Je ne sus que des années plus tard l’origine du Coupo santo. Nous était revenu d’Algérie un oncle, cousin germain de mon grand-père, qui n’ayant pas de famille était venu habiter près de chez nous. Il venait au moins une fois par semaine manger à la maison. C’était un homme de grande culture, inspecteur des finances parti de l’autre côté de la Méditerranée se faire une vie et une situation mais qui, disait-on, pour l’amour d’une femme tout autant resplendissante que dispendieuse, s’était laissé emporter à quelques détournements de fonds qui lui avaient coûté cher (on parlait de prison). L’oncle, lorsqu’il venait à la maison, était censé nous aider dans nos efforts à apprendre l’allemand et le latin. Il nous apprenait bien d’autres choses. A l’adolescent confronté aux ambivalences du désir et de la peur que provoquaient la compagnie des filles de son âge, il confiait sans en avoir l’air quelques préceptes de conduite. Rien de grivois. Ni de ces propos fanfarons échangés entre garçons. C’était plutôt comme si les quelques mots qu’il me disait parvenaient, à distance, à nimber les visages des filles que je pouvais rencontrer, à me faire deviner leur corps d’un regard où le désir et la grâce ne se contrariaient pas. C’est de lui que je sus que l’érotisme pouvait être vertu. Et poème. Il récitait. Lâchait de temps à autre un vers galant. Ou bien, en provençal, ces strophes qu’il reprenait souvent d’une bouche gourmande sans que je sache si la gourmandise était due à la chato dont il était question ou au plaisir de dire dans cette langue.
Cante uno chato de Prouvènço
Dins lis amou de sa jouvenço
A traves de la Crau, ver la mar, dins li blad,
Umble escoulan doù grand Oumèro,
Ieu la vole segui. Coume èro
Rèn qu’uno chato de la terro,
En foro de la Crau se n’es gaire parla. [1]
Comment, tu ne connais pas ? il disait. Qu’est-ce qu’on vous apprend ? Il fut le premier à me parler de Mireio, de Mistral. Avec lui je découvris que la langue qui faisait honte au grand-père, son cousin, pouvait être une langue riche, savante, qu’on pouvait même avoir le prix Nobel en écrivant en provençal. C’est avec l’oncle que je sus que le parler de nos anciens était une langue. Et de lui que j’appris que ce Coupo santo qui me faisait vibrer était aussi œuvre de Mistral. Musique de Saboly, il ajoutait. Des années plus tard, lorsque je quittais Nice pour aller à Lyon poursuivre mes études, il m’offrit un exemplaire de Mireio, petit livre jaune aux Editions Fasquelle que depuis j’ai toujours emporté avec moi, et que je retrouve au moment d’écrire ceci, ressurgi, lui aussi, sous l’effet de l’attaque. Je le feuillette une fois encore. Et je m’aperçois que je ne l’ai jamais vraiment lu. Des bribes par ci. Une anecdote. Quelques vers à l’occasion. L’histoire m’a toujours semblé convenue, et ce que je peux saisir de la langue (surtout par la traduction en vis à vis qu’en a fait Mistral lui-même) me rebute à force d’effets, de pastorale, d’accents grecs antiquisants. L’exemplaire offert par l’oncle a beau avoir accompagné mes déménagements vers le nord, il reste encore intouché. Sinon cette page marquée, au Chant III, pour y retrouver les quelques vingt-huit couplets de Magali et chanter aux soirs d’amour et de fête cette tant amado qui tour à tour se fait vent, salamandre, chêne, nonne, et bien d’autres choses encore, pour échapper à l’amoureux qui la poursuit – et au dernier couplet, finit quand même par succomber.
O, Magali, ma tant amado,
Mete la tèsto au fenestroun !
Escouto un pau aquesto aubado
De tambourin e de vióuloun. [2]
J’ai toujours aimé retrouver dans ce chant cette matière de langue, ces sonorités qui m’enchantent rien qu’à les prononcer. Et bien des soirs de ciel étoilé il m’est arrivé de le chanter dans une grande émotion mêlée de larmes (sans bien savoir si l’émotion venait de cette langue un instant retrouvée, de l’étincelante liberté des étoiles, ou de l’amoureuse dont, à ce moment là, j’étais douloureusement éloigné) :
Es plen d’estello aperamount !
L’auro es toumbado,
Ma lis estello paliran,
Quand te veiran. [3]
A ce moment-là, Mistral aurait pu être, pour le jeune homme de dix-huit ans que j’étais, porte ouvrant sur un univers de langue et de poésie. Mais l’esprit grec m’était étranger avec lequel Mistral cherchait à renouer. Et son lyrisme me répugnait que j’avais du mal à supporter dans la poésie française. J’étais déjà ailleurs. Plus loin. Je découvrais René Char. Mistral me renvoyait à Lamartine à qui Mireio avait été dédié et qui, lors de sa parution en 1859, l’avait porté très haut dans son Quarantième entretien de littérature, saluant la naissance d’un poète épique, et faisant le constat que la nature occidentale n’en fait plus, mais la nature méridionale en fait toujours, l’expliquant en disant qu’il y a une vertu dans le soleil. Aurais-je été plus attentif à Mistral si, à l’époque, j’avais lu une lettre à lui adressée signée Votre Stéphane (Mallarmé) :
Aujourd’hui je profite d’une excessive fatigue, qui, par sa tension suprême, m’arrache aux tourments quotidiens, non pour vous parler de ce beau poème qui s’ouvre sur la vie de l’homme comme son décor sur la mer lointaine de Provence, pour vous serrer simplement la main, avec toute l’émotion que mes yeux fixes, quand je venais de vous lire, ont souvent plongée dans la rivière qui coule sous ma fenêtre vers ce Midi que vous êtes et que je regrette tant. S’il vous reste, lors de mon passage, un exemplaire de Mirèio, que je rougis de n’avoir pas, je vous le volerai, cher ami.
Mais sans doute que la lecture d’une telle lettre n’aurait fait que relancer mon incompréhension devant l’accueil fait à Mistral loin des cercles provençaux. A ma manière, je le ramenais moi aussi aux limites d’une sous littérature patoisante, littérature de terroir comme il s’en voit beaucoup. Je voulais bien reconnaître son rôle dans la formalisation de la langue des pays d’Oc : son gigantesque effort linguistique, son labeur monastique pour composer Lou Tresor doù Felibrige, dictionnaire provençal-français brassant les différents dialectes de la langue d’Oc. Je savais qu’il y avait, pour la langue provençale, et plus généralement pour la langue occitane, un avant et un après Mistral. Mais de là à comprendre qu’en 1904, près de cinquante ans après la publication de Mireio, le prix Nobel lui fût accordé ! [4] "En reconnaissance de l’originalité fraîche et artistique de vos poésies qui reflètent si fidèlement la nature et la vie populaire de la Provence ; l’académie regarde aussi comme un devoir de couronner vos œuvres philologiques." dira le jury Nobel. C’était peut-être ça, finalement, qui, plus encore que le style, les thèmes, avait arrêté ma lecture passé les premiers chants de Mireio : ce reflet de "la nature" et de "la vie populaire de Provence". Car au lieu de trouver dans Mistral cette union entre une "nature", une "vie" dans une langue qui auraient été celles des miens, il s’avérait que tout ce monde dont il parlait m’était pour l’essentiel étranger. Ce pays d’Arles. La Crau, La Camargue. Les rives du Rhône. C’était pour moi un pays lointain, exotique en quelque sorte. Un pays d’ailleurs. Quant à la langue, cette langue travaillée, érudite, précieuse, si je reconnaissais en elle celle, oui, des cantiques d’église, seul provençal que jusque là j’avais vu écrit, ce n’était pas celle entendue dans les rues de mon village, celle que j’avais cru voir frémir dans le rapport que ceux que je connaissais y avaient aux choses, aux arbres, aux animaux qu’ils cherchaient à nommer. Le Felibre, ce mouvement provençal créé par Mistral et quelques autres poètes, avait entrepris de normer et la langue et les mœurs de Provence. Et je n’y voyais qu’une forme de centralisme rhodanien qui considérait nos contrées excentrées comme des provinces annexes, des dépendances batardisées et mal éduquées. M’irritait au plus haut point, lors des fêtes de village, que l’on pût faire danser des femmes en habit d’arlésiennes, des hommes à chapeau noir camarguais, au prétexte de tradition "locale". J’aurais voulu que mon village exhumât une langue qui lui fût propre. Langue de frontière. Matinée de la proximité du nissard et de ce provençal des montagnes que l’on dit « alpin ». Une langue qui aurait pu être celle que, nos anciens eussent-ils bien voulu nous la transmettre, j’aurais parlé. Aussi, quitte à prêter allégeance à une langue étrangère, je n’hésitais pas : ce serait celle du nord, le français. D’autant que, s’il m’arrivait de chercher dans les livres ce reflet de "la nature et de la vie populaire de la Provence", comme disaient les Nobel, c’étaient dans les poèmes de Char que je le retrouvais, dans les romans de Giono. Dans ces livres là je ne me sentais pas un étranger. Je l’étais dans l’œuvre de Mistral.