Je tournais donc le dos à la terre et à la langue. Mais le mal du pays n’est pas un simple effet littéraire. Quel que fût le consentement que j’avais pu apporter à ce départ, le désir d’aller voir ailleurs, plus loin, plus au nord, exilé volontaire à Lyon au prétexte d’études, après avoir trop longtemps écouté et chanté les lamentations des déportés assis au bord des fleuves de Babylone – By the rivers of Babylon, there we sat down... - je venais à mon tour m’asseoir au bord du fleuve. Le Rhône était un appel qui me saisissait dès le parvis de la fac. Sa puissance. Son tumulte. C’était, je l’avais vite compris, comme un cordon ombilical me reliant au pays que j’avais quitté, il n’y aurait qu’à se mettre à flot, se laisser porter, et ce serait bientôt Valence, Avignon, Arles... Je ne savais pas, à l’époque, que ce faisant je me laissais emporter par ce même mouvement qui conduisit Mistral à bord de ces bateaux à vapeur descendant le fleuve avant de devenir Pouemo dou Rose. Ce fleuve, je le découvrais alors, était un immense promenoir des marchandises, des hommes, des langues, des armées aussi, l’impression d’une marche continue qui, descendue des Alpes, entrainerait peuples et rives pour un pèlerinage vers l’unique mer. Quelque chose de sacré. Et s’il est vrai que c’est à son embouchure qu’accostèrent ceux qui, de Palestine, apportèrent la Bonne Nouvelle, alors c’est dans les deux sens que le pèlerinage avait lieu, échange, brassage, et finalement : le fleuve descendant à la mer pour y trouver sa source. Il est vrai que les fleuves se prêtent vite aux rêveries mystiques et que, privé de mer, je n’avais que cette eau pour en tenir lieu, eau d’adoption en quelque sorte, que je savais indéfectiblement unie à celle dont j’étais né sur les plages de Nice. La particularité de l’eau puissante du Rhône était d’avoir son double de vent. Contrairement au fleuve, le vent avait la bonne idée d’obliquer une fois parvenu aux rives de la mer unique, et de pousser ainsi jusqu’à ce petit village d’autre bord de Provence, où, ayant perdu sa virulence de vent, il pouvait bercer les arbres et les gens d’une auro conciliante. C’est en tout cas ce vent qui fit naître sur la vieille machine portative Olympia qui m’avait accompagné dans l’exil le seul poème en occitan que je me souviens avoir écrit. Le seul que j’ai gardé, en tout cas. Le style n’en est pas très bon. La langue encore moins. C’est néanmoins un pan des pantaillages d’un jeune homme de pas même vingt ans devant lesquelles le quinquagénaire repris à son tour par la revivance d’une langue perdue ne peut que s’arrêter.
Aqui dins l’ubac
lo ven que subla
fa tremolar lo frei
lo ven dis lei orilhas
es aquel
que subla tamben dins lo pais
cal solament se daissar anar
se daissar faire per lo flum
davau es lo pais
davau davau [1]
Je m’étais imposé la graphie occitane d’un petit dictionnaire acheté pour l’occasion. Je vérifiais chaque mot. Le poème se poursuivait – se poursuit toujours puisqu’il est là devant moi papier jauni, caractères irréguliers tapés sur l’Olympia portative héritée précisément du vieil oncle qui m’avait fait découvrir Mistral – par des invocations au poble, à la revolucion, la liberacion del pais, et cet envol dont la radicalité romantique m’émeut encore, malgré les contredits apportés par les années depuis :
Vuei cal lutar o se faire
mai pichon qu’un mort
l’istoria nos spera
l’istoria amb son cortegi
de sang e de vin
l’istoria amanta
fola amanta [2]
Je n’allais guère plus loin dans cette perspective des noces de l’histoire, du fleuve et du vent. Car nostalgie n’est pas retour. Et au lieu de me laisser emporter par ce vent qui poussait vers le sud, je poursuivis ma route encore plus loin vers le nord d’où ni fleuve, ni vent ne pourrait me ramener au pais. Est-ce pour cela je m’y installai ?