De toutes ces identités perdues, je ne pouvais finalement revendiquer aucune. Je n’étais rien. Sorte de métèque. Ne sachant baragouiner qu’une sorte de sabir qui est la marque des éternels étrangers. Étranger sur ma propre terre de naissance. Ne sachant quelle était ma langue et la barbouillant tour à tour de couleurs provençales, nissardes, mistraliennes, languedociennes, tantôt mimant le parler troubadours, tantôt celui des poissonnières, l’érudit et le populaire, tout ça mêlé au français, et aussi à l’anglais, le parler dans lequel je crapotais n’était en fait qu’une sorte de mesclun [1]., en dehors des écoles et des grammaires, chacun se débrouillant pour faire sa cuisine et tenter de se faire comprendre.
Daniel Biga écrivait dans cette langue-là. J’avais découvert ses poèmes dans ces formidables petits livres de poche qu’était alors la revue Poésie 1. Deux parutions avaient été consacrées à « La nouvelle poésie français », n° 3 (1969, réédité en 1972), n°15 (mai 1971). A chaque fois Biga en était. Présence forte et dérangeante. La découverte que « niçois » c’était aussi pareille poésie, à la beatnik on disait à l’époque, tracts, articles, cut up, tout ce qui rentre fait texte, chansons, discours, versée de mots qu’il délivrait et qui par moments faisaient phrases retenues aux aspérités de mon propre quotidien. Quelqu’un qui écrivait dans ce qui aurait pu être ma langue !
Surtout lorsque, dans les années qui suivirent, je lus Esquisses pour un aménagement du rivage de l’amour total [2] recueil dans lequel Biga avait introduit un cahier de photos bleues, Monory était dans l’air du temps, où se mêlaient (mesclun, encore !) l’image de sa première communion, des ressacs de mer, des arbres en fleurs, son sexe plongé dans celui d’une femme, les gravures de Lascaux, et tout de suite après, ces deux lettres pleine page : OC, suivie d’un long poème ainsi nommé qui commençait à l’antique :
In illo tempore – ad originem
je te salue ô belle Occitanie
Toi dont la mémoire fondamentale ne s’embarrasse pas de broutilles
retourne au déluge en l’espace d’un pet
d’une pierre à l’autre comme le pêcheur de torrent vers la source
remonte la genèse du monde.
Je restai sous le coup, dans la fascination de ces vers qui charriaient à la hâte le grec aussi bien que le provençal, Diane la naturiste qui baise comme une sainte et Miréio o Mirélhas ché m’in batti / povre chato de Radio Crochet [3]. Les Cathares y côtoyaient Osiris, tous les noms de la terre (basaltes micaschistes bauxite porphyres granit dolomie gneiss grès), la liste presque exhaustive des trobadors (Guy d’Ussel Peire Vidal Guilhem de Cabestanh...), des citations de Mistral, toutes sortes de pratiques sexuelles, Saint Mao d’Assise, les félibres anciens et nouveaux, les panneaux militaires du camp de Canjuers « Circulation interdite tir de jour et de nuit », le Coupo Santo, tout un fatras, oui, mais fatras d’évidence, fatras qui faisait somme, c’était pour moi comme miroir de mots à m’y entendre parler de ce que je connaissais à peine. Ma propre langue tue ? Lisant cela, je n’aurais pas souhaité écrire autre chose.
Je te salue ô Mémoire Fondamentale
dans l’espoir que s’ouvre enfin une nouvelle aube écologique
vieillie Méditerranée vieil occitan nié
Oui je vous salue
avant la création din min ouro de pentaiage [4]
dans l’état pré-cosmogonique
ujâna sâdhana marchant contre le courant
cherokee au jardin d’Eden
OC oui
sublime et dérisoire écusson
OC oui... [5]
Je voudrais tout citer, car ce poème, bien sûr (!) n’ a jamais été réédité.
Cantique funèbre et solitaire de l’ultime sauvage
dernier des mohicans avant-dernier des occitans -
agonie du cygne blanc à déclamer les armes aux yeux
du Var à l’âme et larmes au pied du Mont Ventoux
et dans une émotion réelle et non feinte
Chantars no pot gaire valer
Si d’ins del cor no mo lo chans [6]
ou bien s’absteniret puis qu’importe :
enfant d’été a paternel hivernal
la fin est mère du commencement
et le passé contient la nourriture de l’avenir
étant en moi-même Éternel mon Berger je ne manquerai de rien
ti saluti Occitania che mori e naïssa
amor e joy e paratge
mi resta encore lou souleu [7]
je ne vois plus que le soleil
O sant souleu [8]
La découverte de Biga n’arrivait-elle pas trop tard ? J’étais déjà parti. Dos tourné, sinon au fond des poches des vers comme ceux-ci pour une nostalgie aux jours de grands vents. Ce qu’il m’en restait, je n’en savais rien. N’essayais même pas de me le demander. Je n’en avais ni usage ni perspectives. J’étais tout à la langue française, espérant la séduire, me l’allier, qu’elle vienne toute à moi et que ce soient des noces. Dos tourné, c’était aussi à la terre, aux lieux. Moins au village où désormais vivaient mes parents et où je revenais régulièrement, qu’à Nice devenue si laide et si prétentieuse sous les assauts d’un maire qui n’en publiait pas moins livres nissards et recettes de cuisine. Si j’écoutais de temps à autre les chants des troubadours, c’était par la voix de Henri Gougaud, « chants d’amour et de colère occitans », oui, mais chantés en français.
Quand les jours s’allongent en mai
Me plaît un chant d’oiseau lointain
Et loin de la belle ramée
Me revient un amour lointain
Je vais pensif les yeux baissés
Et toutes fleurs de l’églantier
Comme la fleur d’hiver me gèlent. [9]
Ce qui, de langue, avait jusque là survécu en moi, semblait pareillement avoir gelé. Et il m’arriva plus d’une fois de dire que de tous les engagements militants, le seul que je regrettais était l’occitaniste, mouvement d’une sécession, d’un particularisme que je ne voyais que comme un resserrement de l’être, une étroitesse. L’universel allait au français. Tous les nationalismes m’étaient devenus insupportables. Je m’attachais à la belle figure de l’Abbé Grégoire qui défendait l’idée selon laquelle parler français, le lire, l’écrire, c’était boire à la mamelle de la liberté. Et cette mamelle généreuse, langue et liberté confondues, il l’avait offerte aussi bien aux Nègres d’Haïti, aux Juifs de France qu’aux Niçois du Comté de Nice. Lorsque celui-ci, dans la vague révolutionnaire, fut rattaché à la France, c’est Grégoire que l’on y envoya comme commissaire de la Convention. Là que se livrèrent les rudes batailles avec les Barbets des montagnes que chantaient Mauris. Ces Barbets n’étaient finalement que les Chouans de chez nous. Au nom de la défense de la terre et de la langue, tous les combats semblaient bons à prendre, toutes les idéologies. Je ne pouvais plus accepter cette manière d’entre-lier la terre et la langue. On l’avait trop souvent servie pour des combats douteux, et les tentatives – nos tentatives – d’essayer d’y inscrire des perspectives « internationalistes », « progressistes », me semblaient condamnées, il eût fallu une langue nomade, sans terre, sans frontières, langue d’accueil et de rencontre, alors que sous couvert de « défense » de la langue, c’était toujours repli sur une identité fermée. Je prétendis tirer un trait.
Quelque chose résistait pourtant. Impensé. Non voulu. Qui profitant d’un contexte particulier, tendu, émouvant, brusquement resurgit. Ainsi. Aux débuts des années quatre-vingt, je partis en Irlande-du-Nord, à Derry, plus précisément, pour travailler avec Armand Gatti autour de son film Nous étions tous des noms d’arbres. C’était le temps très noir d’une très longue guerre. Boby Sands était entré premier dans la longue liste des prisonniers républicains qui, de faim, allaient mourir. Pour être considérés comme des prisonniers politiques, ils avaient enchaîné : grève des vêtements (ils vivaient nus sous des couvertures), grève de l’hygiène (ils refusaient d’aller vider leurs seaux qui finissaient par déborder et pas d’autre solution que d’en étaler le contenu sur les murs pour que ça sèche), puis ce fut la grève de la faim, dix morts, l’un après l’autre, à chaque fois journées de deuils, cortèges, affrontements des nuits durant entre les jeunes avec qui nous travaillions et la police royale. Tous ces mots que l’on disait sans les connaître : résistance, insurrection, peuple, sacrifices,... il nous était donné de vivre parmi eux. Au milieu de ceux qui chaque jour depuis des décennies leur donnaient corps et souffle. Des gens simples. Fraternels. Malgré la misère imposée, le fils, le frère ou le mari emprisonnés, lorsque ce n’était pas tués. Nous nous retrouvions de temps à autre pour une soirée, un repas. Et cette fois-là c’était dans la grande maison où nous habitions, plusieurs étaient venus, dont Mary (chez qui j’ai logé par la suite lorsque je suis revenu à Derry pour écrire un livre sur Bobby Sands). Une petite femme d’une générosité que rien ne semblait étancher. Ni la colère. Ni la difficulté de vie. Entre ceux qui étaient en prison et ceux qui avaient émigré, je n’ai jamais su combien elle avait d’enfants. Au moins une dizaine, le minimum pour une famille catholique d’Irlande du Nord. Cette femme me touchait beaucoup. Sans aucune forfanterie ni pieuse lamentation, simplement, comme une évidence qu’il leur fallait vivre au quotidien, un jour elle m’avait cité le livre de Quohéleth : Il y a un temps pour vivre et un temps pour mourir, un temps pour semer et un temps pour récolter. Elle avait ajouté : Pour nous, aujourd’hui, c’est le temps pour mourir. Ce soir-là, je ne sais qui m’avait poussé à chanter, disant que j’avais une belle voix, que je chantais dans une chorale. Au cours du repas, on avait beaucoup parlé du gaélique qu’ils essayaient de faire apprendre à leurs enfants, l’été ils les envoyaient en colonie dans le Sud, la langue était le noyau de leur résistance, et c’était d’ailleurs le point de départ du film de Gatti : dans le vieil alphabet gaélique, les lettres sont des arbres, ce qui fait que Derry, la ville, est un arbre : un chêne. Poussé par les incitations amicales, c’est alors ce vieux chant occitan qui m’est venu.
Quand lou bouié vèn de laura
Planto soun aguiado - O
Planto sou aguiado - O
Trobo sa femo au pèd dou fio
Tristo e descounsoulado
Se siés malauto, digo-lou
Te farai un poutage
Am’uno fueilh de caulet
Uno lauseto magro
Quand sarai morit, enterras-me
Au plu founs d ela cavo
Li pelerins que passaran
Prendran l’aiguo signado
E diran qualo es morti eici
Es la pauro Fernando
Que s’es anado au Paradis
Au ceù ambè si cabro [10]
Sous ses aspects de balade paysanne, ce Bouié était en fait un chant cathare, chant de clandestinité, de ralliement dans la clandestinité, chant qui, à demi-mot, se réfère au rite de « consolation » par lequel les « Purs » accompagnaient les mourants, il chante le destin caché et persécuté de cette vie cathare qui pourtant conduit au Paradis. Sous le manteau du bouié allant de ferme en ferme, se cachait bien des fois le prêcheur annonçant le seul salut et venant, justement, délivrer la consolation au mourant. Celui qui était pris était immanquablement mis à mort après que l’Inquisition eût commis ses forfaits. Le contexte de lutte clandestine et de veillées funèbres dans lequel nous étions alors n’était sûrement pas étranger à la venue de ce chant. Je dus le chanter avec une particulière tension. Le whisky et la bière firent la suite. Plus tard je devais retrouver ce chant dans des églises bien françaises. Sa musique utilisée pour donner rythme aux paroles d’un Agnus Dei. Je l’ai moi aussi chanté dans la communion des fidèles. Mais chaque fois c’était (et c’est à chaque fois) en signe d’expiation pour les crimes que nous avions commis.
Nous : puisque, désormais, j’étais catholique et français.