Tenir ? Qu’est-ce qui fait que l’on tient ? Comment on tient ?
Ma seule expérience pénitentiaire consistait jusque là d’avoir accompagné mon ami Abdelhak Eddouk à Fleury-Mérogis où il était aumônier musulman alors qu’il voulait que je l’aide à écrire un livre sur cette expérience. Réau est bien différent. Ce qui frapoe, c’est son impeccable (implacable ?) géométrie qu’agrémentent ici et là sur les façades et dans les couloirs des tentatives de couleurs vives. On y a son comptant de portes à franchir. D’attente devant ces portes. Le temps, alors, de voir que le ciel est quadrillé de câbles que l’on suppose anti-évasion. Ce qui n’empêche pas les oiseaux de s’y aligner comme ailleurs sur des fils électriques. On entre. On croise de nombreux surveillants et surveillantes. Je m’attendais à une certaine réticence de leur part. Pas du tout. Ils sont à mon égard aimables et coopératifs, dans les limites, bien sûr, de la gestion complexe du mouvement de détenus qui impose qu’à certains moments les portes soient bloquées obligeant à attendre entre deux grilles que la voie soit ouverte. Et ainsi atteindre les bibliothèques dans lesquelles je vais intervenir.
Première semaine
Lundi 14 octobre, matin, CDH2
Ils sont six. Entre 26 et 70 ans. Pour la plupart de longues années de détention derrière eux et pour quelques uns la brève joie de sorties en permission et la perspective d’une libération pas trop lointaine.
Tenir ?
La réponse fuse.
— Ceux qui se laissent aller, ils meurent.
Et d’évoquer le chiffre annuel des suicides en détention.
Tous disent que la famille est une des clés. Même si, au fil des années, les visites et les contacts s’amenuisent.
Ce sont les petits détails qui font tenir.
Aux premiers jours de détention, disent-ils, la question se tourne vers les autres détenus : comment ils font pour tenir ? Puis vient l’habitude. L’extérieur devient moins violent. Vraiment extérieur. Sauf aux moments de parloirs.
Au fil des années, l’espoir change. Les rêves. Les attentes.
C’est un combat. Il faut essayer de se construire. De se retourner sur soi-même. Même si c’est difficile de changer. Quand bien même on en ait la ferme intention.
Il y a les bouquins. Les questionnements et les doutes.
Le but c’est de sortir sur pied. Le plus vite possible.
Mardi 14 octobre, après-midi, CDF
Elles sont neuf. Avec ici aussi de grandes différences d’âge.
Ce qui aide à tenir ?
Les pleurs. On pleure beaucoup, après on reprend le dessus.
La foi, la prière. Plusieurs insistent sur la force que cela donne. Dieu, Lui, il pardonne tout, dit une.
Une autre dit avoir découvert la foi en prison.
Quand on croit on se dit que c’est son destin d’être ici. Ça calme.
Si, pour certaines, les autres détenues peuvent être un soutien, une autre trouve refuge dans l’isolement.
L’indifférence, aussi. L’acceptation. Laisser courir. Une sorte de mur autour de soi qui protège.
La haine ! lance une jeune. La haine envers la prison elle-même. La haine elle reste en soi. Il ne faut pas qu’elle devienne colère sinon elle explose.
La plupart disent : les enfants ! Leur amour malgré la distance et les visites au parloir ou en UVF (Unité de vie familiale).
Les photos des enfants. Les dessins des enfants. Les cadeaux de fête des mères aussi moches soient-ils.
Il y a le téléphone qui apaise.
— S’il n’y avait pas mes enfants, je me serais suicidée.
— Il n’y a pas d’autre possibilité que de s’adapter.
Chercher à comprendre. Trouver comment ça marche pour survivre.
— Je manque de chat, dit une. Alors je me rabat sur un vieux gilet angora. Comme un doudou.
Mais toutes disent ce moment douloureux, à 19h, lorsque la surveillante ferme la clé de la porte de la cellule.
— Après on est toute seule. Avec tout qui tourne dans la tête.
Jeudi 16 octobre, matin, CDH2
Les mêmes que mardi. Sauf un qui n’est pas revenu. Mais deux nouveaux - dont Djamal, l’auxiliaire de bibliothèque - qui avaient d’autres obligations mardi matin. Je découvre à quel point leur emploi du temps est chargé, compliqué, entre activités, obligations pénitentiaires et démarches en vue d’une éventuelle sortie.
Je fais référence à mon Petit livre d’heure à l’usage de ma sœur dont je lis un extrait. Tout ce dont je parle dans ce livre sont des choses qui m’aident à tenir et qui sont au mur de mon bureau ou sur des étagères à porté de main.
Et vous ? Est-ce que vous avez dans votre cellule des photos, des objets, qui vous aident ?
Quelques uns ont des affiches du projet sur "Le voyage" auquel ils ont participé en lien avec le musée du Quai Branly. Cartes du monde. Trajets d’Ibn Battuta d’Égypte en Indonésie.
— Et une écharpe "Algérie", dit Abes.
— Moi, je n’ai rien, lance Philippe. Je ne suis pas chez moi. Je ne vais pas m’installer. Et d’ailleurs chez moi aussi je n’ai rien au mur.
Des photos ?
Il n’y en a qu’un qui a des photos de sa famille au mur de sa cellule. Les autres trouvent cela trop intime. Une intimité qu’ils veulent préserver du regard des surveillants et des co-détenus. Ou bien parce que c’est trop dur de voir ses enfants au réveil.
— On n’enferme pas seulement un homme dans une cellule, dit Yacine. On enferme une histoire. Et ça déborde.
Jean-Claude, "l’ancien", a une carte de France au mur, avec les étapes du Tour de France. Il ne l’a pas encore enlevée. Il a aussi la reproduction d’un tableau de Denis Hopper, suite à un projet culturel mené dans la prison.
Seul Djamal dit vouloir s’approprier l’espace de sa cellule. Y avoir un bon confort. S’y côtoient reproduction de Gauguin, de Hopper lui aussi, un poster de moto, la carte du monde.
— C’est gai chez moi, il dit.
Pietro, lui, n’a au mur que la photo de son chien, un magnifique Leonberg, mais à un endroit où on ne la voit pas trop, mais ce qui l’aide le plus à tenir c’est le téléphone. Avec sa femme.
Tous disent que c’est vital quand on a de la famille. C’est une manière de rester présent parmi eux.
— Ce sont des bulles d’oxygène qui entrent en prison, dit Yacine
Ils constatent qu’aucun d’entre eux n’a des photos de femmes nues dans sa cellule comme on le voit toujours dans les films.
— Ce sont les jeunes qui font ça.
— Surtout en Maison d’arrêt.
— Ou des malades qui en tapissent leur cellule.
Quand je fais remarquer qu’on n’a toujours pas écrit :
— On va écrire, ne vous inquiétez pas, mais avant on a besoin de parler.
Avant de partir, un des participants parle d’une chanson que chantait un détenu gitan. Il y est question d’un petit moineau qui vient à la fenêtre de la cellule.
— Je la connais, dit un autre. Mais moi, c’est en italien !
Jeudi 16 octobre, après-midi, CDF
Il faut du temps avant que toutes arrivent, mais aussitôt rassemblées autour de la table, l’écriture vient. A chacune j’ai demandé, comme le matin, d’écrire sur quelque chose qui les aidait à tenir.
Micheline parle du courrier qu’elle reçoit. Et des écritures de chacun de ses correspondants qu’elle reconnaît dès l’enveloppe.
Corinne évoque la brise qui passe par les fenêtres et qui vient sur sa joue comme la caresse de ses enfants.
Barbara écrit de grandes pages. L’une consacrée au PSG, à son maillot du PSG, au plaisir d’être en foule au Parc des Princes. L’autre, de son attachement à l’Islam, son tapis, ses djellabas, la lecture du Coran, le dialogue en solitaire avec Dieu, et l’espoir, incha’allah, d’aller un jour à La Mecque pour se repentir.
Fatima.G. évoque justement une photo de ses parents prise à La Mecque devant la Ka’aba, sa mère est morte peu après, mais sur la photo les visages disent : Je suis heureux.
Fatima.E. décrit la photo d’école avec ses deux fils qu’elle ne peut plus voir.
Marixol apporte les chansons basques apprises des femmes de la famille en faisant la cuisine, ou une autre mélodie qui lui vient elle ne sait trop pourquoi. Et quand elle lira son texte, elle chantera d’une voix douce ces refrains qui l’accompagnent et la rassurent.
Sadika nous offre la prière musulmane qui lui vient de son père, la voix de son père qui vient à son oreille avec la prière, et pour qu’on comprenne bien, enhardie par le chant de M., elle chante à son tour une mélopée grave qui ouvre comme une porte de silence et d’émotion dans la rudesse des murs.
Christine, elle, a écrit plusieurs pages d’une toute petite écriture pour raconter comment, au cours d’une parloir, elle a fait avec son fils ce dessin d’un château qui maintenant orne le mur de sa cellule.
Deuxième semaine
Mardi 4 novembre, matin, CDH 2
Il n’y a que Djamal, le bibliothécaire. Les surveillants n’ont pas encore appelé les détenus inscrits à l’atelier. Par la fenêtre, je vois Jean-Claude et Philippe qui sont en promenade. Yacine les appelle. Philippe nous rejoint. Mais pas Jean-Claude qui continue à marcher en longeant les murs de la cour. Pierre arrive. Le surveillant dit que Selhim n’a pas souhaité venir. Quant aux autres : Yacine est en permission, Pietro a été "extrait" pour un rendez-cous médical, et Abbes travaille.
Nous commençons donc à trois.
— La vie est dans le mouvement, dit tout de suite Pierre. Ce qui, dans le contexte carcéral semble un paradoxe. Il a 27 ans. Déjà des année de détention. Et pourtant il dit :
— Mentalement, je suis au top.
Et lorsqu’on revient à la question de ce qui fait tenir, c’est Philippe qui a le mot :
— Ce qui fait tenir, c’est ce qui se passe dans ma tête.
Il avait déjà dit qu’il préférait ne rien mettre aux murs de sa cellule. Les laisser nus. Rester de passage.
On part de la phrase qu’il nous a offerte :
Ce qui se passe dans ma tête.
Et les trois se mettent à écrire. Pour la première fois.
"Une violence contenue", écrit tout de suite Philippe. Puis il s’arrête. Se demandant ce qu’un juge pourrait penser d’une telle expression alors qu’il est en pleines démarches d’aménagement de peine.
Je l’incite néanmoins à continuer.
Il écrit.
"Une violence contenue m’apporte de la force mentale et physique. En fait c’est une sorte de fluide qui m’apporte une forme d’équilibre, voir de sérénité. Pour aller de l’avant, j’utilise cette violence contenue."
Je voudrais qu’il creuse encore cette idée. Contre qui cette violence ? Et comment il la contient. Il ne veut pas s’avancer dans des précisions qu’il dit "personnelles". Il ajoute seulement :
— Je suis quelqu’un de déterminé. Je vais au bout de ce que je fais.
Il s’en va rapidement car il est de service des repas.
Pendant ce temps, Pierre s’est lui aussi approché de ce mot de "sérénité" que je n’imaginais pas possible en détention.
"La sérénité.
Être en paix avec moi-même.
Le fait de vivre dans une endroit que j’ai apprivoisé.
Le fait de savoir que la fin est proche, que le parcours est presque fini.
Le temps contribue à cet apaisement".
Il écrit sur cette "adaptation", sur "les rituels qui font tenir notre corps et notre esprit."
Et puis vient la musique. Il possède plus de 300 CD. Des piles dans sa cellule. Du rock. Toutes sortes de rock. Chaque semaine son père lui apporte un nouveau CD. Il dit que la musique est sa drogue. Mais aussi ce lien particulier et privilégié qu’il a avec son père et qui n’a pas faibli tout au long de sa détention.
Quant à Djamal, il a commencé par aligner des mots.
"La foi. La hargne..."
Je l’invite à regarder dans le dictionnaire ce qu’il y a à "Hargne".
Le Larousse n’en donne que la version négative.
Le Robert y ajoute l’idée de ténacité - et tenace, c’est tenir.
Djamal écrit :
"La hargne fait que j’ai envie de revanche, de montrer à mes proches et à moi même que j’ai un esprit combatif."
Djamal est un grand gaillard de 35 ans qui en impose physiquement. Il écrit aussi :
"La patience est une qualité. Je me dois, j’ai l’obligation d’être patient. Je suis privé de liberté. Le contexte fait que que je suis devenu patient, même très patient. Je l’étais déjà mais encore plus aujourd’hui. Peut-être aussi le fait de grandir, de prendre de l’âge, me rend plus patient. En tout cas je sais que c’est indispensable ici et dans la vie..."
On sent que pour lui qui est un assidu de la salle de sport, la patience est aussi un combat.
A 11h 30 le surveillant vient nous dire que la séance est terminé. Il nous accorde une demi heure supplémentaire.
Ce qui permet à Djamal d’écrire sur "le temps perdu" et à Pierre de prolonger ce qu’il était en train d’écrire sur la musique et les CD que lui apporte son père :
"Il me faut toujours plus de musique. Si durant une semaine je n’ai pas de nouveautés, cela m’affecte et joue sur mon moral."
En ce moment , il écoute Royal Blud.
Mardi 4 novembre, après midi, CDF
Barbara est en grande agitation. Je n’arrive pas à comprendre ce qu’il s’est passé mais elle me dit qu’elle ne peut pas rester, qu’il faut qu’elle aille faire du sport sinon elle va exploser. Mais avant de disparaître, elle file jusqu’à sa cellule pour en rapporter les textes qu’elle a écrits. Craignant que je n’arrive à le déchiffrer, elle me lit à voix haute une sorte de long poème, sorte de chanson, qu’elle a écrit sur les deux côtés, intérieur et extérieur, d’une enveloppe qu’elle a ouverte et déployée. Ça s’appelle "Patron - El Padre" et c’est une longue litanie des "patrons" qu’elle reconnaît dans tous les domaines : le foot, les villes, les boissons, les whisky, les livres...
A peine a-t-elle fini de lire qu’elle a déjà filé.
Ne restent que Corinne et Micheline.
Du coup Corinne dit qu’elle voudrait faire un article sur moi pour le journal du centre pénitentiaire.
Elle pose à peine la première question - "Comment vous est venue l’envie d’écrire ? - qu’arrivent Fatou, Lilia, et Linda qui vient pour la première fois. Plus tard arrivera Christine qui était à l’atelier patchwork et n’avait pas entendu l’appel pour l’atelier d’écriture.
Christine m’apporte deux textes qu’elle a proprement recopiés à la main, elle a un ordinateur dans sa cellule mais elle n’a toujours pas reçu l’imprimante qu’elle dit avoir demandée.
Le premier texte est la mise au propre de ce qu’elle avait écrit la dernière fois à propos d’un dessin fait au parloir avec son fils. Pour le second, elle dit qu’il n’est que pour moi, il est trop personnel. On sent chez elle comme chez beaucoup d’autres, hommes autant que femmes, la crainte de dévoiler des fragilités qui pourraient les mettre en danger aussi bien vis à vis de "la détention" que des autres détenus.
Corinne et Micheline continuent leur interview.
Fatou et Linda commentent. Particulièrement lorsqu’il est question des épreuves qui arrivent et qu’il faut bien essayer de franchir. Comment avancer dans la douleur, le deuil ?
Corinne a mis sur la table mes différents livres (elle en a déjà lu quatre !). Parmi eux il y a "Une vie de quinze ans" consacré à un jeune garçon mort d’un cancer à l’âge de 15 ans.. Linda le prend. Elle a perdu un fils de 16 ans, mort aussi d’un cancer. Il y a deux ans. Un moment lui était passé par la tête que ce livre était sur son fils.
Au moment où on va pour partir, arrive Marixol. Elle était avec son avocat. Elle me donne le texte qu’elle avait écrit le dernière fois et qu’elle a tapé sur son ordinateur. Elle l’a pas mal modifié. Aux chansons basques qu’elle avait évoquées elle a ajouté les odeurs de terre mouillée, de rivière, d’animaux, tout un paysage à qui elle chante Maite ditut maite zure bazterrak lanbroak ezkutatzen dizkidanean (J’aime tes recoins, quand la brume me les dérobe.)
On parle un long moment dans le couloir. Elle dit à quel point cet atelier est une fenêtre pour elle. Justement. Ce sera le thème pour la prochaine fois : les fenêtres.
Jeudi 6 novembre, matin, CDH2
Il faut toujours du temps pour qu’ils arrivent. Souvent ils n’ont pas entendu l’annonce. Ou étaient occupés à autre chose. A moins que le surveillant d’activités n’ait pas été informé de notre atelier.
Finalement ils seront quatre : Djamal, Abess, Selhim, Yacine, et Pietro qui revient gelé de promenade. Pierre n’arrivera qu’à la toute fin de la séance. Il dormait.
Le temps qu’on s’installe, Abess s’est plongé dans la lecture du mensuel "Jeune Afrique". D’un article sur le soufisme, il nous offre cette anecdote attribuée à Rabia al Adawiyya, une mystique irakienne du VIIème siècle. Un jour où elle se promenait dans les rues de Bassora un seau dans une main et un fagot de bois dans l’autre, elle expliqua qu’avec l’eau du seau elle allait éteindre l’enfer et avec le fagot de bois brûler le paradis, afin que personne sur terre n’adore Dieu par peur de l’enfer ou par désir d’aller au paradis mais que tous adorent Dieu uniquement par amour.
Très vite le thème d’aujourd’hui est sur la table : Tuer le temps.
Pietro dit qu’il n’écrira pas. Qu’il n’aime pas écrire. Même en italien. En cinq ans de détention, il n’a jamais écrit une lettre à sa femme.
Aussi, pendant que les autres écrivent, nous nous mettons un peu à l’écart pour parler.
Tuer le temps ? On essaie de trouver une traduction en italien. Uccidere il tempo ne se dit pas. Alors Machinare il tempo ? Peut-être. Pietro dit qu’en prison le temps est vide. Dormir. la télé. La promenade. C’est tout. Depuis qu’il est en détention, il n’a jamais pu travailler. Pietro est né dans une famille communiste et il en a gardé l’esprit. Un esprit de révolte. La détestation des injustices. Il parle des différents garages qu’il a tenus. Des équipes de foot qu’il a entraînées.
Lorsque je rejoins la tables où les autres écrivent, il n’écrit toujours pas mais incite les autres à avancer dans leur texte.
Yacine est parti sur une histoire de boite dans laquelle il voudrait enfermer une erreur.
Abess réfléchit à comment "observer et étudier les deux verbes "tuer" et "temps" pendant qu’ils s’affrontent se jaugent et s’apprivoisent". Il écrit sur les différentes valeurs du temps selon que l’on soit devant la télé, au parloir, en train de lire des journaux, à prier, ou à faire des gâteaux.
Djamal parle de l’ennui que suscite son travail à la bibliothèque car la plupart du temps personne ne vient. "Parfois on refait le monde entre nous avec quelques discussions."
C’est justement ce que nous faisons après qu’ils aient posé les stylos.
Une fois encore Yacine me parle de Céline qu’il apprécie beaucoup (Yacine a beaucoup lu, toutes sortes de livres, il écrit aussi et les autres l’appellent "le poète"). De Céline on passe à l’antisémitisme. De l’antisémitisme à Israël. A la Palestine. Tout ce grand brassage des violences du monde dont on a l’impression, parfois, que la détention est une caisse de résonance. Je suis impressionné par la qualité de leur réflexion. Abess prononce le nom de Mahmoud Darwich. En partant je me dis que c’est une bonne piste pour la prochaine fois. Apporter des poèmes de Darwich.
Jeudi 6 novembre, après-midi, CDF
Corinne et Micheline sont toujours là les premières. Corinne me fait lire l’article qu’elle a écrit sur moi pour le journal. Rien à redire. Elle est contente. Les autres arrivent les unes après les autres. Elles sont finalement huit. Barbara n’arrivera qu’à la toute fin. Mais entre temps j’avais lu à haute voix son texte "Patron / El padre". Et lorsqu’elle arrivera, toutes la féliciteront d’un texte aussi original.
Corinne m’a apporté des poèmes qu’elle a écrits au fil des années de détention. Pour la Noël, surtout. En souvenir de ses filles. Le terrible et la douleur y sont si justes que le ventre se noue. Au bord des larmes. Je les lui rends. Je lui dis mon émotion.
Les fenêtres, donc.
Certaines sont opaques et ne font que renvoyer à l’intérieur de la cellule, de la prison.
D’autres ouvrent sur les souvenirs, l’enfance.
Ici, de toutes façons, il n’y a rien à voir.
Mais à entendre, le soir, la nuit, les discussions, les disputes, les propos salaces.
Micheline parle du passage des saisons aux fenêtres de son enfance.
Corinne, de l’attente de l’arrivée de son père, le soir. Mais aussitôt qu’il était là, il fallait qu’elle aille se coucher.
Fatima a une image terrible : le grillage qui obstrue les fenêtres des cellules lui fait penser à la burqa. Elle dit qu’elles sont comme ces femmes obligées de la porter. Elle s’accroche aux barreaux pour crier sa souffrance.
Lilia pense à chez elles, à ses enfants pour qui elle essaie de tenir. De la fenêtre de chez elles elle ne voyait que des choses belles. Ici, la fenêtre fait mal.
Sadika entend résonner dans sa tête les coups que les surveillantes tapent tous les jours sur les barreaux pour vérifier, dit-elle, qu’entre temps les détenues ne les ont pas rongés avec leurs dents.
Barbara, qui en quelques minutes a quand même écrit un page, parle du plaisir à entendre les bruits de dehors. Une moto qui passe. La fenêtre c’est la LIBERTAD, écrit-elle. C’est par là que l’on communique. Par là que l’on échange des petites choses avec les co-détenues.
Fatou aussi parle des "yo-yos" qui passent d’une fenêtre à l’autre.
Du coup, après que, comme les autres, elle ait lu son texte, Linda, dans son français plein d’anglicisme à la sauce nigériane, se met à nous décrire avec un comique irrésistible comment passer la moitié d’un biscuit KitKat par les mailles de quelques centimètres du grillage des fenêtre pour en faire profiter une détenue qui est au rez-de-chaussée.
— J’aime bien le théâtre, elle dit.
Nous sommes pliés de rire. Cela fait du bien.
— Et la prochaine fois ?
Je dis que nous allons planter une forêt. Ici. Dans la bibliothèque.
L’arbre, symbole de ce qui "tient"
Et symbole, surtout, de ce dont les détenus sont privés.
Voir un arbre leur est impossible. pas la moindre plante.
Comme une peine supplémentaire qui leur est infligée.
"La nature me manque tellement ! avait écrit Marixol. Quand je pense au vent, au vert des prés, aux odeurs de terre mouillée, à la rivière, au soleil, aux animaux..."
A chacune, la prochaine fois, d’apporter un arbre tiré de sa mémoire.
Un iroko, dit tout de suite Linda. Mais elle ne sait pas quel est son "vrai" nom. Il faudra que je fasse une recherche.
Troisième semaine
Mardi 25 novembre - CDH2
Dès la cour je croise Abes en tenue verte de travail (il travaille à la buanderie).
— Vous ne venez pas ?
Il dit qu’il m’accompagne jusqu’à la bibliothèque mais qu’il ne restera pas. Il a rendez-vous à l’UCSA, l’unité de soins qui regroupe infirmière, médecin, psychologue.
D’ailleurs ce sera la matinée de l’UCSA.
Philippe y est aussi.
Pietro est à peine arrivé qu’une surveillante vient l’appeler pour qu’il y aille, alors qu’il ne croyait avoir rendez-vous que l’après-midi.
Ne restent que Djamal, Yacine, Pier (je sais maintenant que je dois l’écrire ainsi, son prénom complet étant Pier-Paolo, son père le lui a donné en référence à Pasolini !).
Il y a aussi Abdel qui n’a jamais participé à l’atelier mais qui, cette fois, décide de rester.
Selhim ne viendra pas. Il est sorti. Définitivement. Sa peine a été aménagée.
Je leur ai apporté un poème de Mahmoud Darwich, Quatrains :
Je vois ce que je veux du champ...
J’aimerais que l’on parte sur ce désir, cette capacité de voir.
Mais ils ont du mal à démarrer. Préfèrent parler.
Lorsque Abdel est arrivé, Yacine a aussitôt dit :
— Je vois plus de liberté dans les yeux d’Abdel que je n’en ai vu dans le RER.
Il a eu plusieurs jours de permission. Dehors, il a été atterré par tous ces visages fermés rivés sur leur smartphone, leur tablette.
Abdel enchaîne :
— La prison nous fait voir ce qu’on ne voyait pas à l’extérieur. Les côtés sombres et lumineux qu’il y a en chacun de nous. Dehors, on n’y prêtait pas attention.
Il poursuit :
— Souvent dehors on se dit "Faut que je passe le point". Mais ça n’arrive jamais. Ici on est bien obligé. Voir le chemin qui nous amené là. Se corriger et être meilleur. Dehors, la vie nous reprend très vite.
Yacine reprend les mots au vol.
Il parle d’une société qui ne les comprend pas.
Il parle de familles de douze enfants.
— Si tu veux manger, t’as pas vraiment le choix.
Du coup la discussion se déplace de la question sociale à la question raciale. L’agression raciale. Permanente. L’inégalité des destins que l’on soit né de parents maghrébins ou franco-français.
Il y a en eux une douleur. Une blessure.
Pier qui, aujourd’hui, est le seul non maghrébin, acquiesce.
Alors que sa peine est lourde, il semble dire que s’il n’avait pas été un petit blanc européen elle aurait été encore plus lourde.
L’heure passe.
Tout y passe.
Yacine dit qu’il vient de lire un livre passionnant. Le monde moderne et le question juive, d’Edgar Morin. Comme à son habitude, Morin en appelle à la complexité des choses.
La surveillante nous a déjà fait savoir depuis un bon moment que c’était l’heure, qu’elle devait fermer la bibliothèque.
Nous poursuivons un moment la discussion dans le couloir.
Pour certains, comme Yacine, la rumination des idées et des pensées est permanente. Ma venue est comme un exutoire où il peut essayer de les partager, de les confronter.
Il m’a quand même apporté un texte. Ancien, je crois. Mais il me dit que puisque c’est le thème....
"Quand ton cerveau est pris en étau, plus tu réfléchis, plus ça se resserre.
Il nous reste le langage, cette maigre tirelire reçue en héritage."
Mardi 25 novembre, après-midi - CDF
Je suis en retard. Et à peine ai-je pénétré dans le bâtiment que, de derrière le grillage de la coursive du premier étage, Christine me le fait remarquer :
— C’est pas trop tôt.
Même accueil une fois à la bibliothèque de la part de Barbara.
— Ça fait une demi-heure que je vous attends !
Elle dit qu’elle devra partir à 15h30 car elle a entraînement de volley. Il y a une compétition dans les jours à venir. Elle ne peut pas le manquer.
En attendant elle me met entre les mains plusieurs textes.
Une nouvelle version, complétée, de "Patron / El padre" (elle y a ajouté quelques clubs de foot, des marques, ses parents, ses amours).
Un beau texte sur "La parole" qui se termine par :
"La parole est une arme / La parole est un savoir."
Et un texte sur les arbres, "L’arbre magique", un arbre qui "abrite toutes mes pensées et les idées qui servent à m’évader".
Je comptais, pour cette séance, les faire écrire sur un arbre, comme je l’avais dit la dernière fois. Mais je m’aperçois que lorsqu’elles arrivent, chacune a déjà un arbre sous le bras.
Pour Christine, c’est d’ailleurs une forêt. Elle cite Victor Hugo : "Un arbre est un édifice, une forêt est une cité."
Elle a beaucoup travaillé. Consulté les livres disponibles à la bibliothèque.
Avec pour résultat trois textes assez différents.
L’un où elle joue avec le nom des arbres, les symboles qu’ils représentent :
"Le noisetier, l’arbuste à friandise pour les écureuils, "Casse-noisette" joue sur tes planches de théâtre.
Le frêne, homonyme de la ville de la Maison d’arrêt de Fresnes.
Heureusement pour le frêne, ses fruits ailés sont un ravissement de mini-hélicoptères. Tiens, c’est bien ça pour faire évader mes copines de la MAF."
Dans un autre texte elle parle du rapport difficile entre les hommes et les arbres, du "bras de fer entre nos natures différentes, combien de temps durera notre cohabitation ?"
Dans un troisième beaucoup plus personnel et poétique - elle dit l’avoir écrit en premier - elle parle de "son" arbre, imaginaire, mais oh combien vivant. Un grand arbre fraternel, libre.
"A une branche, je suspendrai mes pieds, la tête à l’envers, je me balancerai à m’enivrer. Dans ses bras je bâtirai une cabane pour m’isoler, prendre de la hauteur, devenir imperceptible des humains."
Micheline, elle, a écrit un texte sur le pommier du jardin de son enfance. C’est une fille de la campagne. Pour qui la rotation des saisons a un sens. Une fonction. Son pommier les traverse. De la neige qui lui fait un manteau de diamants aux fruits qui la font saliver rien que d’y penser. Sans compter que c’était sa cachette. Elle y a passé "bien des heures, assise sur ses grosses branches."
Elle a aussi écrit une sorte de devinette décrivant un saule pleureur.
Le grand changement, à la bibliothèque, c’est que Corinne, la détenue qui la gérait comme une véritable bibliothécaire et sur laquelle, dès le lancement de la résidence, j’avais beaucoup compté, vient d’être transférée dans un autre centre pénitentiaire. Je m’en réjouis pour elle, car c’est à sa demande, elle m’en avait parlé. Mais pour notre projet, c’est une perte.
Aujourd’hui, la nouvelle auxiliaire de bibliothèque nous écoute.
Arrive Fatou. Aujourd’hui elle ne veut pas écrire. Elle ne va pas bien. Ça se voit. Mais elle veut bien rester écouter ce que les autres ont fait.
Marixol n’est pas là. Christine la voit en train de tourner dans la cour. Elle dit qu’elle a besoin de prendre l’air. Elle nous rejoint par la suite.
Sadika arrive la dernière. Elle avait un cours de comptabilité qu’elle ne veut surtout pas manquer. Elle a apporté le texte sur les fenêtres qu’elle a mis au propre.
Les arbres ? Elle ouvre son cahier, mais n’arrive pas à écrire. Le cours de comptabilité l’a épuisée. Elle dit que de toutes façons elle n’est vraiment bien que dans sa cellule. Elle dit qu’elle y est comme une ermite.
Finalement, les autres se mettent à écrire.
Micheline parle d’un sapin qui ne payait pas de mine, arbre de Noël qu’elle a sauvé de la mort en le replantant chez elle.
Marixol a fini par écrire quelques lignes.
Christine, comme à son habitude, a rempli plusieurs pages.
— Vous ne savez pas à quel point cela me fait du bien, dit-elle.
Pendant que les autres écrivent, j’essaie de faire parler Fatou qui ne veut toujours pas écrire.
Elle se révèle grande connaisseuse des arbres.
— Tout arbre a une histoire. Tout arbre a un système de défense. Si Linné les a classifiés, il y a une raison....
Fatou a travaillé à l’atelier d’horticulture. Elle a passé son DEAU. Elle a envie d’apprendre.
— Et la prochaine fois, on écrit sur quoi ?
— Des arbres, encore des arbres, je réponds.
Lorsque je sors du bâtiment je croise Barbara qui revient du volley. Elle me présente à ses coéquipières.
— Mon professeur, elle dit.
Jeudi 27 novembre, matin, CDH2
Pier est en permission.
Djamal aussi.
Abess est au travail.
Jena-Claude a été libéré.
Ce n’est pas encore cette fois que l’on écrira.
Yacine est en colère à cause d’un imbroglio administratif concernant un stage qu’il devait faire à la RMN (Réunion des Musées nationaux). Son travail lors de l’exposition "Voyage" construite au CPSF avec la RMN lui avait permis de nouer des contacts. Suite à un entretien, la RMN lui a proposé un stage. Mais les choses n’avancent pas.
— Quand ils se trompent, dit Yacine, c’est nous qui restons en vacances...
Mais il a bon espoir que cela aboutira.
Du coup Pietro enchaîne sur ses demandes d’aménagement de peine.
On ne va quand même pas en rester là ?
— Non, dit Yacine.
Qui s’empresse de nous servir un propos de Gilles Deleuze :
"Le système nous veux triste. Celui qui se laisse entraîner par ça, il est perdu."
Dit d’une autre manière :
— Il ne faut pas laisser passer les petits bonheurs que le bon Dieu chaque jour nous donne.
Pietro acquiesce.
Je voudrais les entraîner à écrire sur un lieu qui compte pour eux.
— Dès que je sors, dit Pietro, dès que je peux, je pars en Calabre.
Il dit que récemment il a vu à la télé, dans l’émission Thalassa, un reportage sur la Calabre. Ça lui a remué les tripes.
Il veut retourner dans le cimetière où est enterré son père qui est mort alors qu’il n’avait que 7 ans.
C’est dans un petit village, dans la montagne. La dernière fois qu’il est allé en Calabre, il y avait tellement de neige qu’il n’a pas pu y monter.
Il est allé plus souvent sur la tombe de sa mère, à Albenga, en Ligurie. Elle est morte à 96 ans avec toute sa tête. Il remercie Dieu.
Yacine, lui, parle de la Drôme où il a vécu. Et en particulier du Vercors. Saint-Martien-en-Vercors, précisément. Il dit qu’il a un lien spirituel avec cet endroit. C’est sa terre. Quelque chose qu’il ressent très fort. De très différent de ce qu’il peut ressentir quand il va en Algérie, dans le douar de sa famille où il n’a pourtant jamais vécu. Quand il y est, il a quelque chose qui le prend.
t- Il y a un truc. On ne sait pas d’où ça vient.
Comment se sont-ils glissés dans la conversation ? Peut-être parce que j’ai demandé à Yacine d’où lui était venu le goût pour la littérature alors que, né dans une famille de neuf enfants, dans un milieu populaire, cela n’allait pas de soi.
Il parle de Brassens. De Ferré.
On se met à chanter.
Yacine dit qu’il ne comprend pas toujours ce qu’a écrit Ferré.
Je lui dis que moi non plus.
On chante. "La mémoire et la mer".
Il en sait bien mieux les paroles que moi.
Jeudi 27 novembre, après-midi - CDF
Les arbres, à nouveau.
Barbara a écrit plusieurs textes.
Sa peur des arbres.
Ses cachettes.
Les arbres qu’elle a connu de par le monde - elle a beaucoup voyagé.
Elle ne reste pas très longtemps. Elle est convoqué en commission de procédure disciplinaire. Elle espère qu’elle s’en sortira bien. Les autres lui souhaitent bonne chance.
En partant, elle emporte avec elle "Une vie de quinze ans". Parce que le garçon sur la couverture a un maillot de l’équipe de France de foot ?
Marixol est à un concert au gymnase.
Sadika arrive sur la fin. Fatiguée. Comme à chaque fois après son cours de comptabilité. Mais de toutes façons elle préfère écrire dans sa cellule.
Christine a "mis au propre" le texte qu’elle avait commencé sur le lilas blanc du jardin de son enfance.
N. qui est toujours présente à la bibliothèque lors de nos ateliers mais qui n’y participe pas s’est mêlée à la conversation lorsque, je ne sais plus pourquoi, il a été question de l’Émir Abdelkader. Puis quand nous avons parlé de poésie. Comme si elle avait, un moment, laissé échappé un aspect d’elle-même, intérieur, curieux, cultivé, qu’elle cache en permanence sous un aspect de dure à qui on ne la fait pas.
Pour ce qui est de notre forêt, nous avons déjà : lilas, pommier, saule pleureur, arbre magique, arbre de Noël, une forêt...
Mais à force d’entendre les branches des arbres agitées par le vent, le voilà qu’il s’impose à nouveau.
Corine nous l’avait déjà proposé sous l’aspect d’une petite brise.
Le vent, donc.
Quatrième semaine
Mardi 16 décembre, matin - CDH2
Je leur ai proposé de convoquer des lieux auxquels ils tiennent.
Aussitôt Philippe a réagi :
— Moi, je suis bien partout. Je ne suis pas nostalgique. Je n’aime pas m’inscrire dans l’habitude. Je vis dans le présent.
Mais lorsque je lui dis qu’il pourrait écrire tout cela, il rechigne. Puis finalement s’y met. Il écrit sur ses genoux. Et lorsqu’il lira son texte, il l’aura nourri de références à la philosophie stoïcienne, à Bergson (Le passé, c’est du déjà inventé), à Camus (L’homme est dans l’absurde). M’impressionne une fois encore la capacité de Philippe à se revendiquer du seul présent. Loin des souvenirs. Loin des attentes de l’avenir. Il le redit dans ce texte : "Le détachement m’amène à la sérénité".
Pendant ce temps, Pier s’est lancé dans un texte sur la maison de ses grands parents qui, dit-il, "évoque pour moi différentes étapes de sa vie, de ma plus tendre enfance à maintenant." Ce sont en effet aussi bien des souvenirs d’enfance que la redécouverte qu’il en fit au cours d’une de ses premières permissions. "Rien n’a changé", écrit-il. Comme si d’y revenir il pouvait effacer tant d’années de détention ?
Comme pour les autres séances, Pietro n’écrit pas. Mais il veut bien, une fois encore, parler de son village de Calabre où "les corbeaux volent sur le dos pour ne pas voir la misère." Mais attention ! précise-t-il. Ça c’était autrefois. Parce que aujourd’hui ils ont autant que nous. Le village est à 800 m d’altitudes. Il domine la mer. On dirait qu’on peut le toucher avec la main, dit Pietro. Le cimetière est à l’extérieur du village, en pleine campagne. Pietro a quitté son village le 23 novembre 1963 , le jour de assassinat de Kennedy. On croirait le début d’un film. Un gamin, la valise à la main. Le village qui domine la mer. les corbeaux.Kennedy....
"Comment trier à travers la foule des souvenirs bons ou mauvais qui se bousculent dans mon esprit ?", a commencé Abess. Il en énumère quelques uns. De la froideur du banc des accusés au souvenir de son premier baiser. Des genoux de son père à son bonheur de lecture, dans son lit, caché sous la couette. "Choisir, tout est là", écrit-il. Il voudrait n’avoir à abandonner aucun de ses souvenirs.
Son texte à peine fini, il part pour la buanderie où il doit travailler.
Philippe part aussi, pour le service des repas.
On continue avec les autres.
Djamal a entrepris d’écrire sur l’appartement de sa mère, les repas en famille. Il y a quelque chose d’émouvant à entendre ce grand gaillard parler de "ma maman". Les autres y sont sensibles. Lorsqu’il lira son texte, ils le lui diront. "Respect, Djamal !"
Yacine s’est mis à l’écart pour écrire. Il dit qu’il ne peut pas le faire au milieu des autres. Mais même en s’isolant, il a du mal. Il a découvert l’écriture dans la solitude de sa cellule. Les deux - écriture et solitude -sont peut-être pour lui désormais étroitement liées. Il voudrait écrire sur les arbres du Vercors. Il dit que là-bas, pour lui, "les arbres parlent". On aimerait bien entendre ce qu’ils lui disent.
Mardi 16 décembre, après-midi - CDF
Comme à chaque fois, avec les femmes, un mot lancé lors de la séance précédente, a déjà fait naître des textes chez certaines.
Micheline a écrit un texte à la sensualité retenue où un "coquin de vent" vient soulever sa jupe alors qu’elle était allongé dans l’herbe près d’un ruisseau. Mais "pas comme ce malotru souffle venu d’une bouche de métro pour relever la robe de Marylin Monroe". Le sien agissait "avec finesse et délicatesse, ses caresses étaient douces." Il y a quelque chose d’émouvant à entendre cette douceur de vent alors que résonnent aux étages les martèlements provoqués par les surveillantes qui sondent les barreaux des cellules avec leur barre de fer.
Micheline a aussi écrit un texte à partir de tous les noms de vent qu’elle a trouvés - bise, noroît, sirocco, autan, etc.
Le thème du vent a réveillé chez Christine le souvenir d’un week-end d’automne à la prison de Fresnes. La colère du vent faisait écho à la sienne. "Je le voulais pour grand-frère". Ce fut en tout cas ce jour-là qu’elle trouva le chemin de l’écriture. Après avoir longuement écouté le vent, elle s’était retrouvée à sa table, un crayon à la main, pour écrire un de ses premières textes poétiques. Elle le trouva si juste qu’elle l’envoya à un concours de poésie où il fut reconnu. Le vent lui avait apporté l’écriture, "un grain de liberté" qui depuis "ne (lui a) plus fait retoucher terre."
Marixol, elle, est venue avec son texte sur l’arbre qu’elle n’avait pas fini à la séance précédente.
C’est un vieux chêne. Qui la renvoie à ceux qui ont possédé et entretenu autrefois la terre sur laquelle il pousse et dont elle ne sait rien. "Quelqu’un s’était donné à cette terre" qui n’est pour elle qu’un lieu de promenade familiale. Pourtant, le contact avec cet arbre lors de "ce dernier été qui serait subitement tronqué", a fait lever en elle des sensations si fortes qu’elle se promet de ne pas l’oublier : "Je sais où tu es, où tu t’ouvres à la vie, où tu te bars pour que la vie continue. J’y reviendrai un jour."
Jeudi 18 décembre, matin - CDH1
Ce matin encore, ils n’écriront pas. Trop de choses à dire. De colère.
Discussions rudes et profondes dont je ne peux rendre compte ici.
Yacine n’a toujours pas écrit son texte sur les arbres du Vercors. J’insiste.
Par défaut, il me donne les bribes d’un texte qu’il avait commencé au cours de l’une des premières séances sur "comment tenir en prison".
"Quand l’homme enfermé est dirigé, commandé, la seule délivrance, c’est l’espoir."
Yacine s’accroche à cet espoir - il a le visage de sa femme et de ses enfants, une sortie qui pourrait ne pas être trop lointaine, et le travail qu’il envisage.
Lorsque je les quitte, ils me souhaitent de "bonnes fêtes".
Que leur répondre ?
Jeudi 18 décembre, après-midi - CDF
La proximité des fêtes de fin d’année est douloureuse pour chacun.
— Vivement que ce soit passé, dit Micheline.
Christine, elle, s’est lancé dans la fabrication de cartes de Noêl à l’atelier "patchwork" qui se déroule en même temps que nos rencontres. Si bien qu’elle ne restera pas longtemps. Elle a néanmoins apporté des poèmes qu’elle voudrait présenter à un concours de poésie et qu’elle veut que je lise.
Je lui dis que question concours, je ne suis pas très fort ! Je lis ses textes. lui fais quelques remarques.
Christine a fait venir une "nouvelle". Jessyca. Qui est en fauteuil. Elle parle de sa vie de handicapée en détention. Peu de choses sont adaptées. Pourtant elle ne veut pas se lamenter. Elle a des co-détenues qui veulent bien lui donner un coup de main.
La fois précédente, je leur avais donné à lire un long texte de Michel Butor qui commençait ainsi :
J’ai vu les voiles de Christophe Colomb sécher au vent d’un continent tu
J’ai vu des mots-algues et méduses lessivés par des phrases-dérives
J’ai vu des textes liquides rouler en vagues sur eux-mêmes
Et la question :
— Et vous, qu’avez vous vu ?
Marixol a répondu à ma proposition par un texte très dur que je suppose faire référence à l’arrestation violente de ses proches.
— Tu le mettras dans le livre qu’on va faire ? me demande Marixol.
Je lui ai dit qu’on verrait le moment venu.
Christine a écrit elle aussi un texte très dur. Souvenirs de violences. De deuils. De séparations et d’oubli. Jusqu’à ce jour fatal :
"J’ai alors vu ma vie s’arrêter".
Heureusement, Micheline nous a apporté un peu de lumière. Des étoiles tombant du ciel. De la neige au printemps. La naissance d’agneaux. De poussins. Mais néanmoins, comme une écharde plantée au milieu :
"J’ai vu mourir l’enfant
dans les bras de sa mère
c’était un soir d’automne."
Barbara est toujours au quartier disciplinaire (le mitard). Elle m’a fait demander par une surveillante de lui donner les consignes pour qu’elle puisse écrire.
Que ça puisse l’aider à tenir.
Jusqu’aux "fêtes".
Ah oui, les fêtes.
Il y aura une messe au gymnase le jour de Noël. Micheline et Christine y seront.
On se revoit l’année prochaine.
— Oui, à l’année prochaine !
Cinquième semaine
Mardi 6 janvier, matin - CDH2
Il n’y a personne à la bibliothèque lorsque j’arrive. Djamal est en permission. Je m’installe et j’attends en lisant Jeune Afrique - un hebdomadaire qui a un certain succès parmi les détenus.
Puis Yacine arrive. Il n’avait pas entendu l’annonce. Mais il est très fatigué. Il n’a pas réussi à écrire le texte promis sur les arbres. Il dit qu’il ne va même plus au sport. La proximité de sa possible libération dans les mois à venir le met sous tension. Il dit que c’est un des moments les plus durs de sa détention. L’inconnu se présente. Et la sortie est un défi pour chaque détenu. Il a beau se persuader qu’il y arrivera, dehors fait peur lorsqu’on est resté de nombreuses années derrière les barreaux.
Comme on n’est que tous les deux, il parle de son trajet. Ce que l’on choisit dans une vie. Ce qui est écrit. Il croit fortement au libre arbitre. Mais quelle est la marge ?
Devant moi il reparcourt son itinéraire. Ses ombres. Ses lumières.
Et comme toujours, avec Yacine, on en vient vite à la question sociale. A la politique. Il cherche dans ses cahiers des citations qu’il a recopiées. Il est impressionnant de voir comme il essaie de s’en nourrir. Cela au moins qu’il aura découvert en prison.
Il y met un bémol.
— On croit qu’en prison on a tout le temps pour lire. le temps, oui. Mais la tête ? Combien de fois je suis en train de lire et je m’aperçois que depuis deux ou trois pages je pense en fait à autre chose. Mes yeux continuent de lire, mais mon esprit est ailleurs.
Je lui dis, si ça peut le rassurer, que cela m’arrive aussi fréquemment. Bien souvent il suffit d’un mot pour que l’esprit s’échappe.
Avec tout ça, on n’a pas vu le temps passer. Les surveillants ont du nous oublier. Il est presque 13h lorsque nous nous quittons.
Mardi 6 janvier, après-midi - CDF
C’est seulement lorsque Barbara arrivera et qu’elle me lancera un énergique Bonne année ! qu’avec les autres nous réaliserons, que nous avons omis d’accomplir ce rite.
— Bonne année !
— Bonne année !
— Que souhaiter en prison ?
— La santé, dit Micheline.
— Le moral aussi ?
— Ça vient avec.
— Mais dans quel ordre ?
Christine, elle, n’a pas voulu laisser passer ce début d’année sans nous concocter une galette des rois que nous dégusterons plus tard.
— D’abord, lisons !
Comme j’en ai l’habitude, je commence par lire les textes qu’elle m’ont remis la dernière fois et que j’ai tapés.
Pendant ce temps, Barbara fait ses comptes. Rédige un mot pour l’UCSA.
Elle dit qu’elle n’a pas beaucoup de temps. Qu’elle veut aller au sport. Mais elle veut d’abord nous lire ce qu’elle a écrit depuis la dernière fois où elle est venue. D’abord au mitard. Puis après qu’elle en soit sortie.
Elle sort sept ou huit feuilles écrites de tous côtés. Au dos de ses brouillons. Au dos du texte de Michel Butor que je lui avais fait passer.
Et c’est un débordement de mots. Une exubérance.
Sur le vent, d’abord.
"Le vent c’est du vent comme la parole".
Ce qui l’entraîne à parler de toutes les sortes de paroles que l’on dit dans le vent.
Mais le vent, c’est surtout une incroyable force qu’elle retrouve dans des souvenirs de vitesse en voiture, à motos.
"L’adrénaline, moi ça m’évade."
Jusqu’à comparer la vitesse, musique à fond, à "une sorte de méditation".
Puis elle en vient à sa reprise des "J’ai vu" de Michel Butor.
D’abord une énergique litanie, heure par heure, du lever de soleil à 6h en Normandie aux défoncés à la stup de 22h en passant par le tiercé, la télé, le tribunal.
A peine a-t-elle fini qu’elle repart sur un autre texte. "J’ai vu" encore, mais toutes les sortes d’hommes, de femmes, les différents mondes qu’elle a fréquentés, le ghetto et les restos chics.
On croit qu’elle a fini, mais elle en sort encore un autre.
Son trajet pénitentiaire depuis la garde à vue jusqu’à ce mitard où elle écrit :
"C’est Moscou, pas un bruit, tellement bien isolée que moi-même je suis ensorcelée, apaisée, en paix avec moi-même." Mais la haine, quand même de ne pouvoir voir le match du PSG...
La fois précédente, j’avais lancé l’idée d’une sorte de marche des arbres depuis l’endroit où elle les avait décrits jusqu’à la prison de Réau. Elles avaient trouvé ça un peu bizarre. Mais elles s’y sont mis.
En plaisantant j’avais dit : Huit pages !
— Je les ai faites, dit Christine. Et même plus.
Mais pour l’heure, avant d’aller au patchwork, elle nous sert la galette qu’elle a faite pour nous. Crème d’amande ou pommes-raisins secs. Un délice. Elle en a préparé autant pour l’atelier de patchwork auquel elle va maintenant.
Barbara est partie au sport.
Ne restent que Micheline et Marixol.
Nous lisons.
— Moi c’est plus court que Christine, dit Micheline.
Mais il y en a plusieurs pages. La route rêvée de "son" pommier depuis le Gâtinais jusqu’à Réau. Elle lui indique par où il devra passer. Montargis. Fontainebleau. Nationales et sangliers. Mais au delà, difficile de le guider.
— Tu me mets dehors, je suis incapable de me repérer, dit Micheline.
Elles sont arrivées à Réau en camionnette cellulaire. A peine si elles ont vu qu’elle prenait l’autoroute. Elles ne savent pas vraiment où elles sont. Près de Melun, oui. Au sud de Paris. Mais après ? Comme on parle souvent à la radio des bouchons de la cuvette de Savigny, Marixol pense que la prison est dans une cuvette. Sauf qu’il ne s’agit pas du même Savigny. Celui-ci est à l’extrémité de la Brie. Une grande plaine battue par le vent.
Le pommier de Micheline trouve quand même le chemin et se heurte aux barreaux et aux grilles qui empêchent qu’elle ne le serre dans ses bras. Fin du rêve.
Marixol, elle, dit qu’elle n’a pas fini son texte.
Mais ce n’est pas tout à fait vrai. Car ce qu’elle nous lit se suffit à soi-même.
Non pas l’arrivée d’un arbre, mais un coup de vent, une sorte de présence avec des bras comme un calmar géant. Marixol avait écrit "garrot", pour l’image d’étranglement. Mais ça ne convient pas. Elle refuse tentacule. Y a-t-il une autre possibilité ? Les dictionnaires disponibles à la bibliothèque ne nous permettent pas d’avancer. Je regarderai chez moi. Dans d’autres dictionnaires. Sur internet Paradoxalement, la venue de cette présence mystérieuse à sa fenêtre lui fait décrire avec intensité l’enfermement de la cellule.
— Et maintenant on écrit quoi ?
Je veux continuer sur les arbres.
— Encore !
J’ai apporté des poèmes d’Anne Goyen tirés de son recueil Arbres, soyez. Nous les lisons ensemble. Belle relation entre une femme et un arbre.
"A mon souffle il se mêle
je suis la sève
Il est mon sang",
retient Micheline.
On en est là lorsque Christine revient du patchwork.
Elle sort une sorte de cahier dont elle a relié les pages avec du scotch.
Un roman ? Un véritable conte, en tout cas. Ou comment son lilas blanc entrerprit de profiter de la tempête qui ravagea le Haumont en 2008 pour prendre la route à la recherche de celle qui y trouvait refuge quand elle était petite.
En cours de route, il devient une sorte de "chevalier Lilan", contraction, dit-elle, de "lilas" et de "blanc". Le voyage lui prendra plusieurs saisons avant qu’il arrive au centre pénitentiaire d’où, un bref moment, il réussira à la libérer. Vite reprise. La réalité est bien trop lourde.
On est tous sous le coup de ce long récit.
— Où voulez-vous nous emmener avec tous ces arbres ?
— Une forêt à Réau ?
— Vous avez vu qu’il y en a un dans la cour de promenade !
Et en effet, dans un coin, dans un pot, dans un sac, il y a un misérable thuya.
— On l’a mis là pour le jeter, croit savoir Marixol, mais personne n’est venu l’enlever.
Jeudi 8 janvier, matin, CDH2
Même les panneaux lumineux sur l’autoroute se sont mis au diapason. "Je suis Charlie". Mais malgré ce grand mouvement de solidarité, pour moi c’est l’inquiétude. Je sais trop l’onde de choc qu’un tel événement peut provoquer chez de jeunes musulmans. La révolte et l’offense. Je me souviens du premier jour au CDH1, les détenus, de retour de la promenade, débarquant dans la bibliothèque et, m’ayant vu, me prenant peut-être pour l’aumônier catholique, me lançant un "Vive les Arabes ! Vive Merah !" provocateur. Après nous avions pu discuter. Au CDH2, plus d’une fois les discussions ont été vives lorsque venaient les questions sociales, raciales, religieuses. Et la ligne est mince aujourd’hui entre dire "Je suis Charlie" et confondre peu ou prou tous les musulmans aux assassins d’hier. Je crains qu’ils soient bien trop remontés pour que nous puissions écrire. Les arbres ! Que viennent faire des arbres en pareilles circonstances ?
Je m’attendais à ce que, Vigipirate oblige, l’entrée au centre pénitentiaire soit difficile. Elle n’a jamais été aussi fluide.
Je m’attendais à les trouver en état d’excitation à cause de ce qui se passe. Ils sont tous très calmes. A peine quelques allusions :
— Va falloir se raser la barbe !
Des remarques distantes sur les armes :
— C’est tellement facile à trouver.
Comme il y a un nouveau, Babacar, qui dit être en train d’écrire son histoire, Djamal suggère que ça serait bien de lui lire les textes de la fois précédente pour qu’il voit ce que l’on fait.
Je lis leurs textes. Babacar les félicite.
Mais il ne reste pas longtemps car il a rendez vous avec son SPIP.
Les arbres, donc. Chacun a vite fait de trouver le sien. Arbres de l’enfance pour la plupart.
Pour Pier, c’est un saule pleureur auprès d’un étang.
Pour Djamal, c’est le chêne qu’il y avait dans la cour de son école, et les batailles de glands.
Abess a d’abord pensé écrire sur l’olivier dont il aime la forme, la force, et "sa façon de toujours s’adapter aux conditions de son environnement." Mais il se tourne finalement vers un arbre dont il ne sait l’espèce mais qui le ramène à une enfance qu’il voudrait n’avoir jamais quittée.
Pietro parle de l’abricotier de son jardin, en région parisienne. Il dit qu’il y a planté tous les arbres méditerranéens mais c’est l’abricotier qu’il préfère. Son abondance de fruits. Sa générosité.
Yacine a évoqué l’odeur des pins et s’est mis à l’écart pour essayer d’écrire.
Cette fois il y arrivera, un cours texte.
— C’est le début, dit-il.
Et comme chaque fois lorsque l’écriture prend toute la place, c’est ce silence qui semble pouvoir écarter la rumeur de la prison et peut-être aussi le vacarme médiatique qui ne cesse de monter autour de la tragédie de la veille.
Sans se concerter, Djamal et Pier ont écrit presque la même phrase à la fin de leur texte.
La promesse, une fois dehors, d’aller voir si l’arbre revenu de l’enfance est toujours là.
Lorsque je sors, une sirène lugubre retentit dans le brouillard. Comme un gémissement de bête. Je suppose que c’est en réponse à la minute de silence nationale décrétée pour les assassinés d’hier.
Jeudi 8 janvier, après-midi, CDF
Christine a fait venir deux nouvelles.
Françoise qui arrive sur son fauteuil roulant avec sur ses genoux un texte sur le vent.
Sylvie, que j’avais déjà rencontrée, mais qui jusque là étaient prises par d’autres activités qui l’empêchaient de venir.
Barbara est malade, elle n’est pas là. On lira ses textes la prochaine fois.
Je lis les autres.
Des neuf pages du texte de Christine je ne lis que les passages auxquels je voudrait qu’elle apporte des corrections. Du coup c’est ensemble que nous lui suggérons des modifications. Elle se délecte de ce travail de précision. Les autres aussi. Comme si c’était manière de se retrousser les manches et d’entrer dans le moteur de la langue.
— C’est de ça que j’ai besoin, dit Christine.
Elles ont toutes, bien sûr, profité du mercredi pour répondre à la proposition que je leur avais faite mardi : Si j’étais un arbre.
C’est un texte très dense, généreux, que nous livre Marixol. Un arbre qui, une fois assurés ses besoins d’eau pure, de soleil, de neige, de printemps et de sève, semble tout entier tourné vers le don. Ses fleurs. Ses fruits. Son poids. Un don qui ne finirait pas : "J’aimerais qu’une pousse surgisse au printemps de ma vieille souche et que cela recommence à l’infini."
Christine a écrit un texte facétieux où elle use des noms des espèces d’arbre. Bambou, tilleul, palmier. Elle rêve d’un arbre qui les serait tous à la fois donnant pommes et bananes, griottes, prunes, café et cacao. "Je serais une corne d’abondance", dit-elle. Et - "modestie oblige" - elle ajoute que si elle était un arbre elle serait unique.
Pour conclure nos lectures, Françoise lit son texte sur le vent.
C’est un texte très émouvant. Le vent s’y mêle à la pluie. Ils pénètrent dans sa cellule. Elle les reçoit. Ou bien les accueille à sa fenêtre. La pluie se mêle aux larmes que le vent vient sécher. Il s’en va. Il reviendra. "Avec ses rugissements de loup."
Elle l’attend.
Et maintenant ?
J’aurais bien aimé que l’on écrive l’histoire de ce bout d’arbre que nous avions vu, mardi, abandonné dans un coin de la cour de promenade. Mais Marixol nous apprend que ce n’était pas un vrai arbre, des branches mortes qu’elle avait elle même mises à la poubelle après les avoir enlevées de l’espèce d’arbuste planté dans le minuscule carré végétal de la cour de promenade.
Comme nous parlons à nouveau de la difficulté qu’elles ont à savoir précisément où elles sont, au milieu de quel univers :
— Je suis arrivée la nuit, dit Sadika qui nous a rejoint en cours de séance.
Alors nous faisons retour à la nuit.
Même si certaines rechignent à s’en approcher.
La nuit.
Sixième semaine
Mardi 27 janvier, matin, CDH2
Ce matin encore on parlera beaucoup. On écrira peu.
Je croise Yacine dans le couloir. Il ne pensait pas qu’on se voyait aujourd’hui. Il a rendez-vous avec son SPIP. Il viendra après.
D’abord il n’y a que Pietro. Qui revient de l’UCSA (médical). Il parle de sa maladie. Les examens qu’il doit faire et qui traînent. Son inquiétude.
Arrive Djamal.
Pietro poursuit ses réflexions. Il dit qu’en prison on a le temps de réfléchir. Il dit :
— On a le temps de tuer le temps.
Il en vient à parler de la merveille qu’est la vie humaine. Il faut si peu pour qu’elle ne soit plus. Il pense qu’une telle merveille ne peut pas s’arrêter avec la mort.
Djamal acquiesce. Pour lui la beauté de la création est bien une preuve de l’existence de Dieu. On ne peut pas expliquer cela autrement.
Il est alors question de djinns, de réincarnation, d’histoires para-normales entendues par Pietro à la télévision.
Lorsque Pier arrive, puis Yacine, je lis ce que j’ai écrit de notre précédente rencontre.
Du coup, cette fois, on parle de "Charlie", de ses conséquences, des raisons de tout ça.
La télévision est pour eux la fenêtre qu’ils n’ont pas.
Ils voient le monde à travers elle. Du coup, tout y prend beaucoup plus d’importance.
— Bon, et les arbres !
Je lance donc ma proposition d’écriture : "Si j’étais un arbre".
— Mais moi je ne veux pas être un arbre, dit Djamal. Moi ce que je voudrais, c’est être un lion, un taureau.
Je lui suggère que ce pourrait être le début de son texte, mais on n’ira pas plus loin. Le surveillant - non, c’est un chef aujourd’hui - vient nous dire qu’il est midi, la séance est finie.
Mardi 27 janvier, après-midi, CDF
Je n’avais pas imaginé une seconde à quel engagement d’écriture les conduirait le simple mot que j’avais proposé : La nuit.
Naïvement, j’en étais resté aux registres des arbres et du vent, de la nature et de ses rêveries nocturnes.
Et voilà qu’à peine nous sommes rassemblés autour de la table, ce sont des nuits terribles que les mots essaient d’affronter.
Ou plutôt, pas tout de suite. Parce qu’abord, Christine, qui a écrit deux textes, et comme si elle voulait ne pas nous plonger tout de suite das l’obscurité, nous livre un texte plein d’humour où le jour s’adresse à la nuit, lui disant tout le mal qu’il pense d’elle, de ses chats, de ses sorcières, de ses eaux troubles. Et même des étoiles. Car si la nuit les croit ses alliés, le jour se réjouit de les retrouver "dans les yeux des gens heureux, dans les dessins naïfs des enfants".
Marixol enchaîne. Et c’est d’une nuit terrible qu’elle nous parle. Comme si la nuit venait donner un tour de clé supplémentaire au quadruple enfermement que vivent les détenues : "Enfermée dans la cellule, enfermée dans l’aile, enfermée dans le bâtiment, enfermée dans la prison." C’est une nuit de silence et de bruits que rythment et agacent les claquements des œilletons par où les surveillantes vérifient que la détenue est bien là où elle doit être. Le silence ne fait qu’exacerber la solitude. Et la distance avec la vie, avec l’amour. Du coup ce texte écrit pour l’atelier devient un texte pour le compagnon enfermé dans un bâtiment voisin. Et la nuit qui se referme devient asile, libération : "le seul territoire où je me sens moi, où je peux être libre." Nous sortons très émus de cette lecture tendue. Les larmes partagées ne sont pas loin.
Sylvie et Micheline sont partis au cours de patchwork. Elles ont laissé leur texte. Jessica lira celui de Sylvie. je lirai celui de Micheline.
"La lumière du jour n’est pas faite pour moi, écrit Sylvie. Elle dit que la nuit est sa confidente, son amie. "Je lui confie toutes mes peines, mes joies, mes doutes, les secrets, mes blessures." Le retour de l’aube est décevant. C’est le retour du bruit, du stress.
La nuit, Micheline ne dort pas. Ce sont des va-et-vient du lit à la fenêtre. Cigarette. café au lait. Mais rien n’y fait. Et les pensées tournent dans la tête. "Mon Dieu, cette nuit n’en finit pas." Comme elle n’a pas d’activité le matin, Micheline pourra se rattraper dans la journée, faire la marmotte, comme elle le dit. Et espérer que la nuit suivante elle parviendra à dormir.
C’est au tour de Christine. Qui lit son deuxième texte. Terrible. C’est une suite de cauchemars qu’elle a alignés. De vrais rêves, on le devine. Pas en une seule nuit, bien sûr, mais dont la succession, l’accumulation, démultiplient l’intensité. Et les frayeurs qu’ils procurent. Comme à son habitude, Christine a écrit dans une langue précise. Comme autant de petits romans. Qui resteront entre nous. Elle convient avec le groupe que c’est trop se livrer que d’ouvrir ainsi le chaudron de ses rêves. On essaie de différencier le rêve et l’imaginaire. Comment le rêve peut devenir un matériau. Je la renvoie à La métamorphose de Kafka. Le livre n’est pas à la bibliothèque. De toutes façons, dit Christine, je ne lis pas de livres. J’écris, je ne lis pas.
Françoise, à son tour nous livre son texte. Le soir, quand elle rentre dans sa cellule, ça lui fait "un poing au cœur". Il n’y a pas une étoile dans le ciel. Il fait froid. Et les pensées tournent en rond. Toutes les nuits les mêmes. Son mari. Le procès. Ses enfants. Il lui arrive de parler seule. Elle se dit que ce n’est qu’une fois dehors qu’elle pourra dormir la nuit.
Tout en écoutant les textes des autres, Jessica a ouvert son cahier et commencé son texte sur la nuit qu’elle n’avait pas écrit. Jessica aime la nuit. Elle ne dort que très peu. Elle dessine. Des bandes-dessinées. La nuit est son moment de liberté.
Je sors abasourdi de ces lectures. Je me demande si j’ai bien fait de leur proposer ce thème. Est-ce que ça les replonge dans leur douleur ou, au contraire, est-ce que mettre des mots permet de la calmer ? Je sais malheureusement d’expérience que la lucidité que peuvent procurer les mots ne conduit pas à des nuits plus sereines.
Heureusement, j’ai apporté un jeu. Un jeu de mots.
Nous avions commencé cet atelier par le verbe "tenir". J’ai imprimé sur une feuille tous les synonymes qu’en propose, sur le net, le CNRTL (Centre national de ressources textuelles et lexicales). Et face à ces verbes, trois sujets : l’arbre, le vent, je (moi). Rien d’autre à faire que jouer. Même si ce n’est pas facile. Cela peut même sembler rebutant. On s’y exerce ensemble un moment avant que chacune, comme à leur habitude, poursuive dans sa cellule le travail d’écriture. Mais déjà quelques fleurs apparaissent.
Jeudi 29 janvier, matin - CDH2
Bientôt je n’aurai plus à tenir moi-même le journal de ces séances. Certains des participants s’y emploient. Abess a commencé son texte ainsi :
"Jeudi matin, nous arrivons dans la bibliothèque et là, sur la table, longue, dense et légèrement effrayante, une liste de verbes. Il s’agit de synonymes du verbe TENIR qui doivent nous inspirer et dont quelques uns devront se marier avec l’arbre sur lequel nous avons écrit à la dernière séance."
Ce à quoi il rajoute aussitôt :
"Je désobéis un peu, sans doute mon côté taulard qui se joue des limites et je décide de tous les utiliser pour me définir, une sorte de "portrait chinois" de la résistance...."
Il faut dire que la séance a commencé fort. Yacine est enfin arrivé avec un texte. Il l’a écrit ce matin à 7h. Et d’entrée il m’implique dans son écriture :
"Monsieur Séonnet me demande d’écrire, d’écrire, d’écrire. Pourtant il le sait, lui, l’écrivain, que c’est difficile de descendre au fond de soi, surtout ici, au sous-sol de la vie. Rassembler les mots éparpillés qui font de nous ce que nous sommes n’est pas facile. Mais je vais essayer."
C’est un texte de spéléologie intérieure que nous offre Yacine. Mais tout aussi bien une formidable métaphore de ce qu’est l’écriture :
"Je prépare ma corde, mon harnais, sangles et mousquetons.
Voilà ! l’entrée de la grotte me sourit. On me demande de trouver un arbre ? Et qu’est-ce que je vois : des fausses marguerites autour d’un visage incompris, c’est le bonheur plastique, l’esthétique même du condamné. Il va me falloir huit ans de descente en rappel pour trouver le grand chêne."
La descente a lieu jusqu’à ce chêne vers lequel il nous entraîne. Un chêne qui fait taire les mots :
"On ne discute pas autour d’un chêne. On fait silence."
— Un poète balafré ! dit Djamal à propos de Yacine.
Du coup la séance est mise sous orbite. Et lorsque je sors cette liste un peu austère de verbes synonymes de tenir, ils ne renâclent pas, s’y mettent, contournant un peu la consigne, mais les consignes d’écriture ne servent qu’à cela.
Cette fois, même Yacine réussit à se mettre à l’ouvrage. La présence des autres aujourd’hui ne le dérange pas. La provision de verbes lui sert à donner la parole à l’arbre. Une parole un peu désabusée.
"Je préfère l’immobilité qui navigue au vent
Que leur liberté enchaînée
Je les ai tant écoutés secrètement
Que je le sais condamnés."
Les autres sont aussi à la tâche.
Pier s’accroche à un texte qui lui résiste. "L’arbre et moi".
— Je n’y arrive pas !
Le texte sera court. Mais avec des phrases fortes.
"Cet arbre est mon reflet, en moi il y a sa force
Naviguant tel des frères à travers les épreuves
Nous sommes astreints à rester là."
Djamal et Abess se sont laissés emporter par la profusion de la liste. Tant pis si l’arbre a disparu. De puiser dans ce vivier de verbes les a libérés du souci de chercher les mots. Cette consigne que je craignais un peu trop contraignante les a en fait libérés.
Portrait chinois, donc. Pour l’un comme pour l’autre.
Abess :
"Je continue de sourire malgré le sort contraire.
J’embrasse, j’étreins ma foi qui souvent m’empêche de chavirer.
Je mets des murs entre mes peurs, mes doutes, ma sensibilité et moi."
Djamal :
"J’enchaîne les petits échecs et quelquefois de rares victoires sur moi-même.
Je demeure stoïque et parfois sans mot devant les provocations diverses et variées.
J’assujettis, ou du moins j’essaie, ma passion à ma raison.
Je vois le temps qui parfois, loin de filer, dure, dure, dure.
J’observe mes compagnons de misère qui, de manière temporaire, deviennent mes voisins.
Je soutiens mes proches avec de simples mots."
Pendant qu’ils écrivaient, avec Pietro nous nous sommes mis à l’écart. Je lui soumets les verbes :
"Retenir ? Que veux-tu que je retienne ? Que du négatif.
Je fais front à une condamnation, même si je ne l’accepte pas.
Si j’étais un arbre, je serais un chêne. Parce qu’il est coriace. C’est un bois très dur.
On dit toujours qu’un chêne attire la foudre.
Si tu laisses sécher des feuilles de chêne dans un pot, elles prennent feu quand il y a un orage. Je l’ai vu de mes yeux vu."
Il y pour moi beaucoup d’émotion à partager pareille séance. Et l’envie de remercier les mots d’être venus jusqu’à nous - jusqu’à eux.
Jeudi 29 janvier, après-midi - CDF
Jessica est arrivée avec un texte sur la nuit commencée la dernière fois mais qu’elle a terminé dans sa cellule.
"La nuit j’ouvre ma fenêtre et je regarde les étoiles."
Du coup, pour celles qui n’étaient pas là, on ose se lancer à nouveau dans la lecture des textes sur la nuit déjà entendus la dernière fois. Celui de Marixol nous éprouve toujours autant.
Micheline (elle insiste pour que désormais je l’appelle Mimi comme tout le monde), a terminé le texte sur "Si j’étais un arbre". C’est une sorte de texte-devinette à propos d’un chêne.
Puis celles qui ont écrit dans leur cellule un texte à partir des verbes synonymes de tenir nous en font la lecture.
— Le mien est nul, dit Sylvie, avant même de commencer.
Elle veut bien néanmoins le lire. Il n’est pas du tout nul. Les autres le lui disent.
— Arrête de te dévaloriser !
Christine non plus n’est pas contente de ce qu’elle a fait. Des bribes de texte qu’elle n’a pas su rassembler. Elle les lit. Toutes l’encouragent. Elle les mettra en forme pour la prochaine fois. Christine aime bien que ses textes soient donnés en bonne forme.
Françoise a d’abord attribué les verbes à chacun des sujets proposés - l’arbre, le vent, elle. Maintenant elle les rassemble.
"L’arbre étire ses racines
Le vent possède une telle force
Et moi je suis emprisonnée dans ces murs."
Mimi a eu du mal elle aussi. Me montre les bribes qu’elle a écrites. Elle continuera dans sa cellule.
Marixol s’en tient à ce qu’elle a écrit la dernière fois à propos du vent avec les verbes :
"Je m’astreins
me maîtrise
il persévère
s’étale
m’embrasse
m’absorbe
me lie
me détient
m’immobilise
contre l’arbre
qui me reçoit".
Elle revendique l’ambiguïté du texte.
Comme elle s’est inscrite en licence de lettres, elle me montre le programme qu’elle vient de recevoir avec beaucoup de retard. Becket. Balzac. Flaubert.
Quant à l’auxiliaire de bibliothèque qui ne participe pas à l’atelier mais qui écoute avec attention chacune de nos lectures, en plus des études de géographie qu’elle poursuit, elle veut apprendre le grec ancien.
L’étude comme un rempart ?
Septième et huitième semaines
Mardi 27 janvier, matin, CDH2
Ce matin encore on parlera beaucoup. On écrira peu.
Je croise Yacine dans le couloir. Il ne pensait pas qu’on se voyait aujourd’hui. Il a rendez-vous avec son SPIP. Il viendra après.
D’abord il n’y a que Pietro. Qui revient de l’UCSA (médical). Il parle de sa maladie. Les examens qu’il doit faire et qui traînent. Son inquiétude.
Arrive Djamal.
Pietro poursuit ses réflexions. Il dit qu’en prison on a le temps de réfléchir. Il dit :
— On a le temps de tuer le temps.
Il en vient à parler de la merveille qu’est la vie humaine. Il faut si peu pour qu’elle ne soit plus. Il pense qu’une telle merveille ne peut pas s’arrêter avec la mort.
Djamal acquiesce. Pour lui la beauté de la création est bien une preuve de l’existence de Dieu. On ne peut pas expliquer cela autrement.
Il est alors question de djinns, de réincarnation, d’histoires para-normales entendues par Pietro à la télévision.
Lorsque Pier arrive, puis Yacine, je lis ce que j’ai écrit de notre précédente rencontre.
Du coup, cette fois, on parle de "Charlie", de ses conséquences, des raisons de tout ça.
La télévision est pour eux la fenêtre qu’ils n’ont pas.
Ils voient le monde à travers elle. Du coup, tout y prend beaucoup plus d’importance.
— Bon, et les arbres !
Je lance donc ma proposition d’écriture : "Si j’étais un arbre".
— Mais moi je ne veux pas être un arbre, dit Djamal. Moi ce que je voudrais, c’est être un lion, un taureau.
Je lui suggère que ce pourrait être le début de son texte, mais on n’ira pas plus loin. Le surveillant - non, c’est un chef aujourd’hui - vient nous dire qu’il est midi, la séance est finie.
Mardi 27 janvier, après-midi, CDF
Je n’avais pas imaginé une seconde à quel engagement d’écriture les conduirait le simple mot que j’avais proposé : La nuit.
Naïvement, j’en étais resté aux registres des arbres et du vent, de la nature et de ses rêveries nocturnes.
Et voilà qu’à peine nous sommes rassemblés autour de la table, ce sont des nuits terribles que les mots essaient d’affronter.
Ou plutôt, pas tout de suite. Parce qu’abord, Christine, qui a écrit deux textes, et comme si elle voulait ne pas nous plonger tout de suite das l’obscurité, nous livre un texte plein d’humour où le jour s’adresse à la nuit, lui disant tout le mal qu’il pense d’elle, de ses chats, de ses sorcières, de ses eaux troubles. Et même des étoiles. Car si la nuit les croit ses alliés, le jour se réjouit de les retrouver "dans les yeux des gens heureux, dans les dessins naïfs des enfants".
Marixol enchaîne. Et c’est d’une nuit terrible qu’elle nous parle. Comme si la nuit venait donner un tour de clé supplémentaire au quadruple enfermement que vivent les détenues : "Enfermée dans la cellule, enfermée dans l’aile, enfermée dans le bâtiment, enfermée dans la prison." C’est une nuit de silence et de bruits que rythment et agacent les claquements des œilletons par où les surveillantes vérifient que la détenue est bien là où elle doit être. Le silence ne fait qu’exacerber la solitude. Et la distance avec la vie, avec l’amour. Du coup ce texte écrit pour l’atelier devient un texte pour le compagnon enfermé dans un bâtiment voisin. Et la nuit qui se referme devient asile, libération : "le seul territoire où je me sens moi, où je peux être libre." Nous sortons très émus de cette lecture tendue. Les larmes partagées ne sont pas loin.
Sylvie et Micheline sont partis au cours de patchwork. Elles ont laissé leur texte. Jessica lira celui de Sylvie. je lirai celui de Micheline.
"La lumière du jour n’est pas faite pour moi, écrit Sylvie. Elle dit que la nuit est sa confidente, son amie. "Je lui confie toutes mes peines, mes joies, mes doutes, les secrets, mes blessures." Le retour de l’aube est décevant. C’est le retour du bruit, du stress.
La nuit, Micheline ne dort pas. Ce sont des va-et-vient du lit à la fenêtre. Cigarette. café au lait. Mais rien n’y fait. Et les pensées tournent dans la tête. "Mon Dieu, cette nuit n’en finit pas." Comme elle n’a pas d’activité le matin, Micheline pourra se rattraper dans la journée, faire la marmotte, comme elle le dit. Et espérer que la nuit suivante elle parviendra à dormir.
C’est au tour de Christine. Qui lit son deuxième texte. Terrible. C’est une suite de cauchemars qu’elle a alignés. De vrais rêves, on le devine. Pas en une seule nuit, bien sûr, mais dont la succession, l’accumulation, démultiplient l’intensité. Et les frayeurs qu’ils procurent. Comme à son habitude, Christine a écrit dans une langue précise. Comme autant de petits romans. Qui resteront entre nous. Elle convient avec le groupe que c’est trop se livrer que d’ouvrir ainsi le chaudron de ses rêves. On essaie de différencier le rêve et l’imaginaire. Comment le rêve peut devenir un matériau. Je la renvoie à La métamorphose de Kafka. Le livre n’est pas à la bibliothèque. De toutes façons, dit Christine, je ne lis pas de livres. J’écris, je ne lis pas.
Françoise, à son tour nous livre son texte. Le soir, quand elle rentre dans sa cellule, ça lui fait "un poing au cœur". Il n’y a pas une étoile dans le ciel. Il fait froid. Et les pensées tournent en rond. Toutes les nuits les mêmes. Son mari. Le procès. Ses enfants. Il lui arrive de parler seule. Elle se dit que ce n’est qu’une fois dehors qu’elle pourra dormir la nuit.
Tout en écoutant les textes des autres, Jessica a ouvert son cahier et commencé son texte sur la nuit qu’elle n’avait pas écrit. Jessica aime la nuit. Elle ne dort que très peu. Elle dessine. Des bandes-dessinées. La nuit est son moment de liberté.
Je sors abasourdi de ces lectures. Je me demande si j’ai bien fait de leur proposer ce thème. Est-ce que ça les replonge dans leur douleur ou, au contraire, est-ce que mettre des mots permet de la calmer ? Je sais malheureusement d’expérience que la lucidité que peuvent procurer les mots ne conduit pas à des nuits plus sereines.
Heureusement, j’ai apporté un jeu. Un jeu de mots.
Nous avions commencé cet atelier par le verbe "tenir". J’ai imprimé sur une feuille tous les synonymes qu’en propose, sur le net, le CNRTL (Centre national de ressources textuelles et lexicales). Et face à ces verbes, trois sujets : l’arbre, le vent, je (moi). Rien d’autre à faire que jouer. Même si ce n’est pas facile. Cela peut même sembler rebutant. On s’y exerce ensemble un moment avant que chacune, comme à leur habitude, poursuive dans sa cellule le travail d’écriture. Mais déjà quelques fleurs apparaissent.
Jeudi 29 janvier, matin - CDH2
Bientôt je n’aurai plus à tenir moi-même le journal de ces séances. Certains des participants s’y emploient. Abess a commencé son texte ainsi :
"Jeudi matin, nous arrivons dans la bibliothèque et là, sur la table, longue, dense et légèrement effrayante, une liste de verbes. Il s’agit de synonymes du verbe TENIR qui doivent nous inspirer et dont quelques uns devront se marier avec l’arbre sur lequel nous avons écrit à la dernière séance."
Ce à quoi il rajoute aussitôt :
"Je désobéis un peu, sans doute mon côté taulard qui se joue des limites et je décide de tous les utiliser pour me définir, une sorte de "portrait chinois" de la résistance...."
Il faut dire que la séance a commencé fort. Yacine est enfin arrivé avec un texte. Il l’a écrit ce matin à 7h. Et d’entrée il m’implique dans son écriture :
"Monsieur Séonnet me demande d’écrire, d’écrire, d’écrire. Pourtant il le sait, lui, l’écrivain, que c’est difficile de descendre au fond de soi, surtout ici, au sous-sol de la vie. Rassembler les mots éparpillés qui font de nous ce que nous sommes n’est pas facile. Mais je vais essayer."
C’est un texte de spéléologie intérieure que nous offre Yacine. Mais tout aussi bien une formidable métaphore de ce qu’est l’écriture :
"Je prépare ma corde, mon harnais, sangles et mousquetons.
Voilà ! l’entrée de la grotte me sourit. On me demande de trouver un arbre ? Et qu’est-ce que je vois : des fausses marguerites autour d’un visage incompris, c’est le bonheur plastique, l’esthétique même du condamné. Il va me falloir huit ans de descente en rappel pour trouver le grand chêne."
La descente a lieu jusqu’à ce chêne vers lequel il nous entraîne. Un chêne qui fait taire les mots :
"On ne discute pas autour d’un chêne. On fait silence."
— Un poète balafré ! dit Djamal à propos de Yacine.
Du coup la séance est mise sous orbite. Et lorsque je sors cette liste un peu austère de verbes synonymes de tenir, ils ne renâclent pas, s’y mettent, contournant un peu la consigne, mais les consignes d’écriture ne servent qu’à cela.
Cette fois, même Yacine réussit à se mettre à l’ouvrage. La présence des autres aujourd’hui ne le dérange pas. La provision de verbes lui sert à donner la parole à l’arbre. Une parole un peu désabusée.
"Je préfère l’immobilité qui navigue au vent
Que leur liberté enchaînée
Je les ai tant écoutés secrètement
Que je le sais condamnés."
Les autres sont aussi à la tâche.
Pier s’accroche à un texte qui lui résiste. "L’arbre et moi".
— Je n’y arrive pas !
Le texte sera court. Mais avec des phrases fortes.
"Cet arbre est mon reflet, en moi il y a sa force
Naviguant tel des frères à travers les épreuves
Nous sommes astreints à rester là."
Djamal et Abess se sont laissés emporter par la profusion de la liste. Tant pis si l’arbre a disparu. De puiser dans ce vivier de verbes les a libérés du souci de chercher les mots. Cette consigne que je craignais un peu trop contraignante les a en fait libérés.
Portrait chinois, donc. Pour l’un comme pour l’autre.
Abess :
"Je continue de sourire malgré le sort contraire.
J’embrasse, j’étreins ma foi qui souvent m’empêche de chavirer.
Je mets des murs entre mes peurs, mes doutes, ma sensibilité et moi."
Djamal :
"J’enchaîne les petits échecs et quelquefois de rares victoires sur moi-même.
Je demeure stoïque et parfois sans mot devant les provocations diverses et variées.
J’assujettis, ou du moins j’essaie, ma passion à ma raison.
Je vois le temps qui parfois, loin de filer, dure, dure, dure.
J’observe mes compagnons de misère qui, de manière temporaire, deviennent mes voisins.
Je soutiens mes proches avec de simples mots."
Pendant qu’ils écrivaient, avec Pietro nous nous sommes mis à l’écart. Je lui soumets les verbes :
"Retenir ? Que veux-tu que je retienne ? Que du négatif.
Je fais front à une condamnation, même si je ne l’accepte pas.
Si j’étais un arbre, je serais un chêne. Parce qu’il est coriace. C’est un bois très dur.
On dit toujours qu’un chêne attire la foudre.
Si tu laisses sécher des feuilles de chêne dans un pot, elles prennent feu quand il y a un orage. Je l’ai vu de mes yeux vu."
Il y pour moi beaucoup d’émotion à partager pareille séance. Et l’envie de remercier les mots d’être venus jusqu’à nous - jusqu’à eux.
Jeudi 29 janvier, après-midi - CDF
Jessica est arrivée avec un texte sur la nuit commencée la dernière fois mais qu’elle a terminé dans sa cellule.
"La nuit j’ouvre ma fenêtre et je regarde les étoiles."
Du coup, pour celles qui n’étaient pas là, on ose se lancer à nouveau dans la lecture des textes sur la nuit déjà entendus la dernière fois. Celui de Marixol nous éprouve toujours autant.
Micheline (elle insiste pour que désormais je l’appelle Mimi comme tout le monde), a terminé le texte sur "Si j’étais un arbre". C’est une sorte de texte-devinette à propos d’un chêne.
Puis celles qui ont écrit dans leur cellule un texte à partir des verbes synonymes de tenir nous en font la lecture.
— Le mien est nul, dit Sylvie, avant même de commencer.
Elle veut bien néanmoins le lire. Il n’est pas du tout nul. Les autres le lui disent.
— Arrête de te dévaloriser !
Christine non plus n’est pas contente de ce qu’elle a fait. Des bribes de texte qu’elle n’a pas su rassembler. Elle les lit. Toutes l’encouragent. Elle les mettra en forme pour la prochaine fois. Christine aime bien que ses textes soient donnés en bonne forme.
Françoise a d’abord attribué les verbes à chacun des sujets proposés - l’arbre, le vent, elle. Maintenant elle les rassemble.
"L’arbre étire ses racines
Le vent possède une telle force
Et moi je suis emprisonnée dans ces murs."
Mimi a eu du mal elle aussi. Me montre les bribes qu’elle a écrites. Elle continuera dans sa cellule.
Marixol s’en tient à ce qu’elle a écrit la dernière fois à propos du vent avec les verbes :
"Je m’astreins
me maîtrise
il persévère
s’étale
m’embrasse
m’absorbe
me lie
me détient
m’immobilise
contre l’arbre
qui me reçoit".
Elle revendique l’ambiguïté du texte.
Comme elle s’est inscrite en licence de lettres, elle me montre le programme qu’elle vient de recevoir avec beaucoup de retard. Becket. Balzac. Flaubert.
Quant à l’auxiliaire de bibliothèque qui ne participe pas à l’atelier mais qui écoute avec attention chacune de nos lectures, en plus des études de géographie qu’elle poursuit, elle veut apprendre le grec ancien.
L’étude comme un rempart ?
Neuvième semaine
Mardi 24 mars, matin, CDH2
C’est la première séance avec le nouvel auxiliaire de bibliothèque. Je me demandais comment il allait se positionner par rapport à notre travail. Il s’y met de bon cœur. Se joint aussi à nous un détenu plus jeune, Samir, qui, lorsqu’il comprend que le groupe existe depuis plusieurs mois, s’excuse de s’incruster. Mais il estle bienvenu. D’autant que du "groupe" habituel il n’y a que Pietro et Abess.
J’ai apporté le poème d’Eluard Gabriel Péri tiré du Rendez-vous allemand.
Pour ce passage, surtout :
Il y a des mots qui font vivre
Et ce sont des mots innocents
Le mot chaleur le mot confiance
Amour justice et le mot liberté
Le mot enfant et le mot gentillesse
Et certains noms de fleurs et certains noms de fruits
Le mot courage et le mot découvrir
Et le mot frère et le mot camarade
Et certains noms de pays de villages
Et certains noms de femmes et d’amis
Quels sont les mots qui nous font vivre ?
Bien sûr le mot bonheur se présente en premier. Même si, comme le dit Pietro, le mot bonheur, c’est pas ici qu’on le trouve.
Abess s’intéresse au mot foi qu’il dit habité par l’espoir. Il écrit un texte où il tente d’imaginer l’aurore qui vient après la douleur, la lueur après le doute, "le souffle du renouveau qui bouleversera tout y compris parfois nous-mêmes."
Nos deux nouveaux se sont mis à la tâche.
José qui est parti du mot amour a vite trouvé sur sa route les pins parasols et la mer de sa Corse natale. Le mot rêve s’impose à lui. Il raconte comment c’est ce rêve qui lui a permis de tenir en quartier d’isolement. "Le rêve est une évasion".
Quant à Samir, il s’est attaché au mot défense qui figure au début du poème d’Eluard :
Un homme est mort qui n’avait pour défense
Que ses bras ouverts à la vie
Défense, c’est tout à la fois cet acte de la procédure judiciaire (se défendre, se faire comprendre) mais aussi cet acte vital : "Avoir un but dans la vie, c’est savoir se défendre."
Sans le savoir, il rejoint la question - comment tenir ? - par laquelle nous avons ouvert cet atelier. Il la formule en négatif : "Comment ne pas céder ?"
Une fois les textes écrits, la parole s’installe, divague. Nous profitons des talents de conteur de José.
Mardi 24 mars, après-midi, CDF
Comme tous les mardis, il nous faut affronter la concurrence de l’atelier patchwork.
— On a bataillé pour qu’il existe, on ne peut pas l’abandonner maintenant, dit Micheline.
Mais elle ne part pas sans laisser le texte qu’elle a écrit en cellule à partir du poème de Charles Juliet.
"Écrire c’est entretenir sa mémoire, ne dit-on pas que les paroles s’envolent et les écrits restent ?"
Jessica a aussi écrit dans sa cellule. Elle laisse le texte avant de partir au patchwork
"Écrire c’est le bonheur", a écrit Jessica.
Et ceci :
"Écrire pour donner un sens à ma vie pour ne pas qu’elle soir chaotique."
Je pense à ce qu’écrit Camus :
Pourquoi créer si ce n’est pour donner un sens à la souffrance, fût-ce en disant qu’elle est inadmissible ? La beauté surgit à cet instant des décombres de l’injustice et du mal.
Elles sont finalement quatre à partir au patchwork.
Et Marixol n’est pas là. Elle est au mitard. Tous les détenus basques ayant manifesté pour protester contre un problème de parloir d’un de leurs camarades.
Nous restons en petit comité.
Heureusement Fatima est revenue, et il y a une nouvelle, H., qui vient d’arriver à Réau.
Christine nous lit les deux longs textes qu’elle a écrits sur les mots, l’un où elle joue des voyelles et des consones, et l’autre qu’elle a intitulé " La voix du silence - elle dit que les mots ne font pas de bruit. Il commence ainsi :
"Écrire c’est bannir la colère de mon corps.
C’est extirper la douleur de mes entrailles afin qu’elle cesse de les broyer,
En laissant le volcan de mes larmes brûlantes se répandre sur la feuille.
C’est me libérer, pas de la prison insignifiante qui entoure
Mais celle interne dont on ne soupçonne pas que l’ampleur va jusqu’à tuer."
Comme avec les hommes le matin, je propose d’essayer d’approcher des mots qui nous font vivre.
Françoise écrit sur la route qu’elle parcourt avec les gens du voyage. "C’est un voyage au fond des yeux, au fond du cœur". Ces mots reviennent comme un refrain tout un long de son texte.
Christine est parti d’un mot que, dit-elle, l’animatrice d’un atelier d’écriture auquel elle participe par correspondance, lui a interdit. Elle ne le lâche qu’à la toute fin du texte en disant que personne ne pourra l’empêcher de l’écrire. C’est le mot FILS.
Fatima s’est laissée envoûtée par le mot odeur qui la ramène aux soirées du mois de ramadan.
Pour sa première tentative, H. a tourné autour du mot blanc qui est à la fois innocence de l’enfance qu’elle compare à un ange, et couleur du linceul dans lequel on ensevelit les défunts, un linceul qu’elle ne supporte pas.
Avant que je parte, H. me demandera si je peux lui apporter des poèmes de Kateb Yacine. Et comme nous parlerons de Nedjma, Fatima glissera qu’elle le lirait bien.du coup
Du coup elles sont plusieurs à demander à lire un de mes livres, mais il n’y en a plus un à la bibliothèque. Où sont-ils passés ?
Jeudi 26 mars, matin CDH2
De retour avec Jean-Marc Bretegnier. Cette fois, il s’agit de travailler sur l’écriture de leur prènom "dans même le mouvement" qu’ils ont réalisé leur arbre la dernière fois. Jean-Marc a apporté pinceaux et encre de chine. Ils sont trois à se lancer dans l’aventure : Pietro, Pier et Abess. Annie et Jean-Claude de la Croix-Rouge sont venus aujourd’hui partager notre travail.
Pas facile de se mettre à tremper un pinceau dans de la couleur, fût-elle noire, lorsqu’on ne l’a plus fait depuis l’école... du coup
Ils arguent de leur maladresse.
— Le dessin ça n’a jamais été mon truc.
— Ne réfléchissez pas, dit Jean-Marc. Allez-y comme ça vient.
Au fil des minutes quelque chose se passe sur la feuille. Entonnement, ils ne semblent pas craindre le jugement des autres. Au premier essai, paradoxalement très scolaire, suivent d’autres tentatives. Recherche de rythmes. De formes. Jean-Marc propose de partir des bâtonnets comme ils l’ont fait pour l’arbre. Les lettres des prénoms s’autonomisent. Chacune prend peu à peu une force, une présence particulière.
Pier s’est pris au jeu. Il multiplie les tentatives qu’il étale sur le sol de la bibliothèque. Il en est ravi.
— Si on m’avait dit que je me passionnerais pour ce truc-là.
A peine il a fini une forme qu’il en reprend une autre.
Pietro et Abess avancent à leur rythme.
On est loin de l’écriture stéréotypée ou de la signature enjolivée.
Les lettres bougent dans la page.
A Jean-Marc, désormais, de joindre ces lettres nées du pinceau aux arbres qu’ils ont conçus la fois précédente. Ces images formeront l’armature du livre que nous allons réaliser.
Jeudi26 mars, après-midi, CDF
Nous poursuivons avec les femmes le travail commencé le matin avec les hommes.
La bibliothèque étant trop petite pour déployer papiers et pinceaux, nous avons trouvé refuge dans la salle d’horticulture. Odeur de terre. Plantes en devenir. Un peu de vie !
En fin de séance, la dernière fois, et comme à leur habitude, elles m’avaient demandé du "travail à faire en cellule". Comme elles m’avaient souvent reproché de leur faire des propositions tristes, je leur avais donné un poème d’Eugène Guillevic tiré du recueil Terre à bonheur, et qui m’apparaissait comme un antidote à cela :
La terre
Est mon bonheur.
Je remercie tous ceux qui luttent sur la terre
A l’exemple des morts très grands,
Tous ceux sans qui la guerre égrainerait la terre
Et les maisons, les hommes,
En des millions de feux ou dans peut-être un seul
Et laisserait bientôt sous le ciel revenu
De la grisaille solitaire
Avec par-ci, par-là, des lueurs fauves qui s’éteignent.
Je remercie tous ceux à qui je dois de vivre
Et de pouvoir aller dans ce jour prometteur
De jours plus vrais encore, la joie pour tous
Qui recommence à chaque instant,
La fête sur les jours et sur les nuits de hommes
Avec le bon travail qu’ils font à leur désir,
Avec ce travail là qui, d’année en année,
Sait encore monter le degré de la fête.
Je remercie tous ceux qui luttent par le monde
A l’exemple de ceux qui ont aimé la vie
Assez pour nous l’offrir pleine de jours pareils
A celui où j’avance en caressant les buis.
Françoise, Sylvie avaient fait leur "travail".
C’étaient des textes assez troublants car très personnels. Elles ne remerciaient pas dans le vide. Il y avait beaucoup de personnes nommées, dont certaines étaient là autour de la table. Des associations caritatives.
Françoise avait osé remercier la vie :
"Je remercie car ma vie a été une vie passion. Mes larmes coulent mais le vent est là sur mon visage, il me caresse et les essuie à son passage, sans bruit."
Christine, de son côté, avait repris en cellule son texte autour des mots.
— Vous verrez, il y a passage un peu chaud..., avait-elle prévenu.
Il s’agissait du mot amour.
Puis elles se lancent dans le dessin de leur prénom selon les propositions de Jean-Marc.
Françoise, Christine, Sylvie, Jessica, Mimi et Fatima se mettent au travail.
Marixol est toujours en quartier disciplinaire.
Il y a une certaine lutte de chacune avec les lettres de son prénom. Pour les amadouer. Pour en trouver le sens, le mouvement. Des gestes leur échappe. Et c’est aux résultats produits par ceux-là que Jean-Marc les renvoie.
Petit à petit, comme le martin avec les hommes, des formes apparaissent dans lesquelles elles se reconnaissent.
En fin de rencontre Barbara fait son apparition. En deux temps trois mouvement elle se plie à la consigne, et, tout en même temps, dessine son arbre et son prénom.
A 16h30, comme tous les jeudis, une bonne partie du groupe s’en va pour "le cours de Bible". En fait elles vont avec les personnes de l’aumônerie catholique préparer la messe du dimanche. Et comme dimanche prochain c’est les Rameaux, puis Pâques, elles ont du travail.
Christine, qui est restée, me demande comment on va titrer notre livre. Je lui dit que j’ai pensé que ce serait "L’arbre à tenir".
— Ah bon !
Elle sort de ses affaires un petit papier où elle a noté plusieurs propositions :
"Des pétales de nos vies"
"Déshabillons-nous"
"Quelques heures de liberté"
"L’encre de nos larmes"
"Au delà des barbelés."
Ce sont de beaux titres. mais elle convient que "L’arbre à tenir" c’est pas mal.
Dixième semaine
Mardi 14 avril, matin, CDH2
Il n’y a personne. Seulement José, l’auxiliaire de bibliothèque, en train de faire le ménage. Balais, serpillière, plumeau. Il tient à ce que la bibliothèque soit propre. Comme si maintenir constamment cette propreté était pour lui une manière de dignité, de résistance.
Aujourd’hui c’est déjà l’été. Pietro est dehors au soleil en train de discuter avec un collègue. Je vois Pier qui court tout autour de la cour de promenade avec un petit groupe. Plus tard je les verrai faire des exercices contre les murs, accrochés à des barres.
Abess passe pour dire qu’il prépare l’examen qu’il aura en fin de semaine (il prépare une licence de géographie). Il ne sera donc pas là jeudi.
Finalement Pietro vient discuter un moment avec moi. Ce sera tout pour aujourd’hui.
Mardi 14 après-midi, CDF
Patchwork oblige, elles ne sont que trois. Christine, Mimi et Marixol.
Marixol est donc restée une semaine au mitard. Pour avoir, avec ses camarades basques, refusé de réintégrer leur cellule. De ce qui s’est passé, des raisons de ce mouvement, de son séjour au mitard, elle a écrit un texte très dur. Lutte contre elle même pour tenir. Colère contre l’arbitraire et l’injustice. Un texte fort. Qu’elle lit avec difficulté. Un peu plus tard je le relirai calmement avec elle pour voir comment éclaircir certains passages que la colère rend peu compréhensibles.
Christine lit le texte qu’elle a écrit sur "remercier". Elle remercie la liberté de choisir sa destinée. Ses parents. Et la "femme aux sourires généreux" qu’elle voit tous les jours dans la glace, elle-même, "Charité bien ordonnée..."
Mimi a réécrit le texte sur "écrire". On le lit.
— Tu feras un mélange des deux versions.
C’est notre dernière séance d’écriture. Il faut qu’à la fin de la semaine je remette tous les textes à l’administration pour relecture et autorisation de publier. Après nous entrerons dans la fabrication du livre puisque nous avons décidé d’imprimer la couverture en sérigraphie avec les participants à l’atelier, puis de leur confier aussi la reliure, "couture japonaise".
— Alors, on écrit quoi pour conclure ?
— Il faut fermer la boucle, dit Christine.
Elle propose de revisiter tous ses textes. Faire justement une boucle avec ses textes.
Elles s’y mettent.
Mimi écrit un texte où, en partant des arbres qu’elle "vénérait tant" en arrive à la terre nourricière.
Les deux autres termineront leur texte en cellule.
En raison de ce beau temps estival, Élisabeth a ouvert les fenêtres de la bibliothèque. Et c’est un déferlement de musique, de cris. Au centre de la cour, Barbara danse. Accompagnée d’autres femmes noires. Il semble que l’une d’entre elles ait mis la musique à fond à la fenêtre de sa cellule pour qu’elles puissent l’entendre de la cour. D’autres détenues ont sorti des serviettes de plage sur lesquelles elles se font bronzer. Illusion de plage. De fête. Mais habitée d’une très forte tension. Rire. Excitation. Violence détournée en danse. Et au fond de tout cela, une grande détresse.
— Moi qui pensais prendre un bouquin et aller lire au soleil, dit Marixol.
Pas facile avec ce tintamarre.
Elle va quand même essayer.
On aurait dû écrire sur cette force terrible de la chaleur et du soleil.
Jeudi 17 avril, matin CDH2
Aujourd’hui j’ai rapporté tous les textes écrits afin que chacun les relise et décide de ce que l’on va publier.
Il y a Pietro, Pier et José le bibliothécaire. Abess passe ses examens de géographie.
La relecture est assez rapide. Il est vrai que comparée à la production des femmes la leur est assez réduite. Mais on a beaucoup parlé. Ce journal a rapporté certains de nos échanges. Je me suis souvent abstenu de redire ici leur colère contre des vexations qu’ils considèrent comme une double peine.
Pier vient de passer devant le Tribunal d’application des peines. On lui a reproché que son projet professionnel ne soit pas assez abouti. Il a pourtant un diplôme d’aide soignant.
— Ici il faut être fort, sinon tu es mal barré, dit Pier.
Comme bien souvent reviennent les problèmes de cantine. De santé.
Ils parlent du peu de solidarité entre les détenus qu’il y a à Réau contrairement à ce qu’ils ont pu vivre dans d’autres lieux de détention.
— Ici c’est chacun pour sa peau.
On se retrouvera dans trois semaines pour imprimer en sérigraphie les couvertures du livre. Puis trois semaines, après pour coudre la reliure de notre livre.
Jeudi 17 avril, après-midi, CDF
— Alors on ne va plus écrire ?
Elles disent qu’elles le regrettent. Mais veulent quand même profiter jusqu"au bout du travail que nous faisons ensemble.
Marixol a repris son texte sur le Q.D. Elle a rajouté une fin qu’elle a reprise du cahier où elle écrivait quand elle y était enfermée. Elle le relit. Silence. Hochement de têtes.
— Comme c’est la dernière fois, moi j’ai écrit deux textes, dit Christine.
Dans le premier elle revisite tous les textes qu’elle a écrits. Ceux qu’elle accepte que l’on publie. Ceux qu’elle garde pour elle. Le début de ce texte tombe à pic pour servir d’introduction à notre livre :
"Octobre 2014, un atelier d’écriture avec Michel Séonnet, un écrivain professionnel, nous invite à remplir les feuilles vierges d’un livre à construire en commun. L’ouverture de ce partage avait pour thème :
Qu’est-ce qui vous fait tenir ?
Six mois plus tard, le dernier sujet nous est proposé pour clore nos récits. Ensuite nous commencerons à paginer nos travaux et relier la couverture. Le compte à rebours final est enclenché à regret.
Comment fermer ce livre quand on a encore tant à dire ? Accepter d’écrire son dernier texte, c’est accepter que cette aventure se termine.... Ou alors clore le premier tome d’une longue série !
Voilà ! C’est comme ça qu’il faut que je le prenne. Il faut une fin à notre premier volume, et peut-être ferai-je les autres en solo, comme un oiseau qui a appris à ouvrir ses ailes et à s’en servir.
Nos séances s’achèvent, mais comme Michel nous l’a montré, nous allons garder nos cahiers et nos stylos à portée de main pour écrire d’autres pages fantastiques."
Son deuxième texte s’intitule "Épilogue", et sera de fait celui du livre.
Tout ce travail n’a donc pas été inutile ! J’en ai souvent douté au vu des difficultés rencontrées. Elles disent que non. Et regrettent vraiment que ça s’arrête. Faisant fi de toute (fausse) modestie, je reproduis ici la fin de ce que Christine a écrit :
"Dans ce monde particulier, dont seul un résident à plein temps peut mesurer toute l’amertume, il nous a écoutés, compris, encouragés, soutenus avec son art. Il nous a prouvé notre richesse intérieure. Sa façon de tenir est devenue la notre et notre estime de soi ne fait que commencer."
C’est quand même pour cela que je fais ce genre de travail.
Censures
Tous les textes écrits à Réau, ceux des détenus comme les pages de ce journal, ont été visé par la direction du SPIP. Suite à ces lectures, il m’a été demandé de retirer trois textes de la publication.
Pour deux d’entre eux, je m’y attendais, ils concernent le séjour au mitard de deux détenues. Voici celui de Marixol dont je raconte les circonstances ici en date du 14 avril après-midi.
Il faut que le corps s’habitue,
que l’esprit se calme.
Trouver une faille dans la haine, dans l’humiliation.— Montrez-moi vos fesses » a osé demander celle qui un jour voulut savoir si ma famille était arrivée au parloir en bateau en même temps qu’elle me demandait de lui remettre même ma culotte.
Trouver un petit passage, pour que la tempête se calme, pour que mes poumons respirent.
« Il n’est pas de votre famille. -Vous n’avez rien à savoir ».
Cette phrase se répand avec chaque poussée de sang dans mes veines. Je revois le visage pâle et froid de la lieutenant, ce corps qui aimerait se perdre dans cet uniforme comme elle se perd dans son bureau, à longueur de journées, en priant, je suppose, que cette première traversée de l’enfer ne dure pas trop longtemps. En se rêvant ailleurs, dans un poste plus facile.
« -On n’est pas rentré dans votre cellule » m’a-t-elle répondu sur le même ton, lorsque je lui ai parlé de leur paranoïa sécuritaire et énuméré les fouilles nocturnes de ces derniers temps, les assauts aux cellules comme lors des opérations antiterroristes. Excusez-moi, j’allais lui dire, c’est ici que je vis, c’est avec les gens qui m’entourent que je partage mes journées, que je subis l’application machinale du règlement et des procédures.
Que vous étiez bien toilettée ce matin lors de la visite guidée avec les autorités, madame la sous-directrice. Je suis désolée si je vous ai interpellée dans le couloir alors que vous ne leur montriez que le mobilier ou l’immobilier, en tout cas ce qui n’est pas en vie, et que les gens qui y vivent ne semblaient pas vous intéresser. Désolée de ma manière de vous interpeller mais c’est que je ne vois pas au nom de quoi votre police, par la demande de vos agents, peut fouiller à nu une enfant de 14 mois. Ce week-end.
Avez-vous eu un bon week-end Mme la sous-directrice ?
Une garde-à-vue d’une mère et de son enfant... Séparées. Est-ce-que vos superflics ont un remède pour calmer les enfants qui ne comprennent pas votre langue ? L’ont ils laissé pleurer jusqu’à la fatigue ? Jusqu’à l’épuisement ? Jusqu’à-ce qu’elle démissionne, cette enfant arrivée de si loin pour rencontrer son père, pour retrouver ses parents ensemble ? Dites-moi comment ils l’ont rassurée !Cette petite elle fait partie de ma famille madame la lieutenant. Elle est moi, elle est mon fils, elle est tous les enfants du monde.
J’ai perdu le fil. C’est que nous sommes aussi perdues dans cette prison... Le dernier des soucis, le quartier des femmes, puisque plus faciles à gérer. La violence en général, même si nous avons quelques exceptions assez pathétiques, s’exerce par la parole, par le commérage, par les fausses accusations, les mots anonymes et surtout par l’automutilation. Pas pareil chez les hommes n’est-ce pas ? La-bas ça castagne, la violence sort des corps. Ici elle est sournoise.
Il faut que Je corps s’habitue. J’ai froid, J’ai faim. J’ai mal au dos, au cou, à la tête. Je n’ai dormi que par fractions. Des rondes incessantes, pour vous assurer que je ne me suis pas pendue, pour me rappeler que je pourrais le faire. Une invitation toutes les heures. Cet acharnement à nous pousser jusqu’à la dernière limite (retranchement vous dites), pour voir si on a encore un peu de révolte en nous et... nous punir parce que nous osons tenir, nous révolter, vous dire que nous ne sommes pas une procédure, ni une bête furieuse, ni tout simplement une matière première pour votre salaire.
Elle (je suppose : on pourrait jouer à imaginer qui vient nous regarder par l’œilleton) allume une lumière qui est plus intense que celle que moi je peux allumer, j’arrive à peine à lire. Et ce couvercle de l’œilleton, parfois manipulé avec attention, fait deux bruits différents, l’un à l’ouverture, l’autre en retombant. Crooa crak ai-je cru identifier cette nuit. J’ai pensé aux corbeaux. Il ne sert à rien de faire attention avec l’œilleton si quelques secondes avant vous avez poussé la lourde grille du couloir, fer contre fer, comme si vous entriez dans un saloon.
J’ai une douche ! Difficile d’imaginer sans une photo. L’égout est de l’autre côté de la grille juste devant la porte d’entrée. Combien de matons pourraient-t-ils s’attrouper dans cette cage grillagée qui me sépare de la porte ? Une dizaine ? Ils appellent ça un sas ! Des sas qui coupent sans arrêt nos pas dans cette prison si moderne, si froide, si aseptisée. Entre la douche et la porte pas de mur ou de protection, que le sas-cage, noirci par quelqu’un qui a mis le feu, avec des croûtes noires sur les gros barreaux et la grille serrée (5X5 cm ? Cela fait si longtemps que je n’ai pas bricolé ! ). C’est là que je dois me laver ? J’y vais ? J’ai du shampoing, du gel, même s’ils sont un poil abrasifs. Pas de peigne. J’ai les cheveux courts. Pas de miroir... cela va être difficile de voir ma moustache pousser. Et puis il faut que je récupère la serviette que j’ai utilisée pour surélever ce qui n’a pas le droit d’être appelé oreiller. J’ai mal aux cervicales ... il faut que le corps s’habitue.
Au retour de promenade mes affaires dérangées m’ont montré qu’elles avaient été fouillées. Écrire aussi pour vous ? Vous donner à lire mes pensées ? C’est le seul territoire auquel vous n’avez pas accès d’habitude. Ni à la plupart de mes écrits, qui sont en basque. Pourquoi le faire en français ? Parce que je veux vous montrer dans votre miroir. Tous ! Impressionnante cette ambition !
Peut-on écrire lorsqu’on vous bombarde ? Vous torture ? Ou, lorsque le système d’aération renforcé se met en route et qu’un bruit assourdissant vous assaillit ? Quand cet extracteur me vole tout l’air de la cellule, et semble vouloir aspirer l’air de mes poumons ? Dans son avidité, dans sa puissance maximale, il fait rentrer l’air même par les rainures de la fenêtre pourtant si bien isolée en la faisant siffler si fort que je me retrouve dans une autre dimension. Dans le siège d’un avion, sur le tarmac, quand l’avion tremble et les moteurs rougissent dans cet effort extrême juste avant de
décoller. À Blagnac, Montpellier, Saint-Exupèry, Orly, Le Bourget ou, le tout premier aux frais de la République, Biarritz, jet privé, cagoule sur la tête, mains attachées au dos. Parée pour être présentée en cadeau à Mme la Juge. Combien de marches jusqu’à votre bureau, dans ce colimaçon en pierre qui s’élève du sous-sol de votre capitale ?
Ailleurs, d’un coup, à Corbas, il y a trois ans. Le jour où cette petite sauvageonne a mis le feu au mitard et que quelqu’un a mis en route l’extracteur de fumées de l’aile opposée, celui de la nurserie.
Qu’il doit être difficile à mettre l’uniforme d’intervention !
Il est long à mettre en marche le protocole, n’est-ce pas ? Et puisqu’il y a l’extracteur qui marche...
Le lendemain, dans la promenade, je regardais cette petite sans pouvoir comprendre. Elle été sortie du mitard, a fait un court aller-retour à l’hôpital. Elle nous parlait tout en toussant et en crachant du noir ; elle se grattait les bras, le visage, le ventre. Sur sa peau des longues traces noires, dans les plis le charbon incrusté impossible à enlever. Je ressens encore le soulagement de la voir vivante, mais aussi la haine face à l’incompétence. Quelques semaines plus tard elle s’acharnait encore à demander sa veste Adidas disparue ce soir-là. Elle aimait nous raconter comment elle avait fait pour tenir, pour respirer malgré la fumée. Elle avait trouvé qu’en mettant la tête dans la cuvette et en tirant la chasse d’eau, un appel d’air se produisait, et qu’ainsi elle pouvait respirer, un peu. Elle avait l’air calme et disait qu’elle avait compris, qu’elle ne mettrait plus le feu au mitard. Aura-t-elle trouvé la manière de survivre
dehors ?Est-ce que mon esprit s’est calmé ? Mon corps se raidit, je ressens d’avantage le manque de lumière, de la chaleur du soleil. Cette solitude, ces bruits au loin, cette vie sans moi. Presque deux ans que je n’avais pas goûté au mitard. Des vielles habitudes se sont installées petit à petit. Se fixer des horaires, planifier la journée, rationner la nourriture, chanter pour que les poumons travaillent, pour que ma voix existe, écrire, lire, courir dans le petit cube, mettre le masque, ne pas les regarder, les oublier, vous retrouver en moi.
Pour le troisième texte censuré, ce fut tout à la fois surprise et atterrement devant la "bêtise" d’un tel geste (je ne sais dire autrement). La peur de l’Islam est-elle à ce point exacerbée qu’il ne soit pas possible de dire paisiblement qu’en détention la prière est un moyen pour tenir ?
Face à l’Islam radical, l’administration n’a-t-elle d’autre réponse que d’imposer le silence à cette religion - et du coup jeter les musulmans que cela offusque dans les bras des plus radicaux ?
En réponse à ma question initiale : "Qu’est-ce qui vous fait tenir", Barbara avait écrit deux textes. Un sur le PSG. L’autre sur la prière.
Voici le texte. Jugez de sa violence !
La prière
C’est important
un moment de sagesse
de tendresse
à partager en solitaire
entre moi et AllahL’Islam, quelle belle religion !
Quand j’entends l’appel à la prière
je ne peux me retenir de la faire
ou de dire une invocation
envers mon Dieu.Il y a beaucoup de choses dans ma religion
en une page je ne pourrais tout exprimer.
La religion c’est une passion.
Mon tapis
Mes djellabas de toutes sortes
foncées ou claires
avec ou sans capuche
avec ou sans motifs
Mon chapelet
Mes voiles
[1]La prière c’est une protection divine.
C’est un moment unique dès que je parle à Allah
et que je fais mes ablutions pour prier.
Quand je me trouve à la mosquée
je suis émue
j’ai des frissons après chaque raka’at.Le Coran est pour moi
le plus beau livre de la terre
avec plusieurs sourates
des courtes, des longues,
actuellement je le lis,
ça regroupe l’histoire de mon peuple depuis le début
et de mes prophètes
de Ibrahim en passant par Moussa et Yakouba
et le tout dernier Muhammad
(Paix et bénédiction sur lui ainsi que sa famille).
Une pensée à Issa, aussi.
Quand je pense à tout ce qu’ils ont vécu
comment ils ont souffert
et moi pour une rayure sur mes baskets je pleure...Le lieu sacré de La Mecque
regroupe des milliers de frères et de sœurs musulmans chaque année
c’est magnifique
Incha’allah je pourrai y aller un jour
pour me repentir,
j’irai
je m’en irai
Incha’allah