Petits points cardinaux

Michel Séonnet

Le gaubi

C’était un jour de grand vent. Déjà les cueilleurs s’étaient rassemblés au pied des oliviers, des hommes, des femmes, qui déplaçaient autour des arbres leur attirail de filets et de bâches, les échelles. Les arbres étaient anciens, des troncs épais, tourmentés mais généreux. Au beau milieu du champ, il y avait un grand type noir qui dirigeait la manœuvre, donnait des instructions, il balançait les bras de droite et de gauche à la manière des branches secouées par les grands coups du vent. Il paraissait aussi grand que les arbres. Aussi noir. Aussi hirsute. A chaque fois qu’un arbre était terminé, c’est lui qui venait procéder à la collecte des olives tombées. On devinait son plaisir à faire rouler ces petites boules noires, violettes, certaines encore vertes, comme des éclats de lumière qu’il déversait dans les gros sacs de jute. Bizarrement, il n’utilisait pas les caisses en plastique comme on le fait habituellement. Il semblait avoir récupéré les vieux sacs dont Louise se servait autrefois. Elle l’entendait expliquer que même si les olives ne restent que peu de temps dans ces sacs rapiécés dont la jute est gorgée de l’humeur d’années de récoltes, c’est comme le vin qu’on tient au tonneau de chêne pour lui donner du corps, les olives se chargent de mémoire et l’huile qu’on aura en sera traversée, de manière invisible certes, indétectable au palais, mais il disait que c’était grâce à ça que son huile - il disait "mon huile" - avait ce goût si particulier. Quant à son abondance, il disait que c’était grâce à la qualité des différents traitements qu’il apportait aux arbres, la taille surtout dont il pouvait déjà en cours de récolte envisager mentalement les gestes, comme s’il les répétait, si bien que, la saison venue, ce serait comme les yeux fermés qu’il couperait ici, laisserait là, stupéfiant de vitesse, et de tout le village on prendrait date avec lui bien des semaines avant pour qu’il vienne chez les uns et les autres prodiguer son savoir. Mais non, ce n’est pas un savoir, c’est l’instinct, le gaubi, comme on dit ici, répétait-il à quelqu’un qui semblait nouvellement arrivé au village, utilisant ce vieux mot de patois que Louise elle-même employait souvent pour se démarquer de tous ces nouveaux venus. Mais l’autre insistait, ne comprenant visiblement pas comment un grand type noir comme lui pouvait détenir ce fameux gaubi. Mais monsieur dans notre famille ça fait des siècles qu’on élève des oliviers ! - et disant cela il était parti dans un grand rire nègre, dent et lèvres dehors, un rire radieux, communicatif. Allez demander à ma mère, insistait-il, c’est peut-être une vieille femme, mais des oliviers elle pourrait en parler jusqu’au jour de sa mort – et même après, qui sait ! Et comme si cela devait être preuve déterminante assénée aux sceptiques, les deux pieds campés dans la terre, se redressant comme à se mettre au garde-à-vous, ce grand Noir éblouissant lançait en guise de déclaration d’identité cette formule qui semblait s’être imposée à lui à la lecture d’un certain roman : Je suis le petit fils de l’adjudant Laugier, celui qui est mort à la bataille de Hao Bih.

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