Il arriva qu’ayant publié un roman qui se passait à Nice [1] – le Nice de mon enfance – un éditeur s’avisa de me commander un texte sur cette ville qui, par bien des aspects, m’était devenue étrangère. J’y retournai. Me mis à arpenter ses rues. Parmi les odeurs d’eucalyptus, de mer, de mimosas, les rumeurs de vagues, les couleurs bleu galet que j’essayais de dire, me revint le goût de cette langue évanouie. Traînant dans les quartiers de l’arrière port, je l’entendais parler. Je retrouvais les poèmes de Pelhon :
Païs, mon païs batejat de sudor
Te tèni compania
Païs pintat de matins rogissents
T’esquissi per n’en beure encara un pauc.
Je retrouvais aussi Biga dont je lisais L’Afrique est en nous qui venait de paraître [2]. De Biga, me ravissait particulièrement cette bordée de noms d’oiseaux que, disait-il, son grand-père en colère lui administrait :
oh ! Barbalucou ! enfan de degun ! auceu ! auzébicou ! calinier ! marida péou ! marida grana ! ô parpailloun moun bel amic ! paillassou ! païgranas ! pelouss ! pelouchié ! ô babi ! ô tavan ! tavan merdassié ! ô merdouss ! ô caga braïa !
bicoulin ! bicouletou ! bicouletin ! tintin faribola ! fariboulié ! pilha leva ! plouraïre ! plourigneta ! disgracious ! zounzoun ! zouzouniet ! kakou ! o kikou...
ô bramaire ! boulégoun ! gran boulégaïre ! ô galinetta !
ô dispiechouss ! primougenito ! ô petaïre ! tambourinaïre ! courcoulin !
ensucat ! lapin enrabiat ! lapin couragious ! counieu peurous !
... pitchoun ! pitchounet ! mourre-lec ! mourre-bruté ! ô narvelous !
... ô pitchin gari ! o gari ! o gari mieu ! .. [3]
J’en étais d’autant plus touché que ces mots-là, ces gari ! gari ! pitchin gari ! malgré l’âge, on me les disait encore. J’intégrais aussitôt ces mots doux au livre que j’écrivais alors. [4]
Même dans mes années de plus grande hostilité envers cette ville qui m’a vu naître, y revenant malgré tout pour des motifs familiaux, ou ne résistant pas à aller me baigner sur cette plage des Ponchettes qui m’est si chère, après avoir franchi le Var, au moment de passer le panneau indiquant Nice/Nissa, je ne pouvais m’empêcher d’entonner (je devrais dire : de hurler) Nissa la bella au grand dam de ma femme et de mes enfants qui se bouchaient les oreilles.
O la miéu bella Nissa
Regina de li flou
Li tiéu viehi taulissa
Ieù canterai toujou.
Canterai li mountagna
Lu tiéu tant ric decor
Li téu verdi camapagna
Li tiéu gran souléu d’or. [5]
Dans cet hymne niçois, composé en 1902 par Menica Rondelly qui avait combattu contre les Prussiens sous la chemise rouge des garibaldiens, pas d’envolées nationalistes, pas d’appel à l’histoire sinon dans une sorte de promenade touristique, rien que le consensus d’un paysage charmant, collines, fleurs, un hymne à la beauté, avec ce sentiment que nulle part au monde il n’y a plus beau, plus belle baie, la plus belle ville, un contentement de soi, miroir de soi dans lequel les habitants sont invités à se contempler. Ce chant, il m’arriva plus récemment de le chanter au seul endroit où, désormais, les haut-parleurs le diffusent à plein volume pour stigmatiser spectateurs et joueurs : au stade du Ray, lorsque l’OGC Nice se produit, décision venue je ne sais comment alors que de niçois il n’y en a guère, que ce soit sur le terrain ou même dans les tribunes. Hymne de raccroc ? Je le croyais. Me réjouissais quand même que ce soit celui-là et non ces scansions fascisantes dont les « kops » de supporters ont tristement l’habitude. C’est un geste politique, m’avait dit un jeune ami, militant communiste et néanmoins supporter. Du coup, moi aussi, lorsque les enceintes tonitruantes du stade avaient diffusé l’hymne, je m’étais mis à le chanter, réalisant bien vite que j’étais un des seuls de ma rangée à le faire.
Toujou iéu canterai
Souta li tiéu tounella
La tiéu mar d’azur
Lou tiéu cièl pur
E toujou griderai
En la miéu ritournella
Viva viva, Nissa la bella [6]
Aux tout premiers temps de cette initiative, les dirigeants du club avaient fait imprimer des tracts avec les paroles du chant qui étaient diffusés à l’entrée du stade. Et d’ailleurs, voulait-on en avoir le texte complet que le mieux était de se rendre sur le site internet du club, aux pages intitulées OGC Nissa. On y trouve même un blog en nissard sur lequel des interlocuteurs aux pseudos eux aussi nissardisants partagent des connaissances aussi bien grammaticales que linguistiques. Ainsi d’un « Foreverson » demandant la conjugaison exacte du verbe lire au présent, ce à quoi « Aiglon royal » finit par répondre : liègi, lièges, liège, ligén, ligès, lièjon, alors que « Pichoun Reinat » préfère l’orienter sur deux livres de grammaire : Grammaire niçoise de Rémy GASIGLIA (grafia mistralenca), Gramàtica dau niçard de R.TOSCANO (grafia classica).Plus étonnant encore, on doit à « Caga blea » [7] un beau texte d’Alan Pelhon qu’il dit avoir entendu de la bouche même de l’auteur peu de temps avant sa mort :
Un rai de solelh sortia de darrier la còla e calava si pauvar sus l’òrt que somelhava. darrier lo valon, esconduti dins li pins lei cigalas atacavon lo "zon zon" quiet dau cada jorn. ja en lo cel blu lei arèndolas balavon la dansa de la jòia d’estiu. un ventolet furbo corcava e enaussava la balca dei bondas e l’erba verda dei prats. [8]
Mais « Caga bléa » se fait tirer l’oreille lorsque « Sieu d’aqui » [9] lui demande de traduire Pelhon en français.
Dans l’écho de cette alliance incongrue entre littérature et football, j’ai cru pouvoir un temps me réjouir de voir apparaître sur les murs de Nice, les panneaux, les réverbères, des autocollants proclamant : Nissa rebela ! J’ai du bien vite déchanter. Derrière cette revendication nissarde se cache le « Bloc identitaire », un groupuscule fasciste de la pire espèce (un de ses membres a eu son instant de gloire en tirant sur le président Chirac un jour de 14-juillet) qui diffuse sur Nice et sa région des slogans nauséabonds et force coups de poings ou de batte de base-ball sur ceux qui ne pensent pas comme eux et le disent. D’autres autocollants signés Nissa rebela ont fait florès. De la socca [10], pas de kebab ! Dit autrement : Nice aux niçois, les arabes et autres métèques dehors ! Maurras a trouvé-là des héritiers belliqueux et modernes. Je cite : « Oui nous sommes un mouvement politique. Mais un mouvement politique nissart ! Enraciné, localiste, identitaire en somme. Nous pensons que la défense de notre identité niçoise passe par un combat global contre l’uniformisation mondialisée. » Entre « Nissart pride » et manifestation contre la construction d’une mosquée à Nice, ils font leur petite pelote électorale. A l’instar de la Ligue du Nord italienne ils promeuvent une « Ligue du sud » identitaire et xénophobe. La xénophobie est-elle une malédiction immanquablement inscrite à l’envers de tout combat pour la défense d’une langue, particulièrement lorsqu’elle celle-ci est minoritaire et discriminée ?
Un nom pourtant, et une œuvre, sont devenus pour moi le contredit de pareil fatalisme politico-linguistique.
De Bruno Etienne, je connus d’abord les œuvres sur l’Islam. Et particulièrement, son livre sur l’Emir Abdelkader – L’Emir Abdelkader, isthme des isthmes, Hachette 1994 – dans laquelle il déployait, dans le mouvement d’une quête, les différentes orientations de l’Emir : militaires, spirituelles, scientifiques. Ainsi de la fameuse smala dont la prise, par le duc d’Aumale, donna naissance à toute une imagerie colonialiste. Ses innombrables reproductions aux couleurs sans nuance des gravures d’Epinal allaient apporter aux petits français (mais aux grands, aussi) la bonne nouvelle du combat civilisateur que « nos armées » menaient outremer. Car quoi de plus explicite que le spectacle de cette ville errante, capitale nomade de saletés et de tentes, pour dire l’état de non-civilisation dans lequel vivaient ces peuples, et faire entendre qu’en la rasant, c’était le salut, le progrès, la délivrance, que la France venait leur apporter ? Avec Bruno Etienne je découvris qu’en fait de campement improvisé, la disposition des tentes de la smala, la répartition des fonctions et des rôles de ceux qui les habitaient, reproduisaient au sol le schéma du monde tiré du chaos primordial tel que l’avait décrit le grand mystique soufi Ibn Arabi. Chaque déplacement était l’expérience de ce passage par le chaos. Chaque nouvelle installation, l’expérience de la capacité à en sortir. L’errance de la smala, toutes militaires qu’en fussent les raisons, était aussi déplacement mystique. La guerre déclenchée par Abdelkader contre les Francs était au sens le plus strict un djihad. Et ce que le Duc Daumale avait rasé, expliquait Bruno Etienne, pas seulement un campement de tentes : une pensée, une cosmogonie. Une civilisation.
Il y avait le silence et il y avait la parole.
Il y avait le ciel et la terre, l’Occident et l’Orient.
Il y avait le visible et l’invisible, le livre dicté et le légat de Lui.
Il y avait la lumière donnée, la vision, l’aube de l’aube et la grâce....
Ce livre joua un grand rôle dans l’attachement que j’eus, par la suite, pour la personnalité d’Abdelkader, pour la manière avec laquelle il s’était offert comme pont entre les deux rives de la Méditerranée, profitant de sa rétention en France pour entrer en dialogue avec des savants, des francs-maçons, puis, lors de son exil à Damas où il devait mourir, se dressant pour protéger les français d’un massacre assuré. Homme entre les deux mondes, le sentiment me vint de ce que son œuvre n’était pas close, qu’il y avait en lui un passé qui n’avait pas dit son dernier mot.
Lorsqu’en 1999 parut Une grenade entrouverte que Bruno Etienne présentait comme une « autobiographie », ce fut belle confirmation de découvrir que cet homme qui figurait pour moi un certain idéal d’ouverture au monde d’en face, d’engagement pour ces échanges dans lesquels beaucoup ne voient qu’un motif (et une menace) de perte d’identité, qu’en fait de « cosmopolitisme », pour reprendre le vieux mot du dénigrement xénophobe, c’était un homme enté des deux pieds à la souche provençale, et qui n’hésitait pas à prendre pour titre de son livre celui de la grande œuvre de Théodore Aubanel, La miougrano entredouberto, dont dès l’entrée, il citait ces vers :
De la man d’éila de la mar
Dins mi ouro de pantaiage
Souventi-fès ieu fau un viage
Ieu fau souvent un viage amar,
De la man d’éila de la mar. [11]
Cette grenade, disait-il, ses « six cent treize grains » serrés sous une carapace unique, est l’image même de la coexistence de l’un et du multiple, l’un délivrant le multiple lorsqu’à la saison voulue, la grenade s’entrouvre, la peau éclate, « et les grains sont éjectés dans la nature » faisant de la grenade le symbole de la fécondité et d’une postérité nombreuse. M’émerveillait que dans ce livre Bruno Etienne fasse lien lumineux entre son attrait pour les Orients et son attachement aux chemins de l’enfance. L’origine revendiquée, n’était pas prétexte à enfermement, mais bien, dans le mouvement d’explosion de la grenade (pacifique celui-là !), dispersion, ouverture à l’autre. La haine du Nom, le refus de la différence, la haine de l’Autre, ne font que traduire la peur d’une différence mal maîtrisée qui remet en question une identité peu assurée d’elle-même ou qui se donne l’illusion d’une identité forte. C’est sans doute en lisant Bruno Etienne que j’ai réalisé combien mes retours cycliques au vieux parler avaient été peut-être les garants d’une vie où la haine de l’Autre, le refus de la différence, avaient, je l’espère, eu le moins de place possible.