Il faut commencer par ceci. Frantz Fanon. "Les Damnés de la Terre".
S ... , 37 ans. Habite un douar dans le Constantinois. Un jour, au début de 1958, a lieu une embuscade meurtrière non loin du douar. Les forces ennemies (françaises) montent une opération et assiègent le village, d’ailleurs vide de soldats. Tous les habitants sont réunis et interrogés. Personne ne répond. Les soldats commencent à mettre le feu aux maisons. Certains paysans profitent de la confusion qui règne pour s’enfuir. L’officier donne l’ordre de rassembler les hommes restants et les fait conduire près d’un oued où le massacre commence. Vingt-neuf hommes sont tués à bout portant. S ... est blessé. S .. s’évanouit et reprend connaissance au milieu d’un groupe de l’A.L.N. Il est soigné par le service sanitaire et évacué quand il lui devient impossible de se déplacer. En cours de route, son comportement de plus en plus anormal ne cesse d’inquiéter l’escorte. Il réclame un fusil, alors qu’il est civil et impotent, et refuse de marcher devant qui que ce soit. Il ne veut personne derrière lui. Une nuit, il s’empare d’une arme d’un combattant et maladroitement tire sur les soldats endormis. Est désarmé assez brutalement. Désormais il aura les mains liées, et c’est ainsi qu’il arrive au Centre.
Au cours de son hospitalisation, il va s’attaquer, avec des armes de fortune, à près de huit malades. Les infirmiers et les médecins ne sont pas épargnés.
Voici quelques passages des déclarations du malade :
"Dieu est avec moi ... mais alors, il n’est pas avec ceux qui sont morts .. mais alors j’ai eu une sacrée chance .. Dans la vie il faut tuer pour ne pas être tué .. Quand je pense que je ne connaissais rien de leurs histoires ... Il y a des Français parmi nous. Ils se déguisent en Arabes. Il faut tous les tuer ... Donne-moi une mitraillette. Tous ces soi-disant Algériens sont des Français ... et ils ne me laissent pas tranquille. Dès que Je veux m’endormir, ils entrent dans ma chambre. Mais maintenant je les connais. Tout le monde veut me tuer. Mais je me défendrai. Je les tuerai tous sans exception. Je les égorgerai les uns après les autres, et toi aussi avec. Vous voulez me descendre, mais il faudra vous y prendre autrement. Cela ne me fera rien de vous abattre. Les petits, les grands, les femmes, les enfants, les chiens, les oiseaux, les ânes ... tout le monde y passera ... Après je pourrai dormir tranquille ... »
1
L’image est floue. Comme si entre eux et nous il y avait un voile. C’est la nuit. Une cave, plutôt. Ou n’importe quelle pièce dont on aurait consciencieusement obstrué les ouvertures. La lumière semble venir de ces formes blanches que l’on voit couchées au sol. Les unes contres les autres. Les membres entremêlés, petit troupeau serré si fort à cause du danger, du froid - de la peur. Rien ne bouge. On devine des mains. Pâles. Des mains serrées comme en prière. Des mains qui semblent presque foncées au contraste du drap blanc sur lequel elles reposent. Un blanc épais de bure rapiécée. Un blanc sali par les travaux. Un blanc sali par la terre. Les gisants sont couchés à même la terre battue. On voit des pieds qui dépassent. On voit leurs sandales. On voit des chapelets de buis accrochés aux ceintures. Et on voit bien, maintenant, que les mains que l’on croyait en prière sont en fait dans le dos, ramenées dans le dos, toutes les mains dans le dos au moins pour ce qu’on en voit. Attachées dans le dos. Entravées comme on le fait aux bêtes pour ne pas qu’elles s’échappent avant la vente. Ou l’abattage ! Comme des bêtes attachées gisent ces corps de bures blanches. Pieds et mains liés, on le voit maintenant. Corps entassés - et non serrés comme on l’a cru pour échapper au froid. Corps tombés les uns sur les autres, tête-bêche parfois, si bien que l’on a du mal à savoir combien ils sont.
Alors on cherche les visages. Et on ne voit plus rien. Qu’un noir de sang jailli des gorges ouvertes comme des bouches immenses.
Noir, l’hébétement des yeux.
Noires les lèvres empâtées de sang sec comme pour étouffer la supplique.
La prière.
Le dernier cri.
Bribes de mots inéchappés. Ou partis eux aussi dans le sang qui continue à s’écouler, encore, encore un peu, et qui fait flaque au sol puisque la terre n’en peut plus.
Alors il y a des pas. Des chaussures de guerre. De la lumière brusquement et des coups dans les corps pour voir si c’est bien fini.
Il y a un coup de feu, histoire d’en être bien sûr.
Et une voix qui dit : C’est bon.
C’est comme un ordre, on les enlève. Ils se mettent à deux. Un de chaque côté, ils ont l’habitude. Ils traînent le corps par les épaules. Les pieds marquent la terre du trait de leur propre sang. Jusqu’à dehors. Au grand soleil vertigineux qui semble veiller sur la manœuvre.
Complice, le soleil ?
Les corps sont alignés.
Ce qui fait que maintenant on peut les compter.
Sept.
Sept corps de bure blanche. Avec chacun, au cou, l’entaille noire de la mort. Parmi les moines à la gorge tranchée, il y en avait un qui était aussi poète.
Parlant de ce moment, il disait :
Ce sera le moment de la Rencontre.
Il disait :
Après je comprendrai vraiment ce qu’Il a voulu faire. [1]
C’est peut-être cela qui lui a donné la force.
Qui a fait monter en lui l’impensable culot de dire à celui qui tenait sa vie entre ses mains (mais comment peut-on savoir ce qu’il a dit à ce moment-là ? ) :
"Quoi que vous fassiez nous serons toujours proches. Aussi aiguisé qu’il soit, votre couteau ne pourra pas trancher ce que le Miséricordieux - Béni soit son Nom - a mystérieusement réuni comme des doigts au bout d’une main."
C’est à ce moment qu’il a dû citer la sourate de "La table servie".
Il la méditait depuis si longtemps !
Tu constateras. que les plus proches des croyants par l’amitié sont ceux qui disent "Oui nous sommes chrétiens" parce qu’on trouve parmi eux des prêtres et des moines qui ne s’enflent pas d’orgueil.
Peu de chance, pourtant, que l’égorgeur lui ait laissé le temps de citer le moindre verset.
De dire le moindre mot.
Qu’importe ! L’un et l’autre savaient de quoi il était question.
L’unique question, peut-être.
Peut-il y avoir plusieurs doigts au bout de la main de Dieu ?
L’égorgeur a tranché.
La question.
Et les doigts.
Mais pas les mots
2
Le moine s’est mis en route sur le chemin de terre qui s’élève lentement au dessus du monastère. C’est comme une danse de montagnes tout autour de lui. Un ballet de montagnes bleues. Tout un vertige de puissance et d’épaules auquel, dès le début, les moines ont lié leur présence. En bas, on devine les oliviers, les lavandes, les ruches que l’un des frères entretient avec obstination et respect. L’été, c’est un chemin dans la terre poussiéreuse - et le bleu des montagnes comme noyés dans l’ocre qui vole sous les pieds. L’hiver, la neige est si profonde que l’on ne peut aller très loin - bleu englouti dans le blanc, cette fois, comme de burnous blancs recouvertes les cimes, et la route impossible qui conduit habituellement vers d’autres villages.
Si le moine s’est mis en route, c’est que l’hiver est fini. Il marche. Il aime bien ce chemin. Il aime bien ce moment - une sorte de col - où il a l’impression de pouvoir, dans une main, tenir le monastère tout en bas, et de l’autre, toucher ce sommet que l’on appelle "piton d’Abd el-Kader" en souvenir de l’Émir qui y aurait tenue une de ses ultimes défenses.
L’union des contraires, se dit le moine.
Le haut et le bas.
La plaine et la montagne.
La prière et le combat.
Il dit, mais ce sont déjà les mots de l’Émir Abd el-Kader qui se glissent dans sa bouche. Comme s’il marchait à ses côtés. Non pas le combattant - mais le poète, le mystique dont les écrits sont en bonne place dans la bibliothèque du moine. Celui qui (sans craindre de manquer au respect) ose dire à Dieu :
Tu es le Seigneur et le Serviteur,
la proximité et l’éloignement,
Tu es l’Un et le multiple,
le Sublime et l’infime,
le Riche et l’indigent,
l’adorateur et l’Adoré.
En Toi se conjoignent les contraires et les opposés.
Car Tu es l’Apparent et le Caché,
le voyageur et le sédentaire.
Tu es créature et je suis créature.
Tu es ni ceci ni cela et je ne suis ni ceci ni cela.
C’est comme si l’Émir, à cet endroit du chemin, venait partager avec le moine ses expériences les plus intimes.
Ô le sourire de l’Émir à dire de telles choses ! Rien à voir, bien sûr, avec le visage durci par la guerre et le commandement que l’on voit sur certaines gravures. Rien à voir, et le même pourtant. Jihad intérieur. Jihad extérieur. Puisqu’on l’y a contraint. Puisque initié autant aux choses de Dieu qu’aux choses de la guerre - les raids, les armes, les chevaux - il a bien été forcé de choisir et devenir chef de guerre, Émir, lorsqu’il comprit que tout ce qui lui était cher - langue, terre, culture, religion - allait être balayé par l’invasion française. Victoires. Retraites. Traités. Trahisons. Pendant plus de dix ans. Puis la défaite. La reddition. La mise en résidence surveillée. L’exil à Damas auprès du tombeau d’Ibn ’Arabi, le Cheik al-akbar, "le plus grand des maîtres spirituels".
Et justement. Ce sont des vers d’Ibn ’Arabi que l’Émir, maintenant, semble déposer dans l’oreille du moine.
Mon cœur est devenu capable
D’accueillir toute forme.
Il est pâturage pour gazelles
Et abbaye pour moines !Il est un temple pour idoles
Et la Ka’ba pour qui en fait le tour,
Il est les Tables de la Thora
et aussi les feuillets du Coran !La religion que je professe
Est celle de l’Amour.
Partout où ses montures se tournent
L’Amour est ma religion et ma foi !
Rude ascension. Menaces d’éboulement. Le moine sait bien le risque qu’il y a à s’aventurer ainsi - l’âme à vif, en quelque sorte, sans garde-fou, sans protection, sans dogme ni certitude.
Il voit l’Émir qui lui sourit :
Notre prophète - sur lui la Grâce et la Paix ! - a dit : "Ô Allah, augmente ma perplexité à Ton sujet.
Qu’importe s’il s’agit d’un hadith que tous ne reconnaissent pas. Au retour, le moine note dans son cahier :
Nous avons donc emprunté ce chemin de dialogue où chacun se laissant interroger et mettre en cause par le point de vue de l’autre, il n’est plus possible de se cantonner dans ses positions antérieures. [2]
Ils sont sur ce chemin.
Drôle de chemin !
Car il ne faudrait quand même pas oublier une date : 1843.
C’est l’année où les moines cisterciens établissent leur première fondation en Algérie.
C’est aussi l’année de la prise de la smala d’Abd el-Kader, sa capitale de toiles et de chevaux, centaines de tentes réinstallées à chaque déplacement selon un ordre immuable tracé dans le sable à partir, parait-il, du schéma
imaginé par Ibn ’Arabi lui-même pour dire l’ordre du monde. Comment croire que des moines débarqués sur cette terre pour parachever l’œuvre des armes - les armes anéantissant jusqu’aux velléités de Dieu à écrire dans le sable - puissent aujourd’hui être signes et liens de ce qu’ils ont contribué à détruire ?
Pourtant le moine a fini par arriver au sommet.
3
C’est toujours la nuit quand ils viennent. Nuit des renards. Des chacals. Les chacals, les chacals petits, les saboteurs de vignobles.
C’est toujours la nuit, et c’est toujours les mêmes coups, violents, sur la porte en bois du monastère. Comme un appel de cloche en pleine nuit. Comme si les bâtiments, les dortoirs, la chapelle, l’atelier, n’étaient que résonance, et la vallée emplie de cette sonnerie - sonnerie vaine, sans office, sonnerie de bois sec comme en ces temps de deuil, de douleur et de larmes où la légèreté des tintements de cloches est proscrite de la liturgie.
Des crécelles à la place des cloches.
Les moines sont debout. Dans le couloir. Tous réveillés. Se demandant ce que c’est, qui va y aller, mais sachant bien dans les deux cas la réponse.
Le prieur est déjà à la porte accompagné d’un frère. Il ne demande même pas « Qui est là ? » Il ouvre. Peu importe le nom, le visage. Il sait bien qui est de l’autre côté. Des visages tendus. Des haleines fatiguées. La sueur des corps et le froid des armes. Poignards. Pistolets mitrailleurs. Il devine six formes devant lui. Six hommes. Et leur pression pour entrer.
— Non. Vous ne pouvez pas entrer, dit le prieur.
La lumière est allumée au dessus de la porte. Les visages se font face. En pleine lumière. Et l’homme armé dit son nom. Son titre.
— Je sais qui vous êtes, dit le moine.
C’est le chef des groupes armés de la région. Le responsable de la plupart des massacres. Lui aussi se fait appeler "Émir".
Le moine voit la violence des mots dans les yeux de l’égorgeur : Les petits, les grands, les femmes, les enfants, les chiens, les oiseaux, les ânes ... tout le monde y passera ...
— Vous n’avez pas le choix, dit l’homme en arme. Vous ne pouvez pas me refuser.
— Si, j’ai le choix, dit le moine.
Et cela suffit. Incompréhensiblement cela suffit. Il fait signe à ses hommes. Ils s’en vont. Mais quelques jours plus tard, l’Émir est tué dans un affrontement.
Ce qu’écrit le moine à cette nouvelle, personne n’oserait l’inventer.
On entend dire que ce sont des bêtes immondes, ce ne sont pas des hommes, qu’on ne peut pas traiter avec eux. Je dis, moi : si nous parlons comme cela, il n’y aura jamais de paix. Je sais qu’il en a égorgé cent quarante-cinq... Mais depuis qu’il est mort, j’essaye d’imaginer son arrivée au paradis, et il me semble qu’aux yeux du bon Dieu j’ai le droit de présenter pour lui trois circonstances atténuantes :
— la première de fait : il ne nous a pas égorgés ;
— la deuxième : il est sorti quand je le lui ai demandé ;
— la troisième circonstance atténuante : après notre entretien dans la nuit, je lui ai dit : "Nous sommes en train de nous préparer à célébrer Noël, pour nous c’est la naissance du prince de la paix, et vous venez comme cela en armes.. Il a répondu : "Excusez-moi, je ne savais pas." [3]
Faudrait-il présenter aujourd’hui de pareilles circonstances atténuantes en faveur de ceux qui ont égorgés tous les moines un à un ?
Cela ne nous appartient pas.
4
Difficile de voir leurs visages au moment des offices.
La pénombre. La capuche. Leurs visages ne sont plus pour nous. Un seul les voit, vers qui ils sont tournés. Tout ce qui est lumière en eux, tourné vers Lui pour se fondre à sa lumière. Tout ce qui est obscur en eux, tourné vers Lui pour s’y consumer.
Pour vraiment voir leurs visages d’hommes, il faut aller au jardin.
Les voir en habit de jardinier.
Il faut les voir quand ils travaillent parmi les ruches. Dans les champs de lavande. Ou au pressoir, quand ils font l’huile.
Je vois. J’entends la basse obsédante des abeilles qui labourent la chaleur. J’entends la ronde bourdonnante qui les rend invisibles. Dansent-elles ? A l’heure verticale, tout leur appartient. Chaque fleur marquée de leur empreinte. Et l’air aussi, comme rayé de leurs passages incessants. Allées.Venues. Tissages entre les ruches et les champs encore plus rigoureux que la toile obscure des araignées. Chaîne de pollen. Trame de miel. Mieux vaut ne pas sortir avant qu’elles aient fini. Ou alors le visage abrité derrière un masque protecteur. Comment les reconnaître ? Comment savoir quelles mains gantées s’approchent pour retirer, racler, recueillir ? Comment donner un nom, un âge, une onction, au murmure qui s’échappe des lèvres devant l’ampleur du don, puisque ce sont toujours les mêmes mots qui viennent, des mots de l’autre livre - sourate des abeilles ! Il y a vraiment là un signe pour un peuple qui réfléchit ? Et même après, lorsqu’une fois revenu dans l’ombre apaisante du monastère - c’est encore la même sourate qui continue : Sois patient. Ta patience vient de Dieu. - comment reconnaître celui qui se presse pour l’office qui vient de sonner - on ne voit que son dos, et l’habit blanc vite saisi, présence blanche maintenant à la suite des autres. C’était lequel que nous cherchions au rucher ?
Je vois. Je sens le vertige bleuté qui tombe sous la faucille. Bouquet après bouquet. Les fleurs prises à poignées comme des mains tendues par la terre. Brassées d’odeur. Comme s’ils cueillaient l’odeur elle-même. Comme si cueillant l’odeur ils ne parvenaient pas à la séparer de ses racines, de sa souche, de son buisson écrêté de couleurs mais conservant encore, pour un moment, l’essentiel invisible de ce qu’il a porté. Une aura. Un nimbe de gloire que le geste du coupeur ne peut amputer mais qu’il étend, bien au contraire, à tout le paysage. Aux collines. Aux ravins. A tous les champs plus loin. Peut-être même jusqu’au piton de pierre qui plonge droit dans le ciel - hommage
d’odeurs pour l’Émir. Ou même plus, même mieux que l’encens qui monte certains jours de la chapelle du monastère : la louange en bouquets jusqu’aux narines de Dieu. Son instrument de colère, se souviennent les textes anciens. Et cet effort au milieu de la terre pierreuse : comme un geste, une offrande, une sorte de sacrifice offert en faveur de la terre tout autour pour détourner d’elle la colère de Dieu ? Mais comment détourner celle des hommes ? demande le moine penché sur la terre comme pour en libérer son plus intime secret. Face à face avec la terre. Face à face avec l’odeur. Et nimbé, lui aussi, de cette somptueuse puissance. Ce sont des fleurs. Mais sait-il qu’on en remplit les fosses communes pour conjurer la puanteur, l’épidémie. Pour l’oubli ou pour le souvenir ? Pour effacer les traces ou pour dresser un plus- jamais-ça d’une odeur entêtante dont les intempéries, bientôt, finiront par avoir raison, tout finissant alors dans une même pourriture : les corps et les fleurs. Quand le moine se relève pour rejoindre les autres à l’office, c’est une odeur de vigie qu’il emporte avec lui dans les pans de son habit. Et on ne voit qu’elle.
Je vois. J’entends le bruit de la meule, le frottement des roues, le grincement des dents, des courroies, des pignons, tout cet affairement de pierre et de métal, cet assemblage de forces qui se démultiplient, qui broient, qui écrasent, qui triturent les fruits - pulpes et noyaux. Bouillie de chairs brunes. Reflets jaunes et verts. Ça gicle. Ça jaillit. Ça chuinte comme si ça bouillait. Ça éclabousse tout autour. Les rebords du bassin. Le sol. Les murs. Comme si tout n’était plus qu’huile figée siècle après siècle et devenue ce bassin, ce sol, ces murs. Et ces hommes, peut-être, tellement gras eux aussi. Tellement graisseux. Qui s’activent pourtant. Qui vident les sacs dans la tourmente. Un visage - mais tellement épaissi par la chaleur des fruits, par la graisse dans l’air. Est-ce un des moines ou un villageois venu apporté sa récolte au moulin ?
Je vois. J’entends maintenant l’office chanté par les moines. Vieilles voix de vieux moines, pour beaucoup. S’accordant aux plus jeunes. Aux moins vieux. Un presque rien de voix pour ce pays immense. Les notes avec effort. Et cette louange de miel, de lavande et d’olives qu’ils apportent avec eux.
5
Il faut refaire avec eux le chemin de cette nuit.
Voir leurs visages en cette nuit.
Ils sont sur le chemin. A pied. Entravés ? Peut-être pas. La menace des armes suffit. Ils marchent. Le prieur a dû faire remarquer qu’ils ne pourraient pas aller très loin - à cause de l’âge de certains frères. Un coup dans les reins lui a fait comprendre que ce n’était pas son problème. Il rumine. Il tourne dans sa tête tout ce qu’il peut trouver de, versets, de hadith, qui permettraient au moment opportun d’ouvrir dialogue avec ceux qui les emmènent.
C’est le vieux frère "toubib" qui a le plus de mal à marcher,. Pourtant il connaît tous ces chemins. Il les a souvent arpentés pour aller soigner des habitants des villages alentour qui ne pouvaient pas se déplacer. Ils sont si nombreux, dans les hameaux, à lui devoir la santé, la vie parfois. L’un de leurs agresseurs ? Il se demande s’il n’en a pas reconnu un ...
Le frère poète l’aide à avancer,. Ou plutôt, il marche juste derrière lui, au cas où il trébucherait. C’est un frère venu d’autres montagnes. Il a l’habitude de marcher. Il a l’habitude des hauteursIl se souvient de ce qu’il a écrit. Il le récite peut-être en marchant :
J’aimerais bien un peu de lumière, en attente dans la pierre ; une flamme, en marche sur le chemin : un grain de paix enfoui en terre .. le chant d’un oiseau, sur l’arbre de silence ; et plein de fleurs, en joie, et puis, en souvenir du jardin, une branche d’olivier. J’aimerais encore, s’il-te-plaît : l’amitié très forte du soleil ; l’appel très large du vent ; et le sourire timide d’une étoile. [4]
Quand il lève les yeux, l’étoile est là.
Le frère cuisinier est juste derrière. C’est un ancien ouvrier fraiseur. Il n’est pas très bavard. Habituellement, le silence ne lui pèse pas. Mais là ? C’est un silence qui bourdonne si fort à ses oreilles. Qui l’assourdit ? Il est venu de la ville qui borde l’autre côté de la mer. Est-ce que le monde autour de lui a retrouvé son odeur de calanque ? Il devine quelque chose du regard du frère qui marche à côté de lui. Un étonnement, peut-être. Une incrédulité.
Lorsque ce frère est revenu de France, quelques semaines plutôt, il a rapporté des outils. C’est un ancien plombier. Les autres frères disent de lui qu’il a de l’or dans les mains. Mais là, parmi les outils, c’était une pelle. Et il n’a pu s’empêcher : "Ce sera pour creuser nos tombes".
En sommes-nous déjà là ? se demande celui qui vient après. Lui ne faisait que passer. Venu d’un autre pays. D’un autre monastère. Il n’était là que par hasard. En veut-il au hasard ? A Dieu ? A ce jeu incroyable des circonstances qui ont fait qu’il est là, parmi eux, enlevés avec eux, marchant sur ce chemin ? Quelle volonté de Dieu ?
Nous au moins se dit peut-être le frère qui marche en dernier, nous avons eu le temps de nous préparer à cette circonstance. Mais lui. Venu d’ailleurs. Venu de loin. Celui-là est un frère qui vit tout dans l’intense. Un corps à vif. C’est un ancien éducateur de rue. Il sait la violence des bas d’immeubles et des caves. Il sait la maltraitance faite aux vies qui en explosent de rage.
Peut-être le le prieur croit-il encore possible de repousser l’inévitable. S’il ne s’agissait que de lui - une affaire personnelle en quelque sorte, un fait divers, la mort venant sur lui parce qu’il se serait trouvé au mauvais endroit au mauvais moment - il ne mettrait pas autant d’entêtement à trouver une issue. Mais il l’a écrit. Deux mois auparavant.
Nous ne pouvons souhaiter cette mort, non parce que nous en avons peur seulement, mais parce que nous ne pouvons pas souhaiter une gloire (le martyre) qui serait acquise au prix d’un meurtre, qui ferait de celui à qui je la dois un meurtrier. Dieu ne peut pas commettre cela. Tu ne commettras pas de meurtre, ce commandement tombe sur mon frère et je dois tout faire pour l’aimer assez pour le détourner de ce qu’il aurait envie de commettre ... Mais d’avance, je confie celui qui, dans sa liberté mal éclairée, deviendrait meurtrier, à la miséricorde du Père. Et si c’est à moi qu’il s’en prend, je voudrais dire qu’il ne savait ce qu’il faisait, lui donner toutes les circonstances atténuantes ... [5]
Tous sont-ils dans le même état d’esprit ?
Tout à coup, il a un peu de lune et on voit leurs visages.
On voit la trace des mots sur leurs lèvres.
Sur leurs visages, la peur et le sourire mêlés.
Mais que savons-nous d’un pareil moment ?
Immense, la peur.
Immense, le sourire.
Comme mer et rocher aux jours de grandes tempêtes.
Fracas d’eau sur la pierre.
Puissance de la pierre fendant l’eau.
Corps à corps où chacun sait que personne ne l’emportera.
La tempête passée, la pierre restera. Et la mer.
Et eux, marcheurs nocturnes, défigurés de peur
jusqu’aux bords du sourire.
Ils suivent.
Chacun avec sa pauvreté.
Tous ces riens d’une vie qu’ils ont laissé aller pour ne plus rien avoir.
Qu’ils ont laissé séduire pour une immense richesse !
Où est-elle, cette richesse, en une nuit si pauvre ?
Même leur bouche tremble au murmure des mots.
Ils avancent.
Et je vis comme une mer de cristal mêlée de feu. Debout sur la mer de cristal, les vainqueurs de la bête, de son image, et du chiffre de son nom ... [6]
5
Nuit des moines
Sept fois la nuit à parcourir.
Sept fois l’épreuve.
Et la mort sept fois venue
.
Sept fois la mort, c’est toute la mort.
La mort en plénitude.
Plénitude de quoi ?
Nuit totale, sans issue, ni en haut ni en bas, ru devant ni derrière,
nuit close sur elle-même, et nul pour en sortir.
Nuit comme une nuit regroupant toutes les nuits du monde.
Et eux dans cette nuit.
Mon dieu, mon dieu, ...
Avec pour l’affronter
... pourquoi m’as-tu abandonné ?
les mots usés de tellement de bouches
(psaume 21)
J’ai beau rugir, mon salut reste loin.
Ils gisent à leur tour
dans la poussière de la mort
(verset 16)
Des taureaux les cernent
(verset 13).
Des chiens les cernent
(verset 17)
Une bande de malfaiteurs les entourent
(encore le verset 17)
comme au lion ils leur lient les mains et les pieds.
Il faudrait répéter chaque mot.
Sept fois.
Il faudrait multiplier ces sept fois par autant de fois que les mots leur sont venus en bouche.
Non !
Il faudrait diviser ces sept fois par autant de fois que l’inconscience et la douleur ont effacé les mots de leur mémoire,
de leur attente peut-être
de leur prière.
Le désespoir par instants encore plus noir que la nuit.
Mais moi je suis un ver et non plus un homme, dit l’un.
Tous ceux qui me voient, me raillent, dit un autre.
Ils ricanent : Qu’il le libère, qu’il le délivre s’il l’aime, dit un troisième.
Ils savent bien que personne ne viendra.
Fin de la nuit ?
6
Pour le visage
qu’il soit bien nu
pour ne pas gêner le baiser
et le regard
laisssez-le voir.
Mon corps est pour la terre
Mon corps est pour la vie
mais s’il vous plaît
pas de manières
entre elle et moi. [7]