La seule fois où j’entendis mon grand-père parler dans cette langue, c’était à Nice, sur le marché. Le jeudi, j’aimais bien y aller avec lui. Je lui donnais la main. De l’autre, il tenait son cabas noir. Nous déambulions entre les étalages du cours Saleya. Fleurs. Fruits. Légumes. D’abord il faisait le tour. Regardait. Comparait. Puis s’étant fait un avis il décidait de ce qu’il allait acheter (et donc de ce que nous allions manger) et à quel marchand il allait le faire. Alors que bon nombre des commerçants s’apostrophaient en nissard et s’adressaient à certains de leurs clients dans ce parler qui ressemblait beaucoup à celui du village, mon grand-père leur répondait dans le français le plus correct, sans accent, il avait dans son enfance bénéficié d’un précepteur qui lui avait inculqué la perfection orthographique, le goût de la lecture, et alors qu’il en avait été réduit à devenir concierge d’une administration, sa pratique pointilleuse du français était restée sa fierté, manière de faire entendre que sa fonction ne correspondait pas à son rang. En hiver, le marché se déplaçait sur l’esplanade du Paillon, puis au bout de quelques semaines apparaissaient les marchands de sapins qui faisaient naître en pleine ville une véritable forêt à l’odeur forte de résine à travers laquelle je l’entraînais même si ce n’était pas notre chemin. Viendrait le jour où il aurait décidé que nous achèterions l’arbre de Noël et nous en ressortirions alors chargés de ce trophée d’épines et de branches promis à la luxuriance des guirlandes et des boules et à l’incomparable mission d’abriter et de protéger la crèche, l’enfant nouveau-né couché dedans. Est-ce que, cette année là, j’avais insisté pour que mon grand-père achète un sapin qui lui semblait bien trop cher au regard de ses maigres revenus de concierge ? J’eus tout d’un coup la stupeur de l’entendre marchander. En « patois » ! Avait-il fait l’effort de se plier au nissard du marché, ou bien parlait-il le provençal de son village ? C’était en tout cas la première fois que je l’entendais parler dans cette langue dont lui même interdisait et s’interdisait le parler. Je ne sais pas ce qui me choqua le plus. Si ce fut de l’entendre s’abaisser à ce parler vulgaire (je savais, comme ces choses que l’on sait enfant sans qu’on vous les ait jamais dites, que c’était en tout cas toujours comme ça qu’il le considérait). Ou si ce fut de voir l’autre, le marchand, lui répondre en bon français, signifiant peut-être par là qu’il ne voulait rien marchander ? Mon grand-père battit en retraite, me tirant derrière lui. Humilié, sans doute, de ce que son abaissement n’eût servi à rien. Mais plus encore : de voir que l’autre, le marchand, avait renversé les rôles, renvoyant mon grand-père au mépris dans lequel lui même tenait ceux qui persistaient à s’exprimer dans ce parler de pauvres. Nous rentrâmes sans avoir acheté de sapin. Il n’en donna aucun explication à ma grand-mère. Jamais plus je ne l’entendis prononcer un mot dans cette langue d’humiliés.