PREFACE
L’allégresse du messager
Par Olivier Neveux
[1]
Un jour, je dois avoir seize ou dix-sept ans, j’habite en province, une militante anarchiste, l’amie d’un ami, m’offre les trois tomes des œuvres théâtrales de Gatti qui étaient sortis quelques temps avant chez Verdier. Je tourne autour depuis des mois, le « A » cerclé de rouge sur la couverture m’aimante. J’ai essayé de le lire. Je n’ai rien compris. J’ai lâché prise, un peu triste de voir que cet auteur anarchiste ne répondait pas comme il le fallait à ma demande implicite : un théâtre libertaire, avec de fiévreuses envolées et de galvanisantes détestations. Entêté, j’essaie de m’y remettre à l’occasion. Je lis et relis, interdit et attiré. Je cherche dans le dictionnaire les innombrables noms propres qui occupent toutes ces pages. Je m’accroche, puis j’abandonne. Parfois je m’y risque à nouveau. Quelques mois après, à Paris, j’assiste à une lecture de Gatti. Je ne comprends rien sinon, confusément, et entre autres pour cette probable raison, que c’est bel et bien parti pour la vie. Plus tard, étudiant, je décide de travailler sur le théâtre et la politique, celle des séditions et des refus, au plus loin des poétiques d’expert comptables sociaux-démocrates, des gestionnaires de la vie en commun, des indignations timorées et du modérantisme civique. Je prononce le nom de Gatti. Jean Jourdheuil m’encourage. Je me lance. Je passe alors des heures magiques et angoissantes à le lire et à le relire. « À voix haute », m’avait conseillé Hélène Châtelain et « à destination des arbres ». Il n’y a plus beaucoup d’arbres à Paris.
Et c’est ici que je rencontre Michel Séonnet. Je le rencontre comme lecteur. Je scrute ses introductions aux pièces chez Verdier. Il est pour moi, alors, indissociable de l’œuvre. Je ne sais d’ailleurs pas trop ce qu’il fait, comment il s’y prend. Je ne peux pas vraiment dire qu’il oriente, encore moins qu’il explique. Plutôt : il écrit en marge de la page. Quelques phrases qui n’éclairent pas nécessairement mais qui s’ajoutent à l’œuvre, comme une légende ou un cartel. Une façon de dessiner pour le regard et l’attention un chemin dans la profusion intimidante de tous ces mots. « Passeur » est un mot qui ne dit pas vraiment ce qu’il en est. Il a trop la couleur de la pédagogie. Il y va plutôt d’une forme tout à fait singulière de ferveur, celle qui se nourrit des compagnonnages au long cours et de la gratitude toujours étonnée devant la vie déviée et, par là, permise.
Puis je le rencontre, lui. La Parole errante va paraître. Nous nous retrouvons, à quelques-uns, au premier étage de la Maison de l’Arbre, lieu de l’étude, et nous travaillons sur photocopies. À vrai dire, c’est Michel qui travaille. Il lit le manuscrit, chaque séance est la tentative, chapitre après chapitre, d’appréhender l’aventure des matricules. « Les mots me lisent » écrit Gatti à l’orée de l’ouvrage. La tâche est ardue : lire les mots qui le lisent et qui nous lisent, chacun, singulier et pluriel. Dans mes souvenirs ce sont des moments réjouissants. Il y a la joie, bien sûr, que procure l’œuvre, gigantesque et unique, que l’on arpente pour la première fois. L’alacrité enivrante de reconnaître des paysages dans un monde inconnu ou, l’inverse, de reconnaître un monde et d’en être pour autant dépaysé. Mais cette gaîté c’est aussi celle de Michel. C’est donc cela lire ? Autre chose qu’une passion éperdument solitaire ? Un partage jubilatoire, concentré, amical. Il faut s’engouffrer dans l’œuvre, tenter de comprendre, accepter d’être paumé, s’en sortir par le rire, faire des ponts, imaginer des correspondances, avouer, parfois, que l’on cale mais repartir.
Séonnet fait paraître des livres chez Gallimard, chez Verdier. Il écrit aussi des textes sur Gatti, plus longs. Parmi ceux-ci, il y a un article dans la revue Europe : « Présent ce soir ». Texte remarquable qui émancipe Gatti de la page blanche pour l’aire de jeu. Il met les mots qui me manquent alors sur sa démesure théâtrale.
Je sais qu’elle n’est pas tout à fait bien vue cette littérature qui naît du poème, que le mépris des médiations est tel que les textes qui accompagnent, qui communiquent le goût et le chemin semblent contrarier l’idéologie bien en veine de l’Œuvre, radicale révélation, nue, sans intercesseur. Cela, dans l’oubli qu’il faut parfois l’amitié d’une lecture pour oser s’aventurer à son tour, pour ne pas se décourager trop tôt, pour se retenir de tomber et s’enhardir à certaines échappées. Et que cette littérature, « en lisant, en écrivant », a su offrir, à son tour, quelques œuvres majeures.
Le travail de Séonnet est le travail d’un écrivain. Il explique moins qu’il ne partage ce qui lui importe. Cette parole ne commente pas ; elle alerte, dit l’inouï de l’expérience à partir de ses propres considérations. Quelques mots sur le projet, le contexte et elle revient de suite à l’écriture. C’est elle qui mobilise. Je me suis imaginé circulant à travers ses strophes [du poème Mort-Ouvrier] éclatées sur la feuille. Comme si c’était une ville3 . La métaphore parle. Séonnet se déplace dans l’œuvre ; au défi des clôtures, il assemble une phrase à une autre, une réplique à un vers, des textes, des histoires et dessine alors la carte de cet univers. La carte d’un trajet plutôt que celle d’une œuvre, celle de ses pas à lui, de ses enjambées, avec sa « rose des vents » : le poème de l’Enclos.
Il dira plus tard, dans La Marque du père ce que fut la rencontre :
Je me suis retrouvé face à un homme qui, dans une langue stupéfiante, faisait théâtre d’une révolution toujours à refaire, et pour qui ce théâtre était toujours manière de faire se relever les morts. C’est à ce projet-là que je me suis associé. L’Espagne de Franco. Les anarchistes espagnols. Les luttes armées aux Etats-Unis. Le Vietnam. Les dissidents soviétiques, aussi. Pour moi, c’était un univers entièrement neuf. Bien plus encore : c’était l’univers ! Ses galaxies. Ses trajectoires. Pour la première fois je pouvais contempler le monde tel qu’il était . [2]
Je parierai que nous sommes bien nombreux, pour des raisons multiples, des blessures secrètes, à nous être cognés à cette œuvre, non pas comme on se cogne au réel mais comme précisément on se cogne à ce qui le réfute, à ce qui contredit son impériale terreur, l’engluement et ses déterminations fatales. Cette écriture est une promesse faite à chaque vie : sa démultiplication est à portée de mots.
Une phrase entretenait mon trouble, comme si c’était ma propre parole adressée à ce nom : « Pouvais-je savoir que vous existiez dans d’autres mémoires, avec des contours qui n’avaient rien de mon langage ? » Il y avait donc, pour ce nom, d’autres langages possibles que celui qui lui avait été imposé jusque-là, langage appris, langage transmis, ce langage tatoué à même le corps (le o de ce nom, tout au moins). Il y avait d’autres destins possibles !
Donner à la vie d’autres destins, en indiquer la possibilité et laisser à chacun et à tous l’exercice et la responsabilité de leurs advenues.
À reparcourir les pages qui suivent, je m’aperçois que je connais des phrases presque par cœur. Je ne les ai jamais apprises, mais j’ai tant lu, tant désiré comprendre, saisir, attraper au vol quelques éclats de sens, que je me suis mis à habiter ses mots, ils font partie de la constellation de l’œuvre, comme le sont ceux décisifs d’Hélène Châtelain ou, autrement, les images de Stéphane Gatti et les confidences de l’Amiral. J’ai été initié : « Il y avait encore des mots de passe / c’était les derniers / et nous le savions ». Il (me) fallait (peut-être aussi) quelques premières paroles pour rendre praticable l’expédition. Le Gatti que déploie Séonnet est bien celui que je lis sans être pour autant tout à fait le mien ; en partie touché, troublé ailleurs et autrement. Ses mots ne sont pas prescriptifs. Ce sera l’une des leçons : chacun se déplace dans cette œuvre à son rythme, mobilisé par ses obsessions, comme lâché, seul, fût-ce accompagné.
J’ouvre son livre Un peu de toi [3]. Séonnet rapporte la remarque de Monique, à Ris-Orangis, lors de la proposition d’une « expérience de création collective » faite aux enseignants par Gatti en 1975 :
lorsque, tous les enseignants réunis, il avait fallu procéder à une sorte de vote pour décider oui ou non de l’invasion du collège par ces théâtreux en mal de lieu vivant plutôt que de rester à l’étroit des murs clos du théâtre, ce fut toi, oui, qui arracha le morceau, disant : Nous avons peur, voilà ce qui nous retient, tous nos arguments, nos soi-disant bonnes raisons, ne sont que des images de notre peur. Tu ne t’exonérais pas de cette peur. Mais tu appelais tes collègues à la dépasser. Et la première, tu t’y risquais.
Rien ne peut mieux défier cette peur que de dire oui ; un oui résolu, sans retour, déraisonnable et cependant, une fois prononcé, mobilisé par une interrogation : « mais autour de / quelle autre compréhension des / choses, ce oui tourne-t-il déjà ? » Telle serait la tension d’un texte qui dit « oui », inconditionnellement « oui », me voici, et qui en découvre les raisons dans les conséquences que ce « oui » dispose. Il ne se confond pas avec la glaçante adhésion des suiveurs ni l’acquiescement auquel on consent après évaluation. Ce « oui », originel, répété, enrichi, signifie moins l’approbation que la possibilité d’une question. C’est un « oui » d’aventure, un « oui » qui crée l’aventure.
Au nom du père que nous sommes tous car le père c’est toujours l’autre
À l’allumette qui frotte, prend feu et se consume
À la lampe qui guide le pas des jours
Aux mirages que le désert traque mais que les points d’eau
suivent
Aux sept mers dans lesquelles le ciel devient amertume
pour renaître dans le sel
Aux moteurs qui installent notre immobilité sur une autre
trajectoire
Aux perturbations qui transforment les paraboles en
ellipses, les ellipses en silence, et le silence en anathème lancé par l’enfant qui vient de naître
Aux rêves que l’on conquiert avec un sac d’outils comme oreiller
À la face ravagée du soleil et à la face ravagée des lutteurs qu’elle écrase
Aux étoiles lorsqu’elles deviennent balles de fusil pour reculer les incertitudes et les agrandir
Aux horloges devenues projets d’hommes mûrs,
Aux grands surmenés à paroles d’oiseaux nocturnes
À la femme, à tous les convois du grand jour qui partent
vers elle
À l’enfant dressé contre son image de ciel Je dis OUI — (satellite habité) [4]
L’écriture de Séonnet est soutenue par l’allégresse de qui est embarqué dans une expédition incomparable et veut le partager. Il y a quelque chose de l’ordre du messager enthousiaste : il faut annoncer ce qui se passe, ce qui s’essaie, et qui est d’une grande importance. Il ne vient pas redire ce que dit l’œuvre, il dit ce qu’elle fait, la façon dont elle agit, dont elle s’agit — Léonard de Vinci désigné comme auteur par les mots eux-mêmes — et ses intentions miraculeuses. Son récit déplie, chaque fois, la découverte nouvelle, les termes réinventés de l’expérience qui défie l’éternité de la mort.
Mais il témoigne, simultanément, dans l’écriture même, de l’état que suppose ou procure cette découverte. Il incarne ce que c’est que de se perdre dans cet océan de mots, de s’acharner et d’apercevoir alors un monde inimaginable et probablement inimaginé. Comme nul autre, Séonnet a témoigné de la sensualité du contact avec cette écriture, ce qu’elle réjouit, transit, excite et le fil conducteur que sont ces chaînes de mots qui conduisent aux vertiges, par à-coups dévient de leurs orbites et s’en vont voir ailleurs, en dépit de toute logique, pour y trouver les formes mêmes de leur insistance. Une sensualité, de fait, qui se projette à l’échelle de l’univers et du cosmos, et entrechoque l’infiniment petit du signifiant à l’infiniment grand de la pensée. Il soutient aussi, et avec quelle ténacité, la part de nuit irréductible et insurmontable qui la compose : celle des exterminations et des camps. « Les morts de ce moment du siècle / on les inventait, / On les mettait dans le vent ».
Il n’y a que le chant qui puisse donner forme à cette allégresse. Je crois d’ailleurs que Séonnet ne fait qu’écrire des chants, dans des genres divers. Ce chant est ici, c’est flagrant, un chant de gratitude. Un chant à l’occasion heurté, à d’autres qui cavale, avec ses arias, ses ruptures, ses citations et ses silences, qui vise toujours à s’élever, qui prend à témoin et qui pour autant n’a d’autres diapasons que celui de l’intériorité : on y entend toujours la voix du chanteur.
À moins que cela ne soit des contes, l’oralité d’une écriture qui confie, s’embrase, chuchote, « Il était une fois », les mains prodigues, chargées de citations et d’histoires merveilleuses, d’autant plus merveilleuses qu’elles ont l’irréalité de la vie comme matière.
Quelque chose irradie. Ce quelque chose constitue une écriture, une écriture sur l’œuvre qui porte alors son propre mystère, ses tourments et ses échappées. Elle dit, je crois, parfois souterrainement, des choses profondes sur les mots et la mort. Il est bouleversant de le redécouvrir après que Gatti a disparu.