Petits points cardinaux

Michel Séonnet

Une vie de quinze ans

DDB, mars 2012


A écouter : un entretien sur la chaine TV KTO





Les premières pages.

Il y a quelques mois encore, je ne savais rien d’Ambroise. Rien de sa vie. Rien de sa mort. Et puis voilà qu’un jour on est venu déposer son corps de jeune mort entre mes bras. Alors cette vieille chanson que je croyais oubliée m’est revenue.

Hier, ils ont tiré encore
J’ai dans mes bras
Un enfant mort..

 [1]

Pourtant ce n’était pas d’un enfant tué de guerre qu’il s’agissait. Pas de guerre, non, si on en croit les versions officielles, mais la blancheur des hôpitaux, la chimie thérapeutique, les maladies recensées, comptabilisées, avec leur cortège de protocoles et de douleurs. Mais nous le savons bien, nous qui avons déjà du subir cette violence des combats aux lendemains déjoués : cette blancheur n’est qu’illusion et ce qui s’y joue est bien d’une guerre, avec son même lot de fronts, de tranchées, de victimes anonymes, de dégâts collatéraux, et comme dans toute guerre il n’y a pas à crier justice ou injustice, pourquoi nous pourquoi pas nous, les bombes tombent à l’insolent hasard de courbes géométriques, paraboles qu’on enseigne aux enfants lorsqu’ils ont un peu grandi et qui sont les mêmes que celles des ballons avec lesquels ils jouent, ça tombe, et la seule chose que l’on sait : Malheur à celui qui est dessous. La guerre à nom de cancer lâche ses méchants coups. Dans cette guerre-là aussi les gosses sont en bonne place.

Il y en eut à la douzaine
De plus en plus chaque semaine...

continue la chanson.

Et c’en est même devenu figure obligée qui hante les soi-disant paradis de l’enfance ces gueules de gosses au crâne rasé se baladant dans les couloirs d’hôpitaux en poussant leur drôle de jouet à roulettes auquel pendent les poches transparentes des chimies perfusées, comme un perchoir à espoirs, mais en attendant c’est la rudesse des dégâts que ça fait dans ces corps à peine grandis qui d’avoir à souffrir plus que raison en deviennent adultes bien plus vite que nos vieillissements ne nous l’ont jamais permis.
Je dis "enfant". Mais si on s’en tient aux mots des magazines, c’est plutôt "pré-adolescent" qu’il faudrait dire à propos d’Ambroise puisque, au moment où la maladie sort de son trou, il a tout juste douze ans, et quinze ans au moment où tout s’éteint, et alors c’est "adolescent". Mais que veulent dire de pareils mots lorsque tous les repères de durée, de temps, sont déniés par le mal qui détruit tout autant qu’il révèle ? Lui, il n’hésitait pas à dire "homme" - "Je ne suis pas un homme extraordinaire". Et certains, bien plus vieux que lui, le considèreront comme leur "frère aîné".

J’ai dans les bras un homme-enfant au sommet de sa vie de quinze ans.

(Lire ici dans quelles circonstances j’ai écrit ce livre.)

Notes

[1On peut écouter la chanson ici, n°5

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