La première alerte survint alors que je roulais sur l’autoroute en direction de Narbonne. Je venais de passer Montpellier. A force de manœuvrer l’auto-radio en quête de quelque chose d’audible, m’était parvenu un Aqui radio lenga d’oc, una radio del nord de la Miegterrana... [1] sur lequel je m’étais arrêté. Je m’amusais à essayer d’en comprendre quelques bribes. La régularité du moteur faisait une sorte de basse continue et sans, que j’y prenne garde, la langue (les mots, les phrases, les paroles, les chansons aussi) avait fini par se caler dessus, par emplir tout l’espace, par transformer l’habitacle en une sorte de bulle qui avançait au fil du paysage, l’alternance de terres et de roches, de vignes, de mer, n’ouvrant paradoxalement plus à des horizons, des perspectives, des lignes de fuite conduisant le regard hors de la voiture, mais le retournant sur lui-même, vers l’intérieur, ce que je voyais étant en quelque sorte l’exact écho visuel de ce que j’entendais, comme si l’auto-radio avait eu cette capacité de projeter en image sur les vitres de la voiture ce qu’il diffusait en paroles et en musiques, j’étais pris dans ce mouvement de moteur et de langue, tout mon corps se dilatant au souvenir d’une patrie oubliée, jardin qu’il avait cru perdu (ou plutôt non, il n’avait rien cru, ça s’était totalement effacé sans qu’il y prenne garde), une terre qu’avant même que j’ai pu mettre cela en mots il reconnaissait comme celle à l’intérieur de laquelle il avait pris vie, si bien qu’une fois perdue la fréquence de cette radio, le brouillage intermittent d’abord, les nombreuses tentatives pour améliorer l’écoute ensuite, ce fut, oui, comme une sorte de deuil, sentiment de tristesse et de perte, langue perdue à peine retrouvée – sinon la perspective de la retrouver au retour, ce qui arriva effectivement. Ce fut alors pendant des kilomètres toute une gloire de langues où se mêlaient merveilleusement occitan, français, anglais, arabe aussi, entrelacements d’un monde rêvé, possible, mais sur l’instant réel, dont, seul dans la voiture, j’eus un long moment le sentiment d’être l’unique et éphémère ressortissant. Après, tout fut à nouveau englouti dans les grésillements. Puis le silence. J’entrais en pays de volcans éteints. C’était la route vers le nord. L’exil consenti. Et l’oubli.
La seconde alerte eut lieu deux ou trois semaines semaines plus tard. Elle précédait de quelques heures l’attaque qui serait décisive. Je déambulais dans les allées du salon du livre de Mouans-Sartoux où j’avais été invité, je passais d’un stand à l’autre, ici je feuilletais un livre, là je discutais avec un exposant, un auteur. J’arrivais sur le stand des éditions Jorn. « Poésie occitane contemporaine ». Sur la table il y avait un livre de Joan-Luc Sauvaigo, poète niçois dont j’avais autrefois apprécié les textes mis en musique. Compendi derisori dau desidori / Compendium dérisoire du désir. M’aidant de la traduction, je tentais de lire quelques textes. J’y retrouvais cette manière d’écrire qui m’avait été révélation d’une beat generation occitane, niçoise plus précisément, dont Sauvaigo avait été l’un des hérauts incongrus - beatnik perdu de la nissarditude disait la notice de présentation - lui qui - fidèle à une triple utopie : Occitanie, poésie, révolution, disait encore la notice - voulait faire retentir dans la langue perdue des pulsations d’outre-océan. Tout en feuilletant le Compendi de Sauvaigo, je discutais avec ses éditeurs. A quel moment ai-je réalisé qu’ils me parlaient en occitan ? Sans doute l’avaient-ils fait assez naturellement, et comme je les avais laissé faire, ils avaient continué. Peut-être même avais-je manifesté d’un signe de tête ou de la main que je pouvais comprendre. Je leur répondais à peine, pris que j’étais entre les mots que je lisais et ceux que j’entendais. Double voix pour une même musique qui n’était pas celle des chansons anciennes attachées au souvenir d’autres textes de Sauvaigo, mais celle, berçante, enveloppante, des phrases de mes interlocuteurs (mes locuteurs, plutôt, puisque je ne disais plus rien), la langue me ballottait, j’aurais presque pu dire : me dorlotait, prête à me saisir pour peu que j’y consente. C’est ce qui advint quelques heures plus tard.
Poursuivant mon errance à travers les allées du Salon, j’étais parvenu sur le stand de l’Institut d’Études occitanes. Assis de chaque côté d’une table, un homme et une femme discutaient tranquillement dans la vieille langue perdue. Je les écoutais. Sans aucune vergogne. Je feuilletais distraitement des livres et je les écoutais. Lorsque au bout d’un moment la femme se tourna vers moi et me demanda si je voulais un renseignement, s’il y avait là un livre qui m’intéressait, sortir de ma bouche des mots que je savais n’avoir jamais prononcé : M’agrado de vos escotar [2]. Je ne compris vraiment en quelle langue j’avais parlé qu’au sourire de la femme, me disant qu’elle était heureuse que je lui répondît dans la langue. La conversation se noua. Les mots glissaient hors de ma bouche plus que je les en faisais sortir. Eusses-je maîtrisé ce qui m’arrivait que je me serais tu, trop conscient que j’aurais été de l’incorrection de ce que je disais, phrases cahoteuses, mots trop vite venus du français, était-ce du niçois ? du provençal ? de l’occitan ? tout cela mêlé sans doute, mais ce qui entraînait ma parole et déjouait les freins qu’aurait pu y mettre une volonté de maîtrise, c’était le rythme, le souffle, quelque chose de la langue bien plus originel que les mots, le limon des phrases, peut-être. Saisi littéralement à la gorge par cette langue qui me survenait sans crier gare, qui se glissait de ma gorge à ma bouche comme un sang qui m’aurait précédé, je n’avais plus qu’à l’accueillir.