Il faudrait arriver à voir la scène avec toute l’ironie involontaire de ces films sentimentaux dans lesquels, pour faire naître l’émotion, on se croit obligé de passer au ralenti la rencontre tant attendue : en ce matin d’automne où le soleil perce timidement, un jeune homme hirsute, les cheveux comme une touffe doublant le volume de sa tête, une lourde cape noire sur les épaules, des bottes qui semblent de cavalier (on saura qu’il les a rapportées il y a peu du Maroc), pénètre dans la cour ventée d’un collège de la banlieue parisienne. On dirait qu’avec sa cape il essaie de se donner plus de volume et d’assurance qu’il n’en a en réalité. Il marche dans le sillage d’un homme vêtu de noir dont on voit bien qu’il imite la démarche. De l’un des bâtiments du collège sort une jeune femme toute de jaune, le jeune homme ne voit que le jaune, le sourire jaune, le tee-shirt jaune, la démarche jaune, tout ce jaune contrasté aux cheveux noir de jais, le pantalon aussi est noir, mais c’est cet élan jaune qui vient vers eux, vers lui il se dit, alors que bien sûr elle se dirige d’abord vers l’homme en noir qui lui baise la main, qui garde un moment la main de la jeune femme dans la sienne, qui la garde même lorsqu’elle tourne les yeux vers le jeune homme, Soyez les bienvenus, dit la jeune femme, mais vous tombez mal on est en grève, tous les profs, les élèves, il n’y a plus rien qui fonctionne, en ce moment on tient une A.G., si vous voulez venir. Ils la suivent. Cette fois le jeune homme a pris le pas sur celui qu’il accompagne, comme s’il avait changé de sillage, happé par celui de la femme qu’il vient à peine de voir et qui lui a seulement dit deux mots. Elle, c’est évident, n’a rien remarqué de particulier. Elle n’a vu là en compagnie de l’homme en noir dont elle attendait la visite qu’un grand gamin un peu excentrique guère plus âgé que ceux qu’elle a en classe, elle est reparti vers son A.G., la grève, toute dans l’instant, et lui dans des rêves non encore formulés. Fin de la séquence. Mais à force de la repasser, la femme que je vois venir vers le gamin que j’étais encore, a fini par ressembler de plus en plus à cette liberté guidant le monde, barricades et sein nu, telle qu’au tableau de Delacroix. C’est en tout cas l’image la plus juste que je peux en donner. Pour ce jour. Pour des années et des années. Ce jour-là, j’ai vu venir à moi le sourire de deux seins jaunes qu’exhaussait la lumière d’une ardeur combattante. Et moi, alors, dans la posture du gamin du tableau à côté de la femme, ramassant à la hâte un pistolet abandonné pour se hisser à sa hauteur et marcher avec elle ?
C’est son sourire, encore, sur l’une des rares photo de cette époque prise dans ce collège où elle enseignait le français et où j’avais débarqué à la suite d’Armand Gatti pour ce que l’on appelait alors une "expérience de création collective". Sourire offert en même temps qu’elle offre au photographe le déploiement d’une banderole sur laquelle est imprimé en forme de chat le mot "guérillero". C’était le thème du travail réalisé au collège par Gatti. Le chat guérillero. Des spectacles créés avec les élèves, les enseignants, à travers tous les espaces disponibles du collège, alors que dans la cantine, les tables servant de praticables, était jouée la pièce de Gatti, Le Joint, le public du Festival d’Automne venant tous les soirs de Paris jusqu’à ce collège de la banlieue profonde transformé en gigantesque chat. Si tout cela avait lieu, elle n’y était pas pour rien. Bien sûr il y avait dans cet établissement un enseignant qui avait travaillé avec Gatti dans les années 68, c’est lui qui avait introduit Gatti au collège. Mais lorsque, tous les enseignants réunis, il avait fallu procéder à une sorte de vote pour décider oui ou non de l’invasion du collège par ces théâtreux en mal de lieu vivant plutôt que de rester à l’étroit des murs clos du théâtre, ce fut elle, oui, qui arracha le morceau, disant : Nous avons peur, voilà ce qui nous retient, tous nos arguments, nos soi-disant bonnes raisons, ne sont que des images de notre peur. Elle ne s’exonérait pas de cette peur. Mais elle appelait tes collègues à la dépasser. La première, elle s’y risquait. La Liberté au tee-shirt jaune remporta la bataille contre la peur. Il le fallait pour que la rencontre puisse avoir lieu.
Voir aussi les entretiens filmés à propos du Chat Guérillero