir dans ce qui a été que dans ce qu’on appelle "nouveau", "moderne".

Temps qui vient, c’est porte ouverte sur ce qui fut, dans le passé, laissé pour compte.

Passé vient lui aussi. Promesse tout autant que malédiction.

Pour ça qu’il est absurde d’exhorter au "devoir de mémoire". Mémoire est une attente. Mémoire, c’est défricher pour accueillir le temps qui vient.

Il n’y a que le présent. Non pas (Augustin) parce que passé n’est plus et futur pas encore. Mais parce que présent, c’est cette pointe où temps vient, chiffonnier, bric à brac de passés en quête de futur.

Temps vient. Evénement. Il n’est rien d’autre.

Lorsqu’on demande au temps son nom, il dit simplement : "Merveille" (Samson - Livre des Juges)

Temps qui vient c’est l’ange qui annonce à la femme stérile que le passé (la promesse) va avoir un avenir (l’enfant).

Quand temps vient, c’est tous les temps confondus.

On appelle aussi naître cet instant où temps vient.

Aucune innocence de naître. On naît toujours plus vieux que soi-même. Mémoire de tout ce que l’on n’a pas vécu.

Temps vient pour qu’on s’en fasse un corps.

Il n’y a pas d’innocents.

Lorsque temps vient c’est autant de promesses que de fautes. Tous promis. Tous fautifs. Et "péché originel" ce ne serait rien d’autre que reconnaître cela.

Venir au temps, c’est corps toujours déjà marqué d’un passé non vécu - et tâche de le vivre.

Ce n’est pas le futur qui fait peur. Mais le passé qui nous y attend.

Coupable de ce qui va venir. Ne pouvant trouver grâce que dans ce qui vient.

Illusion d’Abraham : croire qu’il suffit d’un coup du tranchant de la lame pour que cesse la faute. Allant au bout du geste, c’est tout ensemble faute et promesse qu’il aurait égorgées.

Temps qui vient ramène la mort, ramène l’amour.

Quoi d’autre, l’amour, sinon cette incandescence (coup de foudre, on dit) où ce qui vient ressaisit en un seul corps tout ce qui fut attente, prédiction, construction inconsciente. Tout un passé qui prend corps dans la fulgurance de celui (celle) qui vient.

Temps qui vient est amour.

L’amour - la prophétie qui se réalise.

La mort.

Temps qui vient est la mort.

Tu viendras. Tu aimeras. Tu mourras.

Pour ça que naître est toujours devant.

Pour ça qu’il arrive à certains que naître et mourir soit d’un même souffle. Que vienne le temps de naître à l’instant de mourir.

Veiller. Et faire que quand mort vient on soit encore en attente de naître.

Vieillir n’est rien d’autre que ce défi.

Temps qui vient quand tout s’en va.

Lorsque temps vient, "moderne" n’a jamais été aussi vieux.

Nous avons trop longtemps confondu l’avancée velléitaire et l’appel à devenir. La conquête et la rencontre. Nous avons cru que terre promise c’était terre due. Que promis c’était dû. Et qu’on pouvait y entrer à main forte. Mais terre n’est pas temps. Et une fois la terre conquise, il faut attendre que le temps vienne. Attendre encore.

Viens ! Viens !

Je re-dis : chance.

Lorsque temps vient je suis le frère de mon père, le fils de mes enfants. J’accouche de mes aïeux.

Peu importent les siècles.

Au commencement, la mort, l’inanimé. Puis le tohu-bohu. Puis vient le temps qui donne chance.

L’histoire commence quand l’homme tente de s’arracher à la mort et accueille le temps comme cette chance-là.

Stupidité du sablier. Temps qui trahit le temps qui vient. Le compte à rebours pèse le temps comme n’importe quelle marchandise. Temps gagné. Temps perdu. L’heure des comptes.

La fin des temps n’est pas ce qui survient au dernier grain de sable du dernier sablier, heure où l’on solde le compte, mais bien au contraire (si l’on tient à garder image) l’heure de la déflagration qui remet en présent tous les grains écoulés.

Tous les passés un seul maintenant.

"Récapitulation". (Saint Paul)

Accomplissement du temps en son ultime venue.

Relèvement de l’attente.

"Tout est accompli". Non pas comme un déterminisme (ça a lieu comme c’était écrit). Mais en relèvement de prophétie - ça a lieu à partir du passé où déjà cela eut lieu en promesse.

Avoir lieu de l’accomplissement qui vient relever les attentes, les promesses.

Relevé d’entre les morts.

Et chaque maintenant en rend possible l’accueil.

L’événement.

C’est maintenant que se réalise la promesse d’avenir du passé.

C’est aujourd’hui l’avenir du passé.

Aujourd’hui donne avenir au passé.

Temps vient qui donne avenir au passé.

Il n’y a d’avenir que sur le lieu de ce qui eut lieu.

Les meurtres comme les naissances.

Sur les lieux de cet eu-lieu.

Ce qui vient c’est ce qui eut lieu, mais sorti de sa gangue.

Gangue - de Gang, qui veut dire "chemin" et "filon" en allemand.

Temps qui vient sort le passé de son chemin.

Met à jour.

Temps qui vient accomplit. N’achève pas.

Achever fait du présent un passé quand accomplir fait du passé un futur.

La mort achève qui donne tout au passé - et le passé lui-même.

Temps vient.

La délivrance.

Ou la chute.

Guerre vient aussi. Et ravage.

Nous avons appris que temps peut venir qui en finisse avec toute venue du temps.

"Il tombera dans le trou qu’il a fait" (Psaume 7)

A la levée du temps qui vient, "progrès", "recul", "ancien", "moderne" : tout cela n’est que fumées.

"Fumée ! " "Tout est fumée".

Sauf l’étincelle du temps qui vient.

Ou l’incendie.

Parler la langue de son propre incendie. (Artaud)

Le poème est la trace du temps qui vient.

Tout le blanc de la page pour accueillir ce qui vient dans le temps qui vient.

Le sang, aussi.

Dans la nuée.

Ce que voit le voyant c’est cette venue dans la nuée. Tous les signes entremêlés. Guerre dans progrès. Peine avec espoir. Libération avec terreur.

Temps vient comme tempête qui dépose sur la plage les débris toujours vivants de corps jamais libérés de leurs étreintes, de leur fureur.

Passé n’est pas.

- Qui va là ?
- C’est le temps !

Bien pour cela que nous ne faisons que naître. Pas d’autre destin que naître. Et naissant, retrouvant en futur tout ce que l’on dit héritage.

Parole dite au père :
"Tous tes morts j’en ai hérité" (Gatti)
Mais plus encore :
Toutes tes morts, j’en ai hérité.

Puisque hériter c’est accepter que vienne aujourd’hui en futur cette part du passé (terres, douleurs, gènes et histoire).

Il faut que temps vienne pour que le patrimoine soit délivré.

Temps qui vient ne vient pas pour reconduire au "Paradis perdu", mais chaque fois : "Jérusalem délivrée".

A chaque fois délivrée.

Le temps qui vient libère la part reçue en héritage.

Boite de Pandore, bien souvent.

Le moment de transmission d’héritage, le moment où l’héritage est accueilli, est figure de la récapitulation. Le passé vient en présent, dans les deux sens : don et temps.

Temps qui vient vient en présent. Comme don.

L’héritage n’est pas capitalisable. Tout de suite offert à la dépense.

Nulle possibilité de stocker le temps qui vient.

Du don au don.

Cadeau empoisonné, bien souvent.

Temps qui vient en présent comme charge.

Comme joug.

Ce qui vient (l’événement) ne vient jamais qu’en ce futur qui nous vient du passé.

Qu’en ce passé qui revient.

Ainsi - on ne peut rien comprendre à la situation d’Israël aujourd’hui si l’on refuse au temps sa manière de venir. Ce qui vient, viendra, de guerres autant que de fraternisation, a lieu dans la boucle d’un temps où la fermeture des camps de destruction est encore à venir.

Rituel de Pessah - le passage de la Mer rouge, c’est aujourd’hui.

Rituel de Shoah - l’entrée dans la chambre à gaz, c’est aujourd’hui.

La grande escorbaderie du siècle vingtième c’est d’avoir accolé l’un à l’autre deux désastres qui auraient dû s’ignorer - désastre de la destruction des Juifs d’Europe ; désastre des spoliations coloniales.

Temps vient - et s’y affrontent foules hallucinées des places des appels, et foules errantes des privées de nation. La morale - et la politique - ne sont là d’aucun secours. Tellement de récits de camp (Elie Wiesel, Primo Lévi) pour dire ces déportés s’entretuant pour un morceau de rien. Tellement de récits de colonisés (Frantz Fanon, Aimé Césaire) racontant cette histoire de l’humilié devenu chacal.

Temps ne passe pas.

Comme dans le film de Gatti ("L’Enclos") - un Juif et un Communiste enfermé dans le même enclos du camp. Celui qui, à l’aube, aura tué l’autre, aura la vie sauve.

Comme dans l’enclos - le Juif jouant sa vie à la porte de la chambre à gaz ; l’Arabe luttant pour sa vie de désert en désert.

Quand temps vient, peu importe l’équilibre des douleurs. Chaque blessure est totale. Et totale l’énergie du désespoir de qui voit qu’il va mourir.

"Il n’y a pas de marches dans la mer. Il n’y a pas de degré dans la souffrance". (Jabès)

Héraclite avait tort (et raison). "On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve". C’est toujours la première. C’est toujours le même fleuve. Comme si c’était la première fois chaque fois qu’on se baigne dans ce fleuve toujours le même.

Et il ne sert à rien de dire qu’il faut "oublier le passé", "tourner la page". Le passé ne s’oublie pas. Il se résout. Tâche d’homme c’est d’accueillir le temps qui vient comme chance pour résoudre le passé. Justice, c’est cela. Faire justice.

L’énorme difficulté à laquelle sont confrontés Juifs et Palestiniens c’est qu’il leur faut résoudre ensemble un passé qui n’est pas commun.

Que peut l’Arabe pour l’homme d’Auschwitz ? Que peut le Juif pour l’errant des partages coloniaux ? Chacun ne peut voir dans l’autre que le bourreau toujours à l’œuvre d’un passé qui ne cesse de venir.

Ce qui, du passé, vient dans le temps qui vient, est tout aussi "réel", "objectif" que les questions de terres, de murs, d’espace.

Les morts tuent - on l’oublie un peu vite.

Temps qui vient, c’est tout autant le Shâtan que le Messie.

Il ne faut pas, comme on le dit, "donner du temps au temps" - mais lui donner espace. Terre aussi bien que corps. Il faut que temps s’incarne pour devenir destin.

Temps qui vient, c’est pétri de boue et de terre.

Temps où le boueux, le terreux (l’Adam) trouve sa trace à accomplir.

"Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde" (Kafka)

Seconde le temps qui vient.

Seconde la boue du temps toujours en effervescence.

Il n’y a pas de digue assez puissante pour mettre à l’abri du temps qui vient.

Murs, tours, boucliers, richesses, puissance, empire - longue est la liste des tentatives de l’homme pour se mettre à l’abri du temps qui vient.

L’histoire - l’histoire des livres d’histoire qui est "histoire des vainqueurs" (Benjamin) - est histoire de toutes ces tentatives de se mettre à l’abri.

Le poème est pur accueil du temps qui vient.

Le livre - trop souvent - manière encore de vouloir le tenir entre des digues.

Bras de fer impossible avec le temps.

Seulement se soumettre.

Ce qui n’est pas baisser les bras.

Seulement s’abandonner.

Ce qui n’est pas abandonner.

Abandon comme tâche.

Lorsque temps vient, impuissance de la puissance.

Lorsque temps vient, la puissance n’affiche sa puissance qu’en nombre de morts au kilomètre-carré.

Morts qui s’ajoutent aux morts.

Morts toujours au futur.

Et d’autres massacres pour affirmer sa puissance sur eux.

La puissance cherche toujours à faire taire les morts sous le poids des morts.

Mais ce sont les morts eux-mêmes qu’il faudrait pouvoir définitivement tuer.

La mise en cendres des Juifs n’avait d’autre but : que ce soit pour toujours.

Impossible (pour nous, Européens) de ne pas tenir chacune de nos paroles, de nos décisions, chacun de nos rêves, à l’expertise de ce qui fut la tentative de destruction des Juifs d’Europe.

De ce qu’est, ne cesse d’être, la tentative de destruction des Juifs d’Europe.

Temps qui vient les ramène toujours à l’heure de l’agonie.

Non pas comme une faute (qu’il faudrait racheter). Pas même comme un devoir (de mémoire). Mais comme s’ils étaient devenus pour nous quelque chose de la matière même du temps qui vient.

A une autre mesure : temps qui vient pour l’habitant des Amériques vient toujours peuplé des millions d’Indiens massacrés.

Il ne s’agit pas de payer le prix du sang. Il s’agit simplement d’accepter de faire place à tous ses morts à notre table.

Nous ne pouvons plus vivre sans eux.

"Sans eux c’est sans nous" (Gatti)

Juif vient.

Indien vient.

Mais viennent aussi avec eux le cortège des justes (notre secours).

Lorsque temps vient, les armes du passé ne sont pas délaissées.

Temps vient nous oblige à faire feu de tous les rêves irrésolus.

- Ô morts, pourquoi nous poursuivez-vous ?
- Pour participer, avec vous, à notre commune délivrance.

"Foule immense".

"Ceux qui viennent de la grande épreuve". (Apocalypse de Jean)

Chaque temps est temps possible de récapitulation qui est temps de justice. Mais lorsque le meurtre a été si nombreux ?

Il faudrait savoir accueillir chaque mort un à un. Que chacun accueille chaque mort un à un. Tâche sans fin. Notre histoire. Dont nous croyons pouvoir nous échapper. Mais qui vient, vient.

Nous vivons au milieu de bien plus de morts que de vivants.

Morts qui sont chance autant que poids.

Il y a plus de futur dans la plupart des morts que dans bien des vivants.

Ainsi viennent des livres écrits depuis bien longtemps.

Viennent des phrases dites par d’autres voix.

Et c’est première fois quand nous les (re)lisons.

Première fois quand nous les (re)mâchons.

Tout livre est à venir qui est en attente de lui-même au moment où il sera lu.

Tout homme est à venir.

Temps vient.

Homme va.

Et la rencontre.

"Ah ! Que le temps vienne
Où les cœurs s’éprennent !"
(Rimbaud)

Parce qu’il faut un corps pour que temps vienne.

Corps qui marche.

N’œuvre pas. Marche. Il n’a d’œuvre que ce marcher.

Ne marche jamais qu’au devant de sa propre mort.

Marche.

Et marcher, c’est prendre le temps comme on prend l’air.

Ce n’est pas le temps qui passe. C’est nous. Nous qui passons.

Illusion de croire que c’est le temps qui passe.

Comme quand, assis dans le train, on attend le départ. Tout d’un coup on croit qu’on est parti. Mais non. C’est l’autre train, sur la voie d’à côté.

Homme va. Temps vient.

Il arrive que ce soit à la rencontre l’un de l’autre.

Il arrive que l’on finisse par traverser le temps.

Mur du temps comme il y a un mur du son. Formidable déflagration.

Passé le mur du temps, la marche continue.

La mort toujours devant.

Temps vient comme une vague.

Vague après vague.

Mer incessante.

Vagues incessantes, l’éternité.

"Elle est retrouvée.
Quoi ? - L’Eternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil."
(Rimbaud, encore)

Chaque chute comme une mise à l’eau.

Icare.

Et l’attente de la vague qui vient après la vague.

Monde des Leviathan.

Monde des gros poissons, aussi.

Mais sans savoir si l’un d’entre eux aura mission de déposer le noyé sur la plage.

Lorsque temps vient, difficile de ne pas croire que c’est l’ange !

Ailes et visage.

Nageoires et branchies.

Ange vient.

Qui porte et dépose sur la plage.

Je dis ange - mais c’est toujours l’âne que je vois.

Oreilles et front de pierre.

Âne vient.

Âne pour conduire au devant du temps qui vient.

Obstination et lenteur.

Âne pour conduire au devant du terrible.

Temps qui vient est terrible.

Lorsque temps vient, c’est bien souvent un enfant mort. Ou un pendu.

Obstination de l’âne pour ne pas s’écarter du chemin.

O ! A ! Yallah !

Écriture à dos d’âne.

O ! A ! Yallah !

Le poème est cet effort de l’âne au devant de ce qui vient.

L’amour aussi ?

Y arriver.
Que ça arrive.
Effort aussi lourd l’un que l’autre.

"Marcheur, ô sentinelle
Qu’entends-tu de la nuit ?" (Franck Venaille)

Marche d’attente comme il y a des marches d’approche.

N’écrire que (dans) ce qui vient.

Ce qu’on appelle rencontre : l’effort de marche saisi dans le temps qui vient.

Autre nom du poème.

On dresse dans certains déserts de grands panneaux capteurs d’humidité nocturne. En l’absence de pluie, on récolte malgré tout au matin de l’eau dans de petites rigoles.

Ainsi, écrire.

Eau captée au désert.

Eau vient.

"Donne-moi cette eau" (Jean 4, 7)

Mais le temps, on ne peut le puiser comme l’eau à la source.

Ni tirer au nuage comme au canon à grêle.

Temps vient quand il veut.

Non : temps vient quand il vient.

Temps vient quand il trouve à sa venue la pierre à scandale qui déclenche l’alarme.

Tocsin, temps qui vient.

Glas.

Volée.

Temps vient à la volée.

A moins que la volée (le tocsin, le glas) ne soient appeaux pour attirer le temps.

Ah que le temps vienne (encore).

De même le muezzin, cinq fois par jour.

Chant du Viens !

Marche immobile du chanteur à la terrasse des attentes.

Tour de veille.

Chanson de la plus haute tour, oui. (toujours Rimbaud)

"Monte sur la colline. Dis ce que tu vois."

Je vois le temps qui vient.

La nuée ?

Le mirage ?

Le vol de sauterelles qui ravage ?

"Le voici, il vient !
Il ressemble à la gazelle ou au faon des chevreuils" (Cantique 2, 8)

Temps vient comme une gazelle.

Temps vient et entraîne au cellier, au débit de boisson.

Saoulé de temps comme de vin.

Comme de vent.

Girouette affolée qui se livre au temps qui vient.

Vite. Descendre se mettre à l’abri.

Ô temps, suspend ton vol !

Tête d’autruche dans le sable quand temps vient si fort.

Ce qu’on appelle lâcheté.

Baisser la tête quand le temps vient.

"Je ne suis pas le gardien de mon frère"

Je ne suis pas le préposé au temps qui vient.

Je ne suis pas.

Mais temps qui vient c’est l’heure du jugement.

Heure du juste et de l’injuste.

Même quand vient en sourdine.

Surtout quand vient sans s’annoncer.

A peine un silence de brise.

Temps vient comme un voleur.

Mais nous confondons toujours l’horizon et le seuil. La marche à la mort et la venue du temps.

Pour ça que nous croyons pouvoir mesurer le temps.

Nous ne mesurons que notre fatigue.

Croyant que chaque pas est à déduire. Chaque pas un pas de moins.

Arrive pourtant que l’horizon soit le seuil.

Arrive que soit.

"L’essence de l’homme est à l’avant de lui-même" (Henri Maldiney)

L’essence du temps aussi (si cela veut dire quelque chose).

L’essence du temps, le sens du temps est de s’ouvrir en seuil à l’horizon de l’homme.

L’irruption du seuil vient déjouer la marche à la mort.

Non : la marche à la mort n’est autre que cette guettée du seuil qui viendra non pas l’interrompre mais la surprendre.

Blanchot : "Venir, fût-ce nulle part, seulement là où - dans la suite des fissures-crevasses du mourir - la lumière incessante (qui n’éclaire pas) fascine."

Temps vient dans "la suite des fissures-crevasses du mourir".

L’homme non pas jeté comme un être-à-mourir. Mais lancé, offert, donné - abandonné en pâture, si l’on veut - à la survenue du temps qui inter-rompt la marche à mort. Ne l’efface pas. Mais la cor-rompt, en quelque sorte.

Traversée de la mort.

"Pas au delà"

A chaque venue du temps.

Hypothèse.

Image de la flèche pouvant saisir au vol la volée de l’oiseau.

A moins que ce ne soit l’oiseau qui vienne, de sa vie, déjouer la parabole de la marche à la mort du projectile.

Tir "au jugé".

Jugement comme un savoir. (Joël Paymal)

Car temps qui vient, on le pré-sent. Et il faut être rapide. Prêt. Disponible et disposé.

Sinon (et là, on peut le dire) : temps passe.

Passe et manque.

On n’en saisit que l’ombre.

Étreint le vide.

Temps qui vient, c’est l’histoire ?

Temps qui vient c’est l’irruption du seuil sans fin sollicitée par la marche d’approche.

"Rencontre", "poème", événement", "amour", "histoire".

Sans fin sollicités par la patience.

Par la patience qui fait violence.

Par la patience à coups de pelles à la venue du temps qui vient.

La patience et l’effort.

"Le stylo est ma pelle" (Imre Kertesz)

Non pas l’œuvre mais l’ouvrage.

Chacun à sa tâche.

Celle d’aller (l’homme).

Celle de venir (le temps).

Chacun sa responsabilité.

Et même d’aller malgré le temps.

A contre temps.

Désert.

Effort sur effort, et temps qui ne vient pas.

Désert.

"Jusqu’à quand !"

Nuit où le temps ne vient pas.

Ni la guerre, ni l’étreinte.

Mer sans vent.

Toutes les voiles affalées.

"Jusqu’à quand ?"

Aucun effort ne peut faire naître le jour.

Ne peut faire se lever le vent.

Horizon sans venue.

A force de ne pas venir, le temps est conspué dans cela même qui le nie (l’horloge)

On comprend qu’en des moments de furie, on croit pouvoir alors tirer sur les horloges, et ainsi en finir.

Obsession du battement d’aiguilles comme un vol d’oiseaux de morts.

« Jusqu’à quand ? »

Jusqu’à ce que vienne.

Vienne l’incertitude.

Vienne la question

"Dans la suite des fissures-crevasses du mourir".

Temps vient, et à nouveau il faut se saisir de la pelle.

Se laisser saisir et emporter.

L’espérance est abandon au temps qui vient.

La pure temporalité.

Le désespoir aussi.

Au même tranchant de temps qui vient.

Le temps qui vient n’est en soi ni le pire ni le meilleur. Sa survenue est le point d’appui du levier capable de soulever le monde.

Ou de le faire sombrer.

Temps qui vient est décisif.

Temps qui vient est péril.

La survenue du temps ouvre des failles où l’on peut se perdre.

La survenue du temps ouvre des failles où (se) perdre et gagner ne sont plus des contraires.

Qui veut gagner sa vie la perd au temps qui vient.

Coup de vent.

Coup de temps.

Et consoler, ce ne serait pas effacer, panser, faire taire les blessures, mais les remettre au temps. Faire que la douleur puisse prendre le temps comme la voile prend le vent.

Donner un futur à la blessure.

Non pas l’enterrer sous la plainte et la baume. Mais au contraire : la déterrer, la lâcher en plein temps qui vient.

Prise au vent.

Cerf-volant.

Consoler comme on tire sur la corde pour ramener au vif du vent ce presque pantin qui s’agite dans le ciel.

Une fois la mutation accomplie, ne reste plus qu’à couper la corde.

Temps qui vient vient soulever le poids de mort qui engloutit la blessure.

La rend vive.

Que ta blessure soit.

Au vif du temps qui vient.

Lorsque temps vient, geste d’homme c’est d’in-venter la terre. Morts et vivants confondus.

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