Intervention dans le cadre d’un mémoire de maîtrise en sciences de l’éducation, Université de Nanterre, juin 1997
Je suis professeur de lettres modernes dans un collège d’Evry, classé établissement sensible. J’y ai été nommée cette année à ma demande.
Cette année j’enseigne le français dans quatre classes.
Le fait que je rapporte s’est passé dans la classe de 4ème (dite "générale") qui compte 25 élèves. 10 ont l’âge "normal". 8 ont un an de "retard". 8 ont deux ans de "retard" et auront donc seize ans à la fin de cette année de 4ème.
Le cours a lieu un mercredi. J’ai deux heures avec cette classe, séparées par la récréation. Nous sommes en train de travailler sur le récit et sur le point de vue narratif dans un récit. Nous avons lu une nouvelle de Buzzati qui a dans l’ensemble assez bien accroché l’attention des élèves, ils ont beaucoup participé au travail et j’ai fait faire quelques exercices oralement qui mettent en évidence le point de vue narratif (en faisant raconter la même scène par un personnage ou par quelqu’un qui observe).
Au cours de la deuxième heure, mon but est de formaliser les observations pour distinguer les différents points de vue narratifs.
En fait, très vite, j’ai senti que l’attention décrochait, les élèves répondaient moins ou ne s’écoutaient plus. Une certaine agitation est apparue, e, particulier autour d’un élève, Brahamane, qui lançait de temps à autre une réflexion sans rapport avec le cours (Brahamane est passé en 4ème après avoir redoublé une 5ème sans parvenir aux acquis nécessaires, il est passé en 4èmeparce qu’on ne savait pas quoi faire de lui et que lui faire tripler une 5ème paraissait sans intérêt, il a refusé une réorientation vers un enseignement professionnel, il est donc ne 4ème mais il ne peut pas suivre, et il cherche évidemment à exister autrement).
Au bout d’un moment j’ai eu le sentiment de m’agiter pour rien, j’en ai eu assez de faire le clown. J’ai eu le sentiment qu’en m’agitant, en continuant à parler, je leur faisais croire qu’on travaillait. Don, j’ai dit : "J’arrête, il n’y a plus que moi qui travaille, ce n’est pas comme ça que je conçois le cours. Je reprendrai quand vous me direz que vous ètes décidés à travailler vous aussi."
Je me suis assise à mon bureau. Je leur ai dit qu’ils pouvaient se concerter entre eux et que lorsqu’ils auraient décidé quelque chose, ils enverraient leurs délégués me demander de reprendre le travail.
A ce moment il y a eu des remous : C’est de la faute à Brahamane !
Je leur ai dit qu’il n’y avait pas de clown sans public. Et qu’en réagissant à chacune de ses remarques, ils lui permettaient de continuer.
Quand j’ai arrêté de parler, Lorette, une élève de la classe, m’a dit (sans agressivité, sur le ton du constat) : C’est vous la prof !
Sur le moment je n’ai pas répondu. J’ai redit : Vous vous concertez, vous réfléchissez, et le cours reprendra quand vous l’aurez dit que vous êtes décidés à travailler.
Presque aussitôt, deux élèves, parmi les plus agités, sont venus me demander de reprendre. J’ai refusé en disant qu’ils n’avaient pas pris le temps de réfléchir. Puis, après u échange entre eux, au bout de dix minutes, peut-être moins, les délégués sont venus le demander de reprendre cours. J’ai commencé en disant : J’ai bien entendu ce qu’a dit Lorette. Oui, c’est moi la prof, mais je ne suis pas un dompteur.
La phrase Lorettte m’a déstabilisée.
Lorette est une élève qui est très vive et très spontanée, très curieuse, et sa participation au cours pendant le premier trimestre était généralement très active. Elle a deux ans de retard parce que elle est arrivée d’Afrique en coures de scolarité primaire.
J’ai beaucoup de sympathie pour Lorette.
En 4ème, j’avais deux ans d’avance, j’étais aussi très spontanée, très curieuse et je participais beaucoup aux cours. Mais j’étais aussi très bavarde et très critique par rapport aux enseignants. Je me suis souvenue, en reprenant ces faits, avoir un jour dit à un prof : Si j’étais à votre place... Et j’avais voulu lui donner des conseils.
Maintenant, c’est moi la prof, et apparemment je ne sais pas faire... et Lorette me le fait savoir.
Je me suis demandée si je ne faisais pas vivre à mes élèves (cette classe et d’autres avant elle) l’angoisse que j’ai vécue en 3ème quand nos profs ont décidé de ne plus nous faire cours pendant une semaine. Pendant une semaine nous devions rester dans notre classe et réfléchir à notre comportement et présenter le bilan de nos réflexions et des propositions pour les mois à venir. Nous avons certainement été angoissés par la situation et moi particulièrement. J’étais dans une situation délicate. J’arrivais à quatorze ans à la fin de las scolarité obligatoire. Déjà, mes profs avaient obtenu difficilement de mon père que je passe en 6ème, alors que lui me voyait bien rester en classe de fin d’études pendant quatre ans (de 10 à 14 ans). J’avais très envie de poursuivre après la 3ème, mes profs m’y encourageaient. Mon père refusait parce qu’il ne pouvais pas payer des études aux trois enfants (je suis l’aînée). Dans ce "vide" créé par la décision des enseignants de ne plus nous faire cours, j’ai vraiment été contrainte de me demander ce que je voulais vraiment. C’est un problème qui s’est réglé entre nous et les enseignants, nos parents n’avaient pas été prévenus.
De cet événement je garde plutôt le souvenir d’un choc salutaire que de l’angoisse, mais j’ai certainement été angoissée et il est possible que j’aie fait revivre aux élèves cette angoisse.
Je projette sur les élèves, et particulièrement sur ceux auxquels je peux m’identifier (Lorette et sa spontanéité) ma manière de réagir. J’ai toujours mieux réagi lorsqu’on m’a responsabilisée que lorsqu’on m’a sanctionnée. J’ai tendance à croire qu’il en est de même pour les autres...
Quelques semaines après, je vais au théâtre, à Ris-Orangis, la ville où j’ai commencé à enseigner, voir Nathan le Sage, de Lessing, mis en scène par un ami avec qui j’ai travaillé pendant quelques années. Pendant la représentation me revient avec une grande force un rêve que j’ai fait quelques jours plus tôt, que j’avais oublié :
Je découvre que je dois entrer sur scène et je n’ai appris aucun rôle. J’ai beau fouiller dans ma mémoire, je ne me souviens pas qu’on m’ait dit que je devais jouer un rôle ni que j’avais un rôle à apprendre. Je suis terrifiée. J’ai le sentiment de ne pas être à la hauteur. Je me réveille.
Quel est ce rôle que je n’ai pas appris ? Dans quelle pièce dois-je jouer ?
Est-ce mon rôle de prof que je n’ai pas appris ?
J’ai parfois l’impression d’avoir usurpé ma place de prof. Ce mot ne traduit pas exactement ce que j’ai pu ressentir, mais il traduit le malaise que j’éprouve parfis en face des profs, quand ce ne sont pas mes collègues de travail. J’ai ressenti cela surtout quand j’ai rencontré au cours des réunions parents-profs les profs de mes enfants. Ils m’intimident, je me laisse impressionner.
Lorsque, à partir de la seconde, j’ai rencontré des gens d’une origine sociale différente, j’ai souvent eu le sentiment de ne pas être à ma place. Mes parents parlaient patois. J’avais honte d’eux et honte d’avoir honte. Pour (me) prouver que j’avais le droit d’être là, il fallait que je sois la meilleure, donc j’étais la première de classe et j’ai toujours eu mes examens avec mention. Il fallait que la légitimité de ma place ne puisse pas être contestée.
Et de plus en plus, je ne me sentais pas à ma place dans ma famille différence de langage, d’intérêts...
Quand je dis "usurpé", il y a certainement tout ce passé qui est présent. Même si, comme prof, mes chefs d’établissement successifs, mes collègues, m’ont renvoyé l’image de quelqu’un de compétent, intéressé par la transmission des connaissances, les relations avec les élèves...
Et pourtant je ne sais pas mon rôle.
Est-ce que je ne l’ai pas appris ?
J’ai l’impression d’avoir, au contraire, cherché à me former constamment aussi bien en ce qui concerne la pratique qu’en ce qui concerne les savoirs à transmettre.
Un rôle, c’est un personnage qu’on endosse mais qui n’est pas de soi. Il y a une distance entre soi te le rôle qu’on joue.
Je me demande si ce n’est pas autour de cette distance que tourne la signification de mon rêve.
Depuis que j’ai demandé un congé de mobilité pour reprendre des études, j’ai beaucoup parlé du besoin de reprendre du recul, de la distance par rapport à vingt-cinq années de pratique.
J’ai évoqué plusieurs raisons. Mais une a sans doute joué sans que j’en aie tout à fait conscience.
Parmi les profs que j’ai eus, deux ont été des modèles pour le prof que je voulais être. Ce sont eux profs que j’ai eu ne collège. L’une, professeur de français et d’histoire-géo a eu un rôle très important dans mon parcours puisqu’elle a réussi à convaincre mon père qu’il me laisse poursuivre mes études. Ce qui m’a marquée, c’était son souci de nous pousser à la réflexion. J’apprenais tout par coeur et elle me bousculait souvent pour le faire travailler autrement. Elle avait un grand souci de développer notre autonomie et nous faisait chercher dans différents manuels pour bâtir une étude...
L’autre était aussi une femme, prof de maths, qui avait à peine dix ans de plus que moi. Très rigoureuse dans son travail, très exigeante. Je suis restée en relation avec elles pendant assez longtemps, jusqu’à la fin de mes années de fac. Ma mère a continué à la voir de temps en temps, et c’est par elle que j’ai su ce qu’elle avait fait, il y a quatre ans, une tentative de suicide dont elle est sortie mutilée. Elle s’est jetée sous un train. Jamais je n’aurais imagine que quelqu’un comme elle qui me paraissait si solide puisse faire un tel geste.
Je pense que cela aussi a joué un rôle dans mon désir de prendre de la distance. Je sentais qu’il était nécessaire de me préserver. De quoi ?
J’ai parlé de cet épisode avec plusieurs collègues et les échanges que j’ai eus à cette occasion m’ont amenée à proposer à mes collègues un stage d’établissement dont le thème est l’analyse de situations vécues par les enseignants.
Peut-être pourrai-je poursuivre dans ce cadre le travail d’investigation commencé et continuer d’apprendre mon rôle de prof.
M.C.
Université de Nanterre
03-06-97