Petits points cardinaux

Michel Séonnet

Oubliés de guerre

Editions Créaphis, septembre 2006

Photographies d’Olivier Pasquiers / le bar Floréal

Ces vieux (page 16)

Ces vieux, vieux vieillards aux corps marqués de guerres et de terre sèche, mains calleuses à force de coups de pioche, de bêche, de tout ce qui peut séduire et féconder la terre, de tout ce qui peut l’éventrer, aussi, les crosses de fusil, l’affût des canons, le métal des chargeurs, balles, mines, obus, paysan ou soldat ils n’ont été que ça et maintenant ils sont quoi ? émigrés ? retraités ? venus là, posés là, la valise toujours au pied du lit, dans les sept mètres carré de la chambre du foyer, la cuisine commune, les escaliers sans lumière, la salle télé comme une salle d’attente mais où on n’attend rien, que le temps passe, que passent jour après jour d’ennui ces mois où il leur faut rester là, seuls, loin des leurs, exil, retraite, retraite comme d’une guerre perdue, et seulement la mort à attendre, mais qu’elle vienne le plus tard possible puisque désormais, de leur survie dépend que soit versée cette pension pour laquelle ils sont venus, dépend la vie de la famille restée au pays, femme, fils, filles, la plupart souvent sans travail, survie eux aussi que l’exil du mari, du père, a pour charge de maintenir juste au dessus du niveau de l’insupportable, dépend, même si parfois de thés partagés en promenades en ville avec les camarades imposés par l’exil, d’aller et retour au pas traînant entre la salle de prière et la salle de télévision, le bonheur d’un petit jardin, chez certains, menthes et salades, le désir de femmes et le rêve de nouvelles vigueurs, passe parfois l’illusion que cette vie soit finalement celle qui leur convient, qui leur a toujours convenu, comme un retour à la vie de caserne, chambrée, indépendance, charge de personne, camaraderie virile, cette vie pour laquelle, autrefois, ils avaient déjà tout quitté et qui, à force de la vivre, de pics neigeux en rizières, de rizières en djebels, avait peut-être fini par convenir parfaitement à la dureté de leur caractère, à la sécheresse de leurs corps, à ce goût de solitude et d’indépendance, dépendent, pourtant, tous ceux qu’ils ont laissés au village, toute la vie là-bas qu’ils retrouvent dès que possible malgré l’épuisement du voyage en autocar, malgré tout ce que ça coûte, et l’usure des jours et savoir que repartir ce sera chaque fois plus dur, dépend, depuis toujours, qu’ils partent pour que les autres restent, qu’ils fassent vivre du plus loin - solde ou pension - ceux qui sont rivés à la terre, la femme et les enfants, et bien plus large encore, souvent ils ne savent plus combien, comme si le destin n’avait su leur offrir de la jeunesse à la mort que ce balancement à deux rives entre l’obligation de partir pour soutenir la famille : l’engagement dans l’armée, autrefois, cet exil de vieillards aujourd’hui, et ce goût d’ailleurs et d’aventure qui a emporté leur jeune âge, et que certains retrouvent ici intact, même si, désormais c’est condamnés à vivre ainsi jusqu’à la fin, jusqu’à ce que la mort vienne les prendre, et l’unique question : savoir si on pourra payer le retour du corps : Elle pourrait bien payer au moins le retour du corps, l’armée ! comme s’ils réalisaient que l’impossibilité de faire retour de leur corps mis en boite les condamnait au même sort que tous ces camarades morts et disparus dans les combats d’Italie, de France, d’Alsace, du Tonkin, de Cochinchine, du Laos, chez les "chinois" comme ils disent, en Kabylie, Madagascar, corps en allés en terre bien loin de chez eux et personne pour venir y pleurer au jour de l’Aïd, corps perdus, et bannis une fois encore loin de la terre sainte du bled, du chez soi, comme si pas assez de les avoir à deux reprises contraints à partir, la misère devait pour toujours les condamner à la solitude, ces vieux, vieux combattants marocains de l’armée française - des oubliés de guerre.

Voir aussi : Nacir Mohamed

Cassandre / Horschamps - novembre 2007

L’originalité de ce livre est de montrer un problème de société parfaitement invisible et pourtant au cœur de l’actualité politique (débats autour de la question coloniale). Il s’agit des anciens combattants marocains de l’armée française. En 1996, ils étaient moins de 500 à vivre en France. Ils sont aujourd’hui près de 2000, dispersés dans les foyers SONACOTRA. La SONACOTRA est une Société d’Economie Mixte (SEM) née en 1956 pour loger les travailleurs algériens. Elle s’est ensuite ouverte à tous pour être active dans les opérations de résorption des îlots insalubres, des bidonvilles et de logement pour familles et pour célibataires. Ces Marocains ayant combattu au cours de la seconde guerre mondiale et dans les guerres coloniales sont aujourd’hui des « oubliés » de l’Histoire mais aussi de la société civile. La décision de l’attribution du revenu minimum vieillesse exige, par une loi de 1998, une résidence en France d’au moins neuf mois sur douze. Cela explique leur arrivée massive en France, à un âge avancé, à partir de 1999. Les auteurs ont rencontré ces déracinés à Beauvais dans un des foyers SONACOTRA. L’écriture s’est établie à partir des récits de vie de ces hommes déchus mais très dignes. En écho, les photographies d’Olivier Pasquiers montrent le mal de vivre de ces vieillards magnifiques et douloureux, dans le pays qu’ils ont servi au risque de leur vie. Visages, mains, cicatrices en plan serré ou en très gros plan, le style de Pasquiers renforce la posture fière de ces combattants toujours debout. L’ensemble, textes et images, compose un livre témoin d’une histoire méconnue et contribue au travail de réhabilitation.

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