Comment Cavaillès peut-il être présent ce soir ?. [1]
Quelle que soit la pièce de Gatti que l’on aborde, on est vite confronté à ceci : Comment Sacco et Vanzetti, Rosa Luxemburg, Durruti, Roger Rouxel, tous les noms inscrits un à un sur la pierre des martyrs, et Auguste, le père, premier d’entre les morts, et désormais Jean Cavaillès inconnu n° 5 du carré des fusillés d’Arras, comment peuvent-ils être peut-il être présent ce soir ? Le nom change. Mais l’enjeu est toujours le même. Qu’ils soient là. Ce soir. Sur cette aire de jeu.
C’est là tout le mystère du théâtre-Gatti. Mystère, oui. Si l’on désigne par là non ce qui relève du secret, du caché, mais bien de ce mysterium : signe matériel qui marque une faille, un passage, un accès à ce que, faute de mieux, on appelle « vérité », « sens », et qui n’est, sans doute, que la réalité elle-même.
Le théâtre-Gatti consiste donc très précisément en ceci : que par le seul effort des mots et des gestes, quelqu’un, une personne, morte le plus souvent, soit finalement là, présente, maintenant : ce soir.
On comprend le vertige auquel nous confronte une telle entreprise. Et la crainte de s’y mêler. La tentation de la rabattre sur des domaines plus évidents : politique (engagement), social (travail avec les « Loulous »).
Que Gatti, bien souvent, emploie le mot « expérience » pour parler de son travail, devrait non pas nous égarer du côté de l’expérimental (avant-garde), ou du work in progress (même s’il lui arrive de le désigner ainsi dans un clin d’œil à Joyce), mais nous entraîner vers les notions de risque, d’aléatoire (est-ce que cela va réussir ? est-ce que Cavaillès et tous les autres vont être là ce soir ?) à égale distance, pourrait-on dire, de « l’expérience » scientifique (lorsque enfermant un chat dans une boîte soumise à d’aléatoires ondes, la rigueur scientifique oblige à dire que ce chat n’est ni mort
ni vivant, mort et vivant à la fois - expérience du chat de Schrödinger) et de « l’expérience » cabalistique (lorsque la création du monde se déchiffre à partir du « simple » calcul des valeurs des
lettres de l’alphabet).
On est bien loin, on le voit, d’un théâtre qui raconterait des histoires (même si Gatti en raconte souvent, beaucoup, même si c’est une sorte de conteur né et qui, peut-être pour ça, se méfie de cet art de conter : Le froid s’installe toujours autour des histoires à raconter [2]. . On est bien loin, on le voit, d’un théâtre qui rendrait compte de « l’âme humaine », de l’histoire, du politique (même si tout cela est vigoureusement en jeu dans chacune des tentatives).
Ici, il s’agit de rien moins que de faire que le passé ne soit plus le passé. Que la mort ne soit plus un dernier mot. Que la défaite - verdict de l’histoire - se transforme (ici, là, ce soir) en quelque
chose qui n’est peut-être pas victoire, mais promesse : promesse que ce passé n’en a pas fini avec notre avenir, que de ce mort, ce disparu, nous avons encore beaucoup à apprendre. Et plus encore :
que quelque chose de notre propre avenir (de notre compréhension du monde, de notre présence en ce monde) dépend de notre capacité, justement, à rendre présent ce qui n’est plus.
Ceci est dit rapidement. A mots d’approche. Infortunés. Parce que la réalité de cette « aire de jeu » impose que l’on se défasse d’expressions comme : « ce qui n’est plus ». Ici - formidable
révolution - du passé on a fait table rase ! Et demain, c’est aujourd’hui, maintenant : ce soir.
Il n’y a qu’à écouter.
— Notre souhait (à plus d’un demi-siècle des exécutions du Pentagone d’Arras) c’est le livre sur la théorie des Groupes qu’Emmy Noether (mathématicienne) et Jean Cavaillès (épistémologue) voulaient écrire ensemble - et qu’ils n’ont pas écrit. Comment ? En étant, ce soir, chacun des signes du livre ...
— Et comment être chaque signe ?
— En mettant hors d’usage les deux mots juges et bourreaux de l’aventure bipède : le TEMPS et L’ESPACE. [3]
Et l’ on peut, en s’en tenant à cette pièce, multiplier les citations.
— La rencontre n ’a pas eu lieu - ainsi en témoigne l’Histoire.
— Mais qu’est-ce que l’Histoire ? Un tombeau vide sur lequel danse l’imprévisible ?
— Entre passé et futur, le groupe « Pourquoi pas ? » est là pour dire que la rencontre a eu lieu, et que le livre a été écrit.
— Nous sommes en train de l’écrire.
— De toute façon l’aire de jeu sera une page blanche ...
[ ... ]
— Nous sommes dans cette situation où tout ce passé, que nous voulons conquérir, est déjà, pour nous, du futur.
[ ... ]
— Notre grand privilège sur une aire de jeu c’est de pouvoir aller de l’un à l’autre.
[ ... ]
Au passé au présent au futur
n’oubliez pas la toujours même
rose blanche
à toutes les échelles d’univers
mais toujours en harmonie
visible
ou invisible
avec le combat des étoiles.
Restons-en là.
Parce qu’il suffit de tirer un trait provisoire pour approcher un peu mieux ce qui, ici, s’appelle théâtre : cet effort de mots sur une aire de jeu conçue comme une page blanche, pour rendre présents des êtres d’univers - hommes, femmes, arbres, animaux, étoiles - et faire que, communiquant les uns avec les autres, s’agrandissant chacun de ce que l’autre a de plus ample, ils acquièrent ainsi leur véritable dimension - d’univers, justement.
L’aire de jeu, alors, n’est plus lieu de mise en scène, mais de mise en univers. Et cette mise en univers est l’œuvre des mots : Nos mots seront vos ailes, ce soir.
*
L’adversaire désigné d’une telle entreprise, on le voit, c’est le temps. Ou plutôt : ce que l’on inscrit sous ce terme. Histoire. Écoulement. Sens unique. Irréversibilité. Fatalité. Le temps des historiens et des horloges - et on comprend l’intérêt de Gatti pour ceux qui tirèrent sur des horloges. Ainsi, au cours de la Révolution de Juillet : Au soir du premier jour de combat, il s’avéra qu’en plusieurs endroits de Paris, indépendamment et au même moment, on avait tiré sur des horloges murales. Épisode rapporté par Walter Benjamin dans ses Thèses sur la philosophie de l’histoire . Épisode plus d’une fois repris par Gatti. Feu sur les horloges. Feu sur l’histoire telle que la colportent les historiens. Comme le disait Benjamin, justement, l’histoire n’est pas une vérité figée dans un passé qui lui accorderait une sorte de statut objectif (ça s’est passé comme ça et pas autrement). L’histoire, c’est ce qui surgit dans l’à-présent. Ce que l’à-présent est capable de convoquer, d’accueillir. Écrire, dit Gatti, c’est pour changer le passé. Pour en faire du présent. Pour que le futur soit encore gros de ce « passé » qui n’a pas abouti et qui n’attend que ça.
[4]
Mais ce n’est qu’un début.
Parce que, finalement, ce temps régulier des horloges et des historiens n’est que le fer de lance de l’Uni-langue. Du sens unique. Des langages de la vérité une et indivisible. Du « déterminisme », dit Gatti. Le combat n’est pas seulement contre les rigueurs imposées des horloges. C’est contre tous les langages déterministes qu’il s’agit d’aller - dont le langage politique. « Possibilisme » contre « déterminisme ». « Incertitudes » contre « vérité ». C’est le moment d’affirmer que la capacité à vivre dans les doutes et les incertitudes est le fondement de toute écriture. [5] .
Mais c’est un
chemin qui, pour Gatti, ne date pas d’hier.
Surprenant, d’ailleurs, de voir avec quelle constance, quelle obsédante exigence, il creuse cette voie. La laboure. La mine. Et si aujourd’hui il pense trouver dans la physique quantique comme une sorte de terre promise, c’est au prix d’un exode qui, lui aussi, dura quarante ans au moins.
*
Revenons à ce mot de « possibilité » qui orne aujourd’hui le titre du dernier texte de Gatti : Possibilité du rayonnement fossile... Il ornait déjà le générique de Rosa collective [6], en 1971. Au centre, le personnage de Rosa Luxembourg. Et toutes les possibilités pour la dire.
Possibilité de l’ordinateur pour que tous soient concernés.
Possibilité des deux Allemagnes.
Possibilité du spectacle fleuri.
Possibilité des conseils de personnages.
Possibilité en marche vers le Vietnam.
Possibilité de la Rosa berlinoise (mass-médiatique).
Possibilité du Liebknecht noir (par interim).
Possibilité des cinq minutes qui permettraient de reconstruire le monde ...
De quoi s’agissait-il ?
... lorsque nous traçons les quatre lettres qui forment son nom, il nous semble avoir tout dit, à condition, bien entendu, de répéter ce nom autant de fois (ou presque) que Rosa a d’existences à travers l’espace
La dramatisation ne faisait que s’essayer à une telle hypothèse :
Ici, ce sont une douzaine de pièces possibles sur Rosa Luxemburg qui
s’affrontent.
Y apparaissent toutes celles et tous ceux qui, à l’époque, pouvaient répondre au (du) nom de Rosa. À son combat. À son intérêt pour les oiseaux. Plus qu’une Rosa collective, c’est d’une Rosa multiple qu’il s’agit. Est-ce un hasard si, à la fin de cette préface, Gatti attribue à Rosa et à son combat les trois temps du verbe être - combat à qui, la veille de son assassinat,
elle a fait dire : Jch bin, ich war, ich werde sein (Je suis, j’étais, je serai) - trois temps qui sont le battement même du geste théâtral tel que Gatti le dit : né dans les camps par la bouche des trois
rabbins ; trois temps qui sont le nom même de Dieu que Gatti, sous
l’égide de Spinoza, désigne du nom d’univers !
Les temps du temps.
Les possibilités.
L’univers.
Et le théâtre comme le lieu-combat où ceci doit advenir.
Tout ceci énoncé - déjà - avec les mots d’il y a trente ans.
Alors on pourrait dire : mais qu’est-il allé chercher dans les spéculations de la physique quantique ? Pourquoi s’aventurer si loin, si ardemment, si ardument, dans un univers et des langages où nous avons du mal à (le) suivre ? Pourquoi les incertitudes, Heisenberg, Schrödinger, Bohr, les groupes, les oscillations, les hypothétiques, les théories de jauge ?
À lire les possibilités inscrites au générique de Rosa collective, on comprend bien que cet éclatement ne peut être fait que de flambées successives - une possibilité + une possibilité + une possibilité ... (comme Gatti dira, plus tard, d’autres énumérations en forme de marche : un pas + un pas + un pas ... ; un mot + un mot + un mot. .. ; une solitude + une solitude + une solitude ... ) L’un ou l’autre, toujours. L’un d’abord, l’autre après. Choix. Exclusion. Succession. Brille pourtant au milieu de toutes ces possibilités inscrites au générique de Rosa collective l’amorce d’une quête :
À la recherche d’une possibilité qui les contiendrait toutes.
Avec les théories de la physique quantique, c’est cette possibilité que Gatti semble avoir trouvée. C’est-à-dire la possibilité de possibilités qui ne soient pas exclusives les unes des autres, qui n’aient pas à répondre du principe de non-contradiction. Désormais il est possible d’être à la fois onde et particule, ici et là, et plus que tout, mort et vivant comme le chat de Schrödinger.
Dit en termes grammaticaux, c’est moins sur les horloges qu’il s’agit de tirer que sur une conjonction de coordination : OU (être ici ou là, ceci ou cela, mort ou vivant, homme ou étoile, etc.) Il s’agit de remplacer partout le OU par le ET - l’alternative par l’addition, le disjonctif par le copulatif !
*
Cela vaut la peine d’être redit : c’est par la résistance que Gatti arrive à la théorie quantique ; par Jean Cavaillès, justement ; c’est le nom du fusillé d’Arras qui va faire jonction - correspondance - entre résistance, physique, et cathédrales (lieu des rendez-vous de la clandestinité). Et la révélation sera alors celle-ci : prononcer le nom de Jean Cavaillès c’est prononcer en même temps les mots de la
physique, ceux de la résistance, et ceux des bâtisseurs de cathédrale.
On comprend l’éblouissement de Gatti. Comme un : Enfin ! que les titres de ses pièces manifestent alors avec délice dans l’utopie de les lire d’un seul signe (idéogramme), de les dire d’un seul souffle :
Possibilité du rayonnement fossile
pour que la Rose blanche
soit sur les murs du Pentagone d’Arras
le sourire des mots de Goethe.
Incertitudes de la mécanique quantique
devenant chant des oiseaux du Graal
pour l’entrée des groupes (de Galois)
dans le langage dramatique.
Titres-poèmes, on pourrait croire. Poèmes-titres, plutôt. Se rêvant idéogrammes dans lesquels toutes les correspondances possibles - le rayonnement fossile et la Rose blanche et le Pentagone d’Arras et les mots de Goethe -, s’échangeant qualités et valeurs, possibilités et richesses, chacun ouvrant à l’autre non seulement son monde, mais la possibilité, dans ce jeu de multiplications, ce mouvement spirale, de se découvrir univers.
Ainsi dans Possibilité du rayonnement fossile ... :
Les cathédrales, les arbres, les réseaux de Résistance, le Graal, l’église de Trehorenteuc, et l’École normale de la rue d’Ulm sont, chacun, l’histoire de tous les autres - en même temps.
— C’est en langage d’univers qu’ils doivent se dire ...
— Cavaillès, chant d’oiseau, et, en même temps, chevalier du Graal, n’est que le résultat d’une multiplication de mille créations, que bloque l’infini ...
— ... Le jour qui se levait sur le feu destructeur de prières cathares, était le même que celui de Notre-Dame de Paris, pour les fusillés du Mont- Valérien. Seuls, les oiseaux savent, encore, le faire lever. ..
Notre grand privilège sur une aire de jeu c’est de pouvoir aller de l’un à l’autre.
Ou bien, dans Incertitudes de la mécanique... :
— Le jour de l’exécution de Jean Cavaillès, qui chantait sur les arbres du Pentagone ? Les oiseaux, seuls, qui lui apportaient le message des étoiles avec lesquelles il allait partager la lumière ?
— Sur le bûcher de Montségur, c’est l’arbre du Graal qui a brûlé avec les ancêtres cathares ...
— A chaque printemps leur feuillage est le même que celui des arbres témoins du poteau d’exécution.
— Les arbres, les branches, les feuilles (et leurs oiseaux) étaient foule ce jour-là.
— Ils continuent à l’être - comme à Tiergarten Rosa Luxemburg était mésange charbonnière. Et à la façon des mésanges charbonnières, elle annonçait le printemps, aux quatre coins cardinaux.
Nous y revoilà ! En compagnie de Rosa (re)devenue oiseau. Non plus seulement en lutte contre les diktats du temps et de l’espace. Mais capable de leur substituer autre chose. Comment ?
En écrivant, à la place du temps, le mot ÉNERGIE. Et à celle d’espace, le mot IMPULSION. [7] La conséquence est immédiate. Les barrières de temps et d’espace sont abolies.
Ainsi vous pourrez demander à un Maya d’il y a trois mille ans : Qu’est-ce que l’ara écarlate, suivi par le corbeau noir ? Il vous répondra : L’incendie dans la savane.
Et encore plus :
Vous révolutionnerez (lisant le livre qui n’a pas été écrit, et dont nous sommes les signes) toutes les actions visibles et invisibles dont vous êtes les enjeux.
La voilà donc, la révolution ! Le passé rendu à son futur.
La révolution a été, la révolution est, la révolution sera. C’est ce que les historiens ont retenu comme ultime parole de Rosa Luxemburg. En n’en gardant que les trois temps du verbe être, Gatti indiquait (sans doute bien avant d’en avoir conscience) que la révolution c’est les trois temps du verbe être - la possibilité de les rendre coexistants : je suis et j’étais et je serai.
Mais difficile de garder un tel mot (révolution). Gatti a depuis longtemps décidé (avec Khlebnikov) que, de révolution, il n’y avait définitivement que celle du soleil. C’est donc ailleurs qu’il va trouver le mot pour dire ce qui est en train de se passer. Il a nommé itération cet emportement du temps démontant ses propres rives :
L’itération - le faux retour en arrière, le deuxième départ, la façon de métamorphoser le passé en présent et, dans la même opération, le présent en passé. [8]
N’est-ce pas d’ailleurs le principe même de l’écriture de Gatti - la reprise incessante des
textes ? Itération, c’est bien ce qui se passe, lorsqu’après avoir écrit L’Inconnu n° 5 du fossé des fusillés du pentagone d’Arras , il écrit avec quasiment le même matériau Incertitudes de la mécanique quantique , puis Possibilité du rayonnement fossile , puis ... (la suite de l’itération - la pièce suivante - est en cours d’écriture).
Ainsi pour les mots l’itération devient magie ...
Tout devient possible ...
Le battement d’ailes d’un papillon au Guatemala peut créer une tempête au-dessus de la forêt de la Berbeyrolle...
C’est le message que la baleine et Jonas apportaient à Ninive ...
La prophétie est devenue itération ... [9]
Qu’on se souvienne, en lisant cela, de la dernière réplique de Rosa collective :
Ne jamais chercher le prophète
Chercher le combattant
Seul le combat de chaque jour invente
Seul le combat de chaque jour crée
Ne cherchez pas le prophète
Seul le combat possède le don de prophétie.
Le pas est fait. De la prophétie on est passé à l’itération. Ce qu’on peut désormais lire ainsi : seul le combat possède le don d’itération. Ou mieux encore : seule l’itération est combat. Qu’on ne s’étonne pas, alors, que les mots y voient une victoire :
Ici commence pour nous, mots, la liberté (la vraie, qui n’a jamais été autre que l’herméneutique). [10]
*
Restons un moment sur ce mot : herméneutique - « science de l’interprétation ». Et au soupçon d’ hermétisme qui pèse souvent sur l’œuvre de Gatti. Il y a un paradoxe - qui relève des paradoxes de la complexité du réel. Plus l’effort d’interprétation est grand, plus l’accusation d’obscurité est présente. C’est la vieille histoire de Babel. Les hommes rêvent de parler même langue, même langage, qu’il y ait un sens unique pour chaque chose, une transparence totale de la communication - et ainsi ils croient devenir (comme) dieu. Ils sont punis. Dispersés. Abandonnés, croient-ils, à l’incompréhension des langues, Dieu appliquant le vieux principe du « diviser pour régner ». L’ironie de l’affaire, c’est que, là où les hommes voient punition, réplique de la condamnation originelle, Dieu se révèle peut-être lui-même comme l’Un-multiple. Il révèle la multiplicité de l’univers.
Multitude ! Babel n’est pas une condamnation du parler humain. C’est la condamnation du Un-Langage. Unicité. Positivisme. La Loi et ses docteurs. La dispersion de Babel est affirmation que l’être est multiple. Bien sûr, il y a un prix à payer à cette révélation : le renvoi de Babel livre l’homme à la complexité de ce multiple, à l’incompréhension. L’herméneutique devient nécessaire - pour interpréter, traduire, faire correspondre d’un langage à l’autre. Et l’accusation d’hermétisme est toujours vivace de la part des toujours tenants de la langue unique, du parti unique, du positivisme, du oui / non informatique, de la loi d’Internet, etc. (pour s’en tenir simplement à quelques cibles récurrentes de Gatti).
Après Babel, parler est chose complexe. Comme l’univers qui est complexité. Multitudes de sens - comme cela est dit :
Chaque groupe deviendra multitude de sens, et c’est de cette multitude que naîtra l’étoile multipliée de cette langue d’univers. [11]
Joie de la multitude multipliée au moment de la dispersion.
Joie de la dispersion de Babel !
*
Chaque chose, chaque être, chaque personne - et la multitude des mots pour les dire.
À tous l’incertitude suffit. S’accumulant, elle va déformer (ou reformer) le résultat de chaque itération. À l’échelle de l’univers, l’itération devient un immense mouvement de solidarité. Le problème du mot unique devient pure hallucination… [12]
Car il faut bien le rappeler : tout cela n’est mis en jeu que parce qu’il s’agit de répondre au « rendre présent » originel. Pour que « je suis, j’étais, je serai » soit possible sur la page blanche comme sur l’aire de jeu (dite elle aussi page blanche). Que page et scène ne soient plus le lieu d’une représentation mais bien d’une présentation. Qu’on le veuille ou non, il est question de l’être. D’une métaphysique (!) au sens strict, dans cette parole qui prend élan dans la physique.
Or cet être - dit Gatti - ne peut-être que d’univers. Faire exister - rendre présent ce soir - c’est donner à ceux qui sont convoqués (Cavaillès, Rosa, tous les autres) leur dimension d’univers. L’aire de jeu, la page blanche, sont ces espaces infiniment précieux où les êtres s’habillent d’univers pour devenir ce qu’ils sont - retrouver leur véritable dimension (que plus d’une fois Gatti a nommé démesure). Voilà l’opération quasi-alchimique qui est en jeu. La mise en univers se substitue à la mise en scène. Et même plus, peut-être - l’opération ne visant pas seulement ceux qui sont convoqués, mais ceux qui les convoquent, ceux qui portent les mots et les répliques de la convocation.
C’est peut-être ainsi qu’il faut entendre la phrase que prononce Gatti lorsqu’il propose aux « loulous » de travailler avec lu i : Voulez- vous être Dieu avec moi, conjointement ? Entendre : Voulez-vous acquérir dimension d’univers ? Voulez-vous que, conjointement – nous tentions d’acquérir cette dimension d’univers qui est la véritable dimension de l’homme ?
Sans eux c’est sans nous - a écrit Gatti, parlant aussi bien de ceux qu’il convoque que de ceux avec qui il travaille. Comme si la mise en univers ne pouvait se faire que « conjointement ». Comme si les processus qu’elle requiert - l’itération, par exemple - ne pouvaient s’exercer que collectivement (Rosa collective !), solidairement - l’itération devient un immense mouvement de
solidarité. Comme si, finalement, la solidarité (qui substitue au conflit - ou c’est toi ou c’est moi - la possibilité commune - c’est toi et c’est moi, il n’y pas de toi sans moi, sans eux c’est sans nous, etc.) devenait ici la forme politique exacte de cet être d’univers rendu à la multitude des sens.
*
Entrer sur la scène gattienne, c’est se confronter au défi de devenir univers. [13] Et le plus sûr moyen, semble-t-il, d’acquérir une telle dimension, c’est de laisser place, sur l’aire de jeu comme sur
la page blanche, au monde végétal, à l’arbre, à l’oiseau.
— Les fleurs ne doivent-elles pas former un bouquet pour entrer dans le langage dramatique ? ...
Les pétales, les épines, les feuilles, les couleurs, les corolles, les nectaires, peuvent-elles former un groupe, celui de la Rose blanche ? ...
— Ce sera notre participation au monde végétal, tel qu’il naît, par nos vocables, sur une aire de jeu. [14]
C’est ici que se cherche prioritairement l’écriture.
L’arbre se subdivise en branches et les branches se subdivisent en d’autres branches, lesquelles se subdivisent à leur tour. Et les phrases se fragmentent en mots. Et les mots se fragmentent en syllabes. La syllabe bifurque sur le champ sémantique et continue ses bifurcations à des échelles de plus en plus petites à l’intérieur du sens. Le sens, c’est le printemps de l’arbre. Et le printemps de l’arbre va bifurquer en des dizaines de saisons qui disent la vie sur la terre. [15]
Le jeu des bifurcations est à son comble. Et l’arbre, immanquablement, en appelle à l’oiseau.
Les chevaliers du Graal peuvent, sans doute, apporter une dimension au langage dramatique, mais peuvent lui offrir une hospitalité même provisoire sur leurs arbres à oiseaux pris dans la tempête ... [16]
Lisons bien : c’est au langage dramatique que les oiseaux vont apporter concours. Aux mots !
— Et sur les épaules de chacun d’eux, viennent chanter les oiseaux du Graal.
— Les vanneaux huppés chanteront la rencontre des parvis des cinq cathédrales avec les agents de liaison des trois réseaux de Cavaillès.
— Les cailles venues de la Bible ramagent les labyrinthes et l’accueil qu’ils font aux containers de parachutage.
— Les cigognes chantent la rencontre à cinq heures du soir des déambulatoires et des distributeurs de tracts.
— Les râles des genets sifflent des échanges de renseignements ...
— Les chouettes hululent, pour les stratégies nouvelles ...
— Le rouge-gorge de la Berbeyrolle gazouille les repères de vitraux ...
— Le rossignol gorge-bleue grengotte le Quintette en la, indicatif.
— La grue cendrée ...
Et le chant de tous ces oiseaux s’élève, fumée à la verticale du bûcher de Jeanne d’Arc qui renouvelle, chaque jour, la symétrie de la cathédrale et de la Résistance. [17]
Et si l’on se demande : pourquoi cette obsession de symétrie qui entraîne Gatti dans les registres, les méandres, les incertitudes de la science contemporaine (dont la symétrie est un des concepts majeurs) ? La réponse, là encore, est à entendre au milieu des chants d’oiseaux :
— Seule la symétrie peut inventer les signes d’un langage d’univers.
Elle n’est pas une écriture à l’exclusion des autres, elle est l’écriture dans laquelle toutes les écritures, de l’infiniment grand à l’infiniment petit se retrouvent. [18]
La possibilité qui les contiendrait toutes - comme disait le générique de Rosa collective !
Sur une scène, devenir arbre, et faire naître des chants d’oiseaux - c’est donc ça, le théâtre ?
— Les mots sont enfants de la page blanche - donc destinés à frayer avec des significations parallèles.
— Sur une aire de jeu ils deviennent un résultat.
— Une façon comme une autre d’être une inscription funéraire sur un tombeau. [19]
Quelle que soit la formidable croyance qu’il a dans la puissance des mots, Gatti n’est pas dupe. Puissants et impuissants, ils sont. Capables de faire naître l’oiseau, mais complices, aussi, du meurtre
de l’oiseau.
Mots !
La Parole errante est traversée par les chants, les litanies, les harangues et les colères que Gatti leur adresse.
Mots !
Ceux du crime comme ceux des naissances.
Et tout ce qu’il a écrit d’Auschwitz est blessé de cette blessure intime des mots ayant collaboré au crime.
Puissance et défaite des mots.
C’est pour cela qu’il faut toujours reprendre.
Le point final jamais atteint.
Itération toujours nécessaire - leur liberté, ils disent.
Échapper, eux aussi.
Ne pas se bercer d’illusions.
Mais répondre, coup par coup, aux menaces de fossilisation.
Nous refusons l’inscription funéraire. Nous voulons être un feu de joie - sans flamme, de toute évidence, mais avec le Toi et le Moi, l’appelé et l’appelant, le fini qui entre dans l’infini.
Nous, les pronominaux, nous serons les premiers à brûler de ce feu-là. Et nous chanterons ... [20]
Tous les textes de Gatti sont en travail de ce double mouvement.
Effort pour que les mots échappent à leur destin de pierre.
Car c’est au prix de ce combat - combat d’itération - que les convoqués seront présents ce soir.
— Ah ! si les noms inscrits sur les murs du Pentagone pouvaient parler, à la place des robots qui vont s’emparer de nous, dès que nous serons dans la rue.
— Ils parlent. [21]
D’où, malgré tout, dans bien des finales des textes de Gatti, cette tension, cette émotion aux larmes, le sentiment que ça y est, on y est arrivé, ils sont là, présents, vivants, un fauteuil est prévu pour eux, un accueil, une parole.
C’est avec des dizaines de noms porteurs d’ailes (finales en -el .. .), ces dizaines de milliers de mondes anéantis mais vivants de toutes les écritures parallèles, que nous leur inventons, que le
monde sera. Ou ne sera pas. [22]
L’expérience n’existe que d’être sans cesse recommencée.
Chaque fin ne peut être qu’un commencement.
La présence est à ce prix.
* * * * * *
(Ce texte est paru dans la Revue Europe n°877, mai 2002 - les citations des pièces aujourd’hui publiées dans La traversée des langages , Editions Verdier, 2012, sont faites dans les versions tapuscrites disponibles alors. La pièce citée ici Incertitudes de la mécanique quantique devant le chant des oiseaux du Graal pour l’entrée des groupes (de galois) dans le langage dramatique est devenue Incertitudes du masculin et du féminin devenant le chant des oiseaux du Graal pour l’entrée des groupes (de galois) dans le langage dramatique dans l’édition Verdier.)