Solitudes en marche
Lise Beninca
Le Matricule des anges, mai 2005
"Ecrire, dit Michel Séonnet, sert à relever les humbles." Dans " Le Pas de l’âne ", les mots mettent en lumière des êtres en perdition. Une lumière à la fois douce et crue.
Les chapitres portent le nom des personnages, tour à tour. À l’intérieur, des bribes, des séquences. Morceaux épars de vies qui en dénoncent le désastre. Les personnages du Pas de l’âne sont en souffrance. Certains font face avec une force qui s’apparente à de la grâce. C’est Élise, quittant sa vie d’avant pour partir sur les routes, ou bien " les deux filles ", qui font ensemble le choix de la mort. D’autres subissent une situation qui les dépasse. Comme Loâna, désemparée face à l’enfant qu’elle vient de mettre au monde. Tous vont pourtant se mettre en marche, pas à pas, guidés par un âne dont l’apparition ponctue chacune de leurs histoires. L’âne est cette présence déterminée, têtue, à la fois bienveillante et inquiétante : il guide les personnages, mais vers où ?
De ces lambeaux de vie, Michel Séonnet fait des éclats. Ses personnages entrent tour à tour dans la lumière, sans se départir pour autant de leur ombre. Lorsqu’ils se croisent, ils se font miroiter l’un l’autre. Peu importe alors de savoir ce qui les a menés à ces situations de misère. Mis en mots, ils s’éclairent sous nos yeux.
L’idée de ce livre est-elle venue suite aux ateliers d’écriture que vous avez animés auprès de personnes en difficulté ?
Pas seulement. Il m’est en effet arrivé de travailler avec des personnes en difficulté, mais dans Le Pas de l’âne, seuls deux ou trois personnages sont liés à des gens que j’ai vraiment rencontrés. Les autres sont complètement imaginaires ou inspirés d’une petite dépêche de journal à partir de laquelle je me suis mis à imaginer leur réalité. Ces personnages se sont vraiment imposés à moi. J’avais l’impression que chaque fois que je m’asseyais à mon bureau pour commencer un nouveau bouquin, ils étaient là, autour, à attendre en me disant : il faut maintenant que tu t’occupes de nous. Mais j’avais toujours autre chose à faire. Et puis un jour j’ai compris qu’il fallait que je me coltine à leur réalité, à leur présence... avec la grande difficulté du " comment faire ? ". Comment à la fois cerner chacun dans son vécu, ses bouts de vie, sans que cela ne l’enferme dans quelque chose de figé, et sans non plus risquer de romancer son histoire et d’en faire, disons, de la mauvaise littérature. Du coup, j’ai essayé de trouver une forme d’écriture particulière qui me permettrait d’avoir à faire à eux.
D’où la forme de votre roman, composé de courtes séquences...
Au départ j’avais imaginé un énorme dispositif, de manière très précise. Je suis allé au monastère de Saorge, qui est un lieu de résidence d’écrivains dans l’arrière-pays de Nice, où chacun est logé dans une cellule de moine. J’étais parti sur l’idée que j’arrivais dans ce monastère et que tous les personnages habitaient ces lieux. J’ai commencé à écrire, écrire, écrire... quelque chose de très volumineux. Puis je suis tombé en panne. Je me suis aperçu qu’en fait le monastère, la beauté des lieux me détournaient des personnages et qu’il fallait absolument que je resserre, resserre, resserre... jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’eux. J’ai pensé à des films de Rossellini comme Les Onze Fioretti de François d’Assise ou même les Actes des apôtres, qui sont des petits récits très secs, très serrés. Je me suis dit voilà, s’il faut parler d’eux ce doit être de cette manière.
Tout se passe comme si vous placiez grâce aux mots des sortes de " repères " dans la vie de ces êtres en perdition.
On peut dire que leurs vies sont défaites. Chaque chapitre est une manière d’en repérer au moins un bout quel qu’il soit, comme une concrétion, le point où on se dit, là, il y a un caillou. Je ne peux pas vraiment en dire plus, raconter ce qui se passe entre, avant, ou après. On ne sait pas d’où viennent ces personnages, ni trop où ils vont. C’est comme si à un moment on " resserrait " en se disant que peut-être à partir de cela quelque chose d’eux va exister. Je n’avais pas besoin non plus de raconter la vie de ces personnages en longueur, puisque chacun pouvait se relayer à l’autre pour compléter un peu son histoire. Cela devient comme une espèce " d’une seule vie " qui est là, pleine de bouts possibles, de morts, de reprises, de " redéparts ".
Vous ne cherchez pas à raconter une histoire, expliquer comment ces personnes en sont arrivées là.
À moins de procéder à une " mise en boîte " psychiatrique ou sociologique, les raisons pour lesquelles ces personnes se mettent en route ou se donnent la mort, pourquoi Noël est à la rue, restent de l’ordre de l’énigme. Je n’ai pas voulu en dire plus dans l’enchaînement psychologique des choses, du pourquoi et du comment. Tout ce qui allait dans ce sens, je l’ai enlevé. Ce qui reste ce sont des gestes, des matières.
Ce qui est étonnant, c’est que quelques semaines avant que le livre sorte, j’ai eu l’impression que tous mes personnages étaient dans le journal. Une femme qui a jeté son bébé par la fenêtre. Deux jeunes filles qui se sont jetées d’une falaise après s’être promis de mourir ensemble. C’est la folie quotidienne, ce n’est pas moi qui l’ai inventée, et on n’a pas d’explication à cela. Dans les journaux on essaye d’analyser le comportement suicidaire des jeunes filles. Tout cela est loin de la réalité, de ce qui peut se passer dans leur tête au moment où elles commettent leur acte. Je pense que dans mon livre, il y a autant de choses à apprendre sur ces personnes que dans un traité de psychiatrie. Pour les regarder en tout cas. Pour les comprendre, je n’en sais rien...
Vous avez choisi de " parler d’eux ", de prendre la parole pour ces " marginaux ". Mais le choix d’un vocabulaire parfois familier, d’un style proche du langage parlé fait que c’est aussi leur voix qu’on entend...
Il y avait deux façons de faire : utiliser une sorte de parler qui se voudrait populaire, un " parler comme eux ", ou bien prendre ses distances et essayer de les faire entrer dans une situation, dans un paysage comme j’ai pu le faire dans d’autres bouquins. Et c’est vrai que sans vraiment que je m’en aperçoive au départ ce qui s’est mis en place n’est ni l’un ni l’autre. On passe en permanence de l’un à l’autre dans une espèce d’équilibre instable entre les deux qui fait que le texte n’est ni de mon côté ni du leur, mais il est entre nous.
La présence énigmatique et bienveillante des ânes donne une dimension religieuse à votre livre. Il est découpé en séquences numérotées... comme les versets de la Bible ?
Il n’y a de manière délibérée aucun signe religieux dans ce livre, contrairement à tout ce que j’ai pu écrire avant. Cela ne veut pas dire que ça ne le soit pas profondément. Que je sois parti d’un monastère et qu’il ait finalement disparu de l’histoire éclaire un peu ma démarche aussi. Mais il fallait que cela aussi disparaisse. Qu’il n’y ait pas la possibilité de se raccrocher à quelque chose d’un peu mystique, qui serait de l’ordre du religieux ou de la foi.
Quant à la numérotation, c’est simplement parce qu’il y a un, puis deux, puis trois. Un pas après l’autre. S’il fallait vraiment trouver une image, ce serait plutôt celle des bornes au bord de la route. La dimension dont vous parlez n’est pas religieuse, plutôt transcendante. À partir de cet âne qui les met en route, les personnages prennent une dimension dans l’univers. Ce ne sont plus seulement des gens qui sont dans leur cauchemar, leur désastre. Cela signifie qu’il y a malgré tout quelque chose de possible dans ce monde pour que ceux-là soient en marche.
Mais vos personnages semblent acquérir une forme de sainteté...
L’écriture fait simplement d’eux des personnages lumineux. C’est quelque chose qui moi-même me frappe maintenant. Le but de ce livre était de trouver le moyen de les mettre en lumière, vraiment. Leur redonner leur vraie dimension d’êtres humains. Qui ne devrait être que celle-là. Après, cela peut relever d’une croyance ou pas. C’est complètement ouvert. Tout le monde a pu faire l’expérience du changement de regard porté sur une personne. Tous les gens qui sont en relation avec des personnes à la rue, ou de grands malades en psychiatrie, l’ont vécu : la première réaction est de fuite, de rejet, puis quand la relation se fait, le regard change. Le fait est qu’ils changent de lumière. C’est ce que le livre essaye de faire, changer de lumière. Cela passait pour moi par un mouvement. D’où les ânes. Les ânes sont têtus, ils ont un front extrêmement dur... s’ils vous poussent, vous êtes obligé d’avancer. C’est ce qui permettait d’entraîner les personnages vers autre chose. L’énorme danger en acceptant de parler d’eux était de tomber dans le sociologique ou l’humanitaire. Je me demandais comment leur rendre honneur par les seuls moyens de l’écriture. L’âne s’est imposé comme ça. Par un concours de circonstances.
Ce n’est pourtant pas un livre d’espoir... La mort y est présente à chaque page.
La mort est l’expérience centrale de notre vie. Il est normal qu’elle soit au centre de l’écriture. Il se trouve qu’effectivement certains de ces personnages sont marqués par des morts violentes, ou des morts choisies. Mais d’autres, comme Isabelle, font peut-être le chemin en sens inverse. Nos vies sont décentrées parce que leur centre est à la fin. Ce que permet peut-être l’écriture, c’est de le remettre au milieu. Et de voir comment on peut tourner autour.
Tous vos personnages finissent par se croiser. Mais ils n’en resteront pas unis pour autant.
La seule chose qui peut unir les hommes c’est de partager un combat commun. Eux ne sont pas en situation de le faire. Ils sont juste en situation de s’aider un moment, comme dans cette montée par exemple, où lorsque l’un s’arrête celui qui est derrière le pousse. Cela lui permet juste d’avancer un peu plus. Leur solidarité ne peut pas aller plus loin que ça. C’est quelque chose qu’on peut observer très fortement avec des personnes en difficulté : dans l’instant, ils sont capables d’une extrême solidarité. Mais après c’est fini, le monde a déjà changé. Ce que je ne voulais surtout pas, c’était romancer. Imaginer que tout cela allait s’arranger. Non. On est dans un monde où les choses ne s’arrangent pas.
" Les mots, quand ça s’y met, ça fait plus de bruit que les oiseaux " dit Noël, l’un de vos personnages.
Il parle des mots qui l’obsèdent, qui tournent dans sa tête. Dans cette espèce de délire, il arrive de temps en temps à faire exister de petites phrases fulgurantes. Noël est quelqu’un que j’ai connu. Qui est mort pendant que j’écrivais ce livre. On l’a retrouvé dans un local à poubelles. Cette manière qu’il avait, dans le désordre total de sa vie, de vous regarder et de lancer une phrase, comme ça... On ne savait pas d’où ça venait. Et lui non plus, je pense. C’est évident que l’écriture a à voir avec cela. Peut-être que c’est là l’image entière de ce livre : comment saisir quelque chose au milieu du désastre. Essayer d’être capable de cela. J’ai essayé de faire presque aussi bien que Noël.