Petits points cardinaux

Michel Séonnet

Poésie posthume

Quelque chose d’un possible recueil que Monique avait imaginé et qu’elle aurait fait publier à titre posthume si de nous deux j’avais été le premier arraché par la mort.

Dans une pochette en papier recyclé (au dos il y a écrit : La récupération et le recyclage sont nécessaires à la sauvegarde de la forêt...), une pochette avec un bateau à la coque mauve poussé d’une grande voile blanche, le mat est comme un arbre épais, le ciel est travaillé de verts et de bleus, c’est une de ces pochettes dans laquelle se trouvait du papier de correspondance, souvent ses amies lui en offrent pour qu’elle puisse avec fidélité et passion continuer à leur écrire de longues, très longues lettres, dans cette pochette retrouvée dans le tiroir de son bureau elle a rangé des textes que j’ai écrit pour elle, des poèmes, des lettres aussi de différentes provenances, Nice, Chaumont, Le Caire, Saint-Dizier, Nimes, Pianceretto, Lille, Les Moutiers-en-Retz, Saorge, la plupart sont encore dans leur enveloppe d’origine et du coup on voit bien qu’il n’y a là aucune cohérence de dates, ce ne sont pas, comme dans un carton, des lettres qui se sont accumulées là au fil des années. Il y a un choix. Un geste délibéré de réunir tout cela. Et l’idée que c’était là quelque chose d’un possible recueil qu’elle avait imaginé et qu’elle aurait fait publier à titre posthume si de nous deux j’avais été le premier arraché par la mort.

RIEN QUE TU NE SACHES

1

grand champ à l’ombrage
de tes seins j’ai crié :
oasis ! comme d’autres
voient la terre c’était le miel
l’herbe grasse au profond
des profonds du désert

est-ce de s’y être perdu que l’on refonde
d’un mot l’inébranlable
le chemin terre promise
autant de fois qu’il fut
parcouru les mains
écarquillées la bouche : oh !

l’âge de tant de temps passé
nous aborde comme un linge
d’éveil et tout le corps
ruant se confond en :
terre ! gagnée sur la mort
toujours poussée plus loin

2

il faudra bien dire
la raison de tant d’éveils
la nuit encore frémissante
des songes et de buée
sur la vie qu’on efface
du dos et de la paume

il faudra bien nommer
l’intense des retrouvailles
de nos corps vieillis
sous le harnais d’amour
joug oui entrave mais
pour quelle danse : oh !

la main effarouchée de ce qu’elle
croit connaître tremble
toujours du même lamento
d’attente : viens ! c’est
toujours du même péril
être toujours aussi nus

3

être face voilà
ce que nous avons ap-
pris et même le dos à dos
même l’ennui des trop
longues distances n’y
fait rien : face

non sans secrets mais
sans esquive puisque
s’offrant à qui la prend
l’attend la restitue bien plus
qu’elle même : face

devenue tout le corps les
mots verbes conjugaisons
de l’insomnie du monde
matière palpable comme les
seins les cuisses s’étreindre
c’est le souci du monde

OH

A l’empoignade
(Oh galop libéré
A pleine bouche
(oh exultant brouhaha
A la ruée
(oh rageuse danseuse courant
sur la pointe des seins
Je te
(mais de quel verbe
oh ma quêteuse
mon assoiffée)

Comment peut-il
mourir
celui qui nourrit sa patience
à pareille charnure ?
Tu rends gerbe pour grain
l’océan pour une larme)

Oh ma République

poings nus rouges dressés
au bout de chaque sein

musculature en lutte

nouure de barricade

oh la caresse du pinceau
dans les plis du drapeau

oh, chant !

Venue (mais combien
de fois) et revenant
encore

(oh vagues bosselées se poussant
l’une l’autre

à lèche-rive
à frôlement d’écumes

l’horizon renversé
la lame brisant

la lame et le galet
roulés

bégaiement de la bouche
jusqu’aux tréfonds de mer

et l’à-pic blanc (oh tourbillon
matriciant l’entre-chair)

Tu

sein de ralliement
suspendant le noyé
à mi-chemin du gouffre

(oh poids pesant
signataire de tous les horizons

et la tenue
et la main prise
et la poignée de doigts
devenue orbe
coupelle

(oh à pleine mortaise
l’encastre des tenons

Jusqu’à voir de vision

(oh ma libérante
en avance d’un sein
sur le grand
réveil des corps

jusqu’à la prophétie

(oh Jourdain de sueur
oh cri dans le désert
à la vue de ce que
je vois

jusqu’à vue de voyant
au plus noueux du voir

l’ossement libéré

la poussée de la chair
au modeler de la main

(oh Dieu ta pétrissure

la charnaison

(oh Vie le baiser de ta bouche

(oh

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