Petits points cardinaux

Michel Séonnet

Nacir Mohamed

Lorsque avec mon ami le photographe Olivier Pasquiers nous avions voulu suivre dans leur village les anciens combattants marocains rencontrés à Beauvais, Nacir s’était tout de suite proposé pour nous acccueillir. Chaleur. Générosité. Nacir nous ouvrit grand les portes de sa maison de terre rouge. Comme je l’écrirai dans Oubliés de guerre, Nacir avait un rêve et une terreur. Il voulait faire venir en France sa femme et ses deux plus jeunes enfants. Il craignait plus que tout de mourir seul au foyer de Beauvais. Au final, jamais ne lui fut permis de réaliser son rêve, sa pire crainte, en revanche, est devenue réalité. Années de vie gâchées par la misère et l’injustice administrative.

Mohamed fils de Majoub fils de Idame
né et vivant au douar Sbabta
dans la province de El Kelaa-des-Sraghna
partit
à Marakech
en 1954
il s’engagea
comme avant lui le père
Majoub fils de Idame
comme avant lui le frère
soldat chacun son tour
le père
c’est la guerre de France
la guerre d’Allemagne
le frère
c’est l’Indochine
et la mort en 1953
tué par les "chinois"
"si tu es courageux
tu vas à l’armée"
dit le père
et le fils obéit
à l’appel des recruteurs
pour défendre son bien
pour défendre les autres
pour gagner de l’argent
pour que la famille soit protégée
c’est son tour
il s’engage
1954
2ème Régiment d’Artillerie
de Marrakech
mais ne part pas en Indochine
puisque le frère est mort
là-bas
part
en Allemagne
Bitslach
7ème Artilleur
part
en Algérie
dans la région de Batna
des blessés
des morts
une rafale qui passe si près de lui
et quand en 1956
il peut choisir
pour l’Armée royale marocaine
reste
dans l’armée française
Bourg-en-Bresse
Lyon
Chambéry
et l’accident
le camion qui fait des tonneaux dans un ravin
le fusil qui part
qui blesse
hôpital de Grenoble
quitte l’armée
blessé
pas possible de travailler
pas d’argent pour se soigner
pour nourrir la famille
la femme
les enfants
six garçons et six filles
qui sont toujours dans la même maison
de terre rouge et un peu de terrain autour
qu’il vend
pour se faire soigner
ça ne suffit pas
alors quand l’assistante sociale dit :
"avec la carte de combattant
on peut aller se faire soigner
en France"
Mohamed fils de Majoub fils de Idame
part
à soixante-dix ans
la valise
le sac
comme quand il était soldat
Bordeaux
Beauvais
le foyer
se fait soigner
mais peu à peu
perd la vue
les amis sont loin
les camarades sont loin
sur la photo de 1959
le souvenir d’un camarade
qu’il n’a jamais revu
mais de pouvoir être ici
c’est déjà une reconnaissance
quelque chose à quoi n’ont pas droit
ceux qui n’ont pas été combattants
et tant pis si ça doit être
comme ça jusqu’à la fin de ses jours
aller
venir
rentrer
partir
et l’inquiétude de devenir aveugle
et l’inquiétude encore plus grande
de ne pas savoir
où il sera enterré
si quelqu’un paiera pour lui
le retour du corps
au pays
dernier voyage
au pays
comme c’est de coutume
tout cela
il veut que
tous ses enfants le sachent
Abdelazziz
Abdelmalek
Smahan
Milouda
Rachid
Sadat
Abdelfattah
Bouchra
et
Mahjoub
et
Zouhoul
les deux derniers
les deux jumeaux
que Mohamed fils de Majoub fils de Idame
voudrait bien faire venir en France
et sa femme aussi
qu’ils vivent ici
il a fait la demande
il se dit que la France lui doit bien ça.

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