Mon arrière-grand-mère maternelle avait été la dernière de mon entourage que j’entendis parler provençal. Née à Claviers, un petit village du haut-var, elle avait pourtant fait beaucoup d’efforts pour s’obliger au bien parler et rejeter dans les arrières-cours de sa vie paysanne ce patois déconsidéré. Elle s’était en tout cas employée à ce que ses enfants s’en tiennent à la langue nationale imposée qui ouvrirait à certains d’entre eux les portes de la fonction publique. Elle y réussit si bien que jamais je n’entendis ma grand-mère, sa fille, prononcer une phrase entière en provençal, seulement quelques mots ici et là qui échappaient, ou lorsqu’il n’y en avait pas vraiment d’autres pour dire des gestes, des objets, des plantes intimement liés à la vie du village qu’elle avait elle aussi quitté. L’installation à Nice avait en quelque sorte entériné cet effacement d’un parler qui sentait trop sa campagne. A essayer de réentendre sa voix, j’ai même l’impression que ma grand-mère parlait avec une forme d’accent pointu. Quant à sa sœur qui, la première, avait migré à la ville, et chez qui par la suite l’arrière-grand mère était venue s’installer, elle avait épousé un alsacien et rien qu’à lire le nom sur sa porte lorsqu’on venait la voir, j’avais l’impression d’accéder moi aussi à quelque chose de cette contrée lointaine. Je n’avais que quelques années. Et aucune idée de ce que pouvait être aussi bien l’Alsace que la Provence. J’avais bien conscience de ce que l’arrière-grand-mère parlait une autre langue que moi, mais ce n’était pas celle d’un autre pays, ni d’une autre terre. C’était la langue précise et limitée de cet univers confiné et clos dans lequel elle allait passer ses derniers mois, une sorte d’alcôve, pièce sans fenêtre en tout cas, un lit, une armoire, une chaise, et elle dans le lit puisqu’elle ne se levait plus. Assise sur la chaise, lui tenant bien souvent la main, ma grand-mère lui parlait à voix douce, semblant comprendre ce que la vieille femme lui disait (je ne saurais dire en quelle langue elle lui répondait), quant à moi, au pied du lit, j’essayais de la distraire en lui faisant ce que j’appelais de la gymnastique et elle lo circo [1], et lorsque ma grand-mère tentait de me faire arrêter, c’était elle la vieille femme sa mère qui plaidait pour que je continue, M’agrado de li veire faire [2], elle disait, Me fa de ben [3], et je reprenais mes gesticulations. Il y avait un sourire dans ces mots brefs qu’elle me disait. Je ne saurais dire s’il était du à la clarté particulière qu’apportait cette langue dans ce réduit obscur, ou si c’était le frêle bonheur de cet instant de dernière vie à voir danser devant elle celui qui lui survivrait longtemps. Dans mon esprit, tout cela est mêlé. La langue, l’alcôve, le pâle éclat de lumière comme une de ces bougies « de la chandeleur » qui brûlait toujours auprès d’elle. Je ne sus que plus tard que cette lueur de langue qui répondait à mes acrobaties d’enfant l’avait submergée peu de temps auparavant. L’attaque qui l’avait effondrée et réduite à rester au lit jusqu’à son dernier jour avait, dans le même temps, fait resurgir une langue qu’elle ne parlait pour ainsi dire plus depuis qu’elle avait quitté le village et ceux qui pouvaient la parler avec elle. Dans cette alcôve sombre à l’odeur de malade, la langue s’était levée en elle, sorte d’insurrection de vie et de terre, surrection plutôt comme on le dit en géologie. Il avait fallu ce séisme pour que la puissance en elle de cette langue contenue fasse pression décisive sur la croûte de bienséance langagière, de bien parler, de bien se tenir, que les années avaient fini par sédimenter jusqu’à ce qu’elle se persuade que c’était aussi bien sa propre chair. Comme d’autres sous de pareils coups se remettent à des gestes d’enfant, c’était la langue à laquelle elle était née qui avait fait en elle le grand ménage, impérieuse enfin, toute puissante, et pour tout dire : solaire. Pas étonnant que dans les ombres de l’alcôve où la vieille femme attendait la mort, le retour impétueux de la langue enfouie ait provoqué de pareils éclats dont s’ornèrent immédiatement les maigres mots que je pus prononcer le jour où, moi-même, à Mouans-Sartoux, reprenant, sans en avoir conscience, cette expression qu’elle m’adressait : M’agrado..., je fus saisi par la langue.
Car jamais cette langue n’avait été parlée chez nous. Elle avait même pour nous quelque chose d’exotique lorsque, au village, invités chez la voisine courtière en roses et jasmins pour la parfumerie, nous l’entendions parler avec son ouvrier, homme à tout faire autant que de compagnie, avec qui, célibataire, elle vivait. Entre eux, ils ne parlaient jamais que patois. [4] La langue se mêlait aux odeurs contrastées de vieille fille, de daube cuisant sur le fourneau, de chats tournant autour de la table, tout cela étrangement à l’écart des fragrances de jasmin ou de rose qui, de l’autre côté de la rue, entêtaient le local où elle réceptionnait les fleurs apportées par les cueilleurs. L’amitié qu’elle avait pour notre famille nous permettait, joie sublime, élection qui à ces instants là nous mettaient, ma sœur et moi, au dessus de tout, de l’accompagner jusqu’à la raffinerie où elle apportait les fleurs, couchés à l’arrière du « tube » Citroën à même les toiles humides qui recouvraient les grandes panières en osier emplies à ras-bord de jasmin, baignés de cette odeur que l’on pressentait divine ou peut-être ensorcelante tant elle faisait tourner la tête, et arrivés à la parfumerie c’était la nausée assurée, les virages de la route y étant aussi pour beaucoup. La voisine courtière ne conduisait pas. Son ouvrier non plus. La tâche en était dévolue à un monsieur Roux étranger au village que l’ironie familiale a toujours rapproché du monsieur Blanc des parties de cartes de Pagnol. Avec lui elle parlait français. Si bien qu’à aucun moment le goût de la langue et celui du jasmin dans lequel nous baignions ne faisaient cause commune. Sans doute la courtière parlait-elle patois avec ceux qui lui apportaient les fleurs. Mais le local où elle les recevait était si exigu que nous ne pouvions pas nous y glisser. Nous restions à la porte. A la porte des noces envoûtantes du sentir et du parler. Pour autant, cette langue ne nous fut jamais officiellement interdite. Les générations précédentes qui avaient subi dès l’école le fameux panneau « Interdit de parler patois et de cracher par terre » avaient déjà fait le vide. Elle était là, présente, côtoyée, comme ces vieilles choses un peu bizarres d’un passé qui n’a pas tout à fait passé, anomalies, anachronismes, qui pour autant ne gâtent pas le paysage. Même si l’époque n’était pas encore à l’invention d’un passé artificiel au gré des brocantes et des vieilleries faisant « couleur locale », ce patois était comme une frise en bordure de nos vies. Je ne suis même pas certain d’avoir su à l’époque que ce patois était une langue qui s’appelait le Provençal. Ce n’était que le parler du village auquel, dès le dimanche soir, ou bien à la fin des vacances, nous tournions bien vite le dos pour revenir à Nice.