50 – D’Avishag - Du levant du soleil jusqu’à son couchant
Voilà. Je suis seule. Maintenant seule avec lui. Son temps et son règne sont finis. Il n’est plus qu’un corps inutile laissé au bord du chemin. Périmé.
Obsolète.
Devenu invisible.
Moi seule à ses côtés aussi dérisoire que lui.
Peut-être m’a-t-on oubliée.
Mais je sais bien que le jour où l’on viendra enlever son corps mort de cette chambre, on m’en retirera aussi. L’heure de sa fin sera aussi la mienne. Pour quel tombeau ?
Rester.
Le plus longtemps possible.
Lui et moi n’avons d’autre souhait.
David parce qu’il a peur de la mort.
Moi parce que David mort, je serai morte aussi à toute vie de femme.
Est-ce une vie de femme ce que je vis auprès de lui maintenant ?
Je le crois.
Bien plus que s’il m’avait traitée comme ses autres concubines, prenant le temps de son plaisir puis les abandonnant une fois passé l’engouement comme on le fait des choses dont on se lasse.
Est-ce parce qu’il ne m’a jamais possédée que David (je n’ose plus dire « le roi ») ne peut me rejeter ? Ce que l’on pas eu on n’a pas à s’en défaire. Ni prise ni délaissée, je suis là. Auprès de lui. Usant à son égard des gestes auxquels, d’après ce que je peux en savoir, les couples s’adonnent une fois apaisées les ruées des coïts.
Je suis toute attention pour David. Je ne laisse plus aucun de ses serviteurs l’approcher. Je lui porte sa nourriture. L’accompagne à son bain. Je l’oins de parfums et masse longuement son vieux corps desséché.
De moi il accepte tout cela que pendant des jours il a refusé de tout autre.
On dirait qu’ayant réglé les affaires pour lesquelles on le harcelait, il s’en trouve apaisé. Plus léger. Le froid qui l’accablait n’était peut-être que le refroidissement en lui des capacités de décision qui avait gagné tout son corps. Maintenant qu’il en est libéré, il retrouve chaleur et vie. Celles d’un vieillard épuisé, bien sûr. Mais un vieillard qui semble désormais habité d’une vie si légère qu’il en paraît flotter dans son lit aussi bien que lorsqu’il se déplace.
Hier David m’a souri. Il n’a rien dit mais m’a souri en me prenant la main.
Comme un oui qu’il aurait dit à ma présence, et par là acceptant que je sois sa femme des derniers jours.
Non pas la femme d’un mourant – ce qu’il n’est pas.
Mais la femme d’un vieil homme auquel ma jeunesse – et peut-être aussi ma virginité préservée – redonne à ce qui l’entoure l’attrait et le goût des choses nouvelles.
Je l’ai vu se tenir longuement à la fenêtre de sa chambre. Son regard semblait franchir les murs de la ville, les vallons, les collines, jusqu’à le ramener aux lieux de sa jeunesse.
Lorsqu’il s’est détaché de la fenêtre il portait sur le visage toute une couleur d’enfance qui éclairait la chambre.
Je n’ai pu m’empêcher de le lui dire.
Ce qu’a vu mon Seigneur le ravit à ce point qu’il semble redevenu un jeune homme.
Il m’a houspillée. Gentiment.
Ne te moque pas d’un vieillard !
Je lui ai dit que je ne me moquais pas, que je me réjouissais de le voir ainsi capter la lumière lointaine de temps et de lieux depuis longtemps évanouis
.
Pas autant que tu le crois, m’a-t-il dit.
C’était la première fois que nous échangions ce qui pouvait ressembler à un dialogue.
J’ai vu que ça le prenait au dépourvu. Le sentiment de s’être fait piéger à un jeu qu’il n’avait pas voulu. Il a fermé sa bouche. Me faisant comprendre qu’on en resterait là. Il s’est recouché. Comme si regarder et parler l’avait épuisé.
Un matin, j’ai été réveillée par l’égrènement de notes de musique.
David était assis sur le lit, sa harpe entre les mains qu’il avait décrochée du mur.
C’était la première fois que je le voyais la prendre.
Mais plus que d’en jouer il se battait avec elle. Il n’arrivait pas à pincer les cordes. Elles lui glissaient entre les doigts.
Je n’y arrive plus, il a dit. Ça aussi je n’y arrive plus.
Il a esquissé le geste d’armer son bras pour jeter la harpe contre le mur, mais elle lui est tombée des mains, a glissé sur le lit, puis par terre - si je ne l’avais rattrapée avant.
L’ayant en main j’ai machinalement joué quelques notes.
Tu sais ?
Il a insisté.
Tu sais jouer ?
J’ai continué de jouer.
Alors je l’ai vu se détendre. Muscle après muscle. Les épaules. Les bras. Les jambes. Comme un qui comprend qu’il n’a plus à lutter et qu’il peut se laisser aller.
La tête reposée sur les coussins du lit.
Les yeux fermés.
N’ayant plus à s’occuper des obligations de mouvement, se lever, marcher, tendre un bras, coïter.
Et dès lors tout entier abandonné à la parole.
Dans la mélodie de ce que je jouais, je l’ai entendu murmurer.
Qui pour sacrifice a la reconnaissance me rendra honneur.
Alors j’ai su que bien plus que sa dernière femme je serai désormais son ultime confidente.