Lorsque je reviens dans "mon" village et en parcours les étroites ruelles, c’est bien des langues que j’y entends désormais. Anglais, allemand, néerlandais. Et l’arabe, aussi, un arabe tunisien que parlent de nombreuses familles venues s’installer ici à la suite des hommes qui ont traversé la mer à la recherche d’un travail. Maçons, plombiers, jardiniers, travaux de force et d’entretiens. Certains ont maintenant créé leur propre entreprise. Et sur le flanc des camionnettes, les patronymes tunisiens remplacent peu à peu ceux, italiens, de la migration précédente. Et le provençal, alors ? Disparu corps et bien ? Seulement un vestige maintenu pour les touristes comme le sont ici et là de vieilles pierres soi-disant restaurées mais le plus souvent factices pour donner au village un caractère moyenâgeux ?
La double toponymie qui s’affiche à l’entrée du village, en français et en provençal, paraît bien factice. Car dans le même temps tous les noms des lieux-dits aujourd’hui bâtis de villas à piscines sont francisés à outrance. Des "Touars" sont apparus en place de ce que nous appelions Touos. Un bois que nous avons et que nous avons toujours dit les clauveou se trouve bordé désormais par une "avenue des Clauvaux" venant substituer au souvenir de clous (clauveou) martelant des enclos (clavel) une vallée fermée (vaux) inexistante. A lire les brochures locales, et ce qui s’en prétend l’histoire, on serait passé d’un coup du latin au français. [1] L’étymologie du nom du village lui-même, Montauroux, en devient confuse. Le nom d’une villa romaine ? Un auresus – doré – à cause de ses collines vite couvertes de genêts pour peu que ceux qui les entretiennent tournent le dos ? Pour ma part, les quelques vers de Mistral que je sais m’en ont vite donné une interprétation que je juge définitive. Il y a deux mots en provençal pour dire le vent : lo vent (force puissante qui plie la nature et les hommes sur son passage) ; et l’auro (bise, plutôt, qui berce et caresse jusqu’au coucher du soleil). L’auro es toumbado, dit Mistral dans le chant de Magali. J’en déduis que si, à l’une des extrémités de la Provence, il est un mont célèbre qui monte la garde et porte haut un des sens de ce vent – le mont ventous -, il en est un autre, qui, à l’autre extrémité, monte une garde plus discrète et met à l’honneur l’autre mot pour dire le vent : le mont aurous. Mon étymologie est-elle trop « poétique » qui prétend désigner ainsi les deux portes de Provence ? Jamais je n’ai entendu qu’on l’eût reprise. Reste que si cette auro peut être douce et légère, vient des jours où elle se fait auro glaçado soufflant du nord comme il est chanté au vieux cantique Prouvençau et catouli.
« Une diversité linguistique menacée », titre le supplément du journal Le Monde. On y apprend, qu’en moyenne, vingt-cinq langues disparaissent chaque année. Et qu’on estime le seuil de préservation d’une langue à 100 000 locuteurs. « La disparition d’une langue, est-il dit, n’affecte pas seulement ses utilisateurs. Avec elle se volatilisent des mythes et des connaissances, tout un savoir souvent lié à notre environnement, à la faune et à la flore. Un patrimoine immatériel et non moins fragile. » Me touche particulièrement la mention faite de l’akuntsu, dans l’état de Rondonia, au Brésil, qui n’est plus parlé que par six personnes ! Et la langue amambé, parlée par deux femmes ! Le xeta, connu d’un homme et d’une femme qui le comprend mais ne s’exprime qu’en portugais. Je me dis qu’un jour, revenant au village, je serai comme cette femme. Et qu’après il n’y aura plus rien. Cela m’émeut. Pourtant, je n’ai aucune nostalgie d’un bon vieux temps. Alors, quoi ? Qu’est-ce qui me remue à discerner dans le vacarme des jours ce silence qui gagne, qui me gagne, et cette révolte en même temps de quelque chose qui ne veut pas se taire ? On répète à l’envie la parole africaine selon laquelle un vieillard qui meurt c’est une bibliothèque qui s’éteint. Mais il peut arriver que la mort d’un vieillard soit aussi celle d’une langue. Lequel, dans mon village sera le dernier ?
Est-ce pour être capable d’assumer cette fonction ? Ma mère est retournée à l’école. Je l’ai dit : comme son frère et ses sœurs, le parler patois lui a été interdit pendant son enfance. Pourtant (ou à cause de cela) elle a commencé le nouveau millénaire en s’inscrivant à un cours de provençal dans un village voisin. Elle y va avec une amie tout à fait étrangère à notre pays. Une enseignante venue du nord pour sa retraite. Je ne sais laquelle a entraîné l’autre. Celle qui veut retrouver ou celle qui veut découvrir. En tout cas, à plus de quatre-vingts ans, ma mère fait désormais chaque semaine ses devoirs. Gramatico (grammaire), temo (thème), reviraduro (version). Tout un choix de textes réunis dans Lou prouvençau à l’escolo" [2] En le feuilletant, j’y retrouve bien des textes dont il est question ici. Mistral : Calendal. Lo Reino Jano. Aubanel, aussi, et La miougrano dont, à mon tour, ayant pris dans la bibliothèque familiale Lou Pichot Tresor, "dictionnaire provençal-français et français-provençal, par le R.P. Xavier de Fourvières, chanoine prémontré", petit livre à la couverture rouge, les pages jaunies, je m’efforce de traduire ce beau poème.
Ai escala sus la cimo di mourre,
Eilamoudaut, mounte i’a lou castèu ;
Ai escala sus la cimo di tourre.
J’ai grimpé au sommet de la colline,
Là-haut, là où il y a le château,
J’ai grimpé au sommet de la tour
Blanco e duberti dins lou cèu
Coume lis alo d’un aucèu,
Ai vist li velo d’un veissèu,
Ben liuen, bèn liuen, long-tèms, long-èms encaro.
Pièi n’ai plus vist que lou soulèu
E si trelus sus l’aigo amaro.
Blanches ouvertes dans le ciel
Comme les ailes d’un oiseau
J’ai vu les voiles d’un vaisseau
Bien loin, bien loin, longtemps, longtemps encore...
Puis je n’ai plus vu que le soleil
Et son éclat sur l’eau amère
Alor, d’amout, alor ai devala.
Long de la mar e di gràndis oundado,
Ai courregu coume un descounsoula,
E pèr soun noum, tout un jour, l’ai cridado !
De tout là haut, alors j’ai dévalé
Le long de la mer et des flots immenses
J’ai couru comme un désespéré
Et par son nom, un jour entier, je l’ai appelée
Mais il me manque beaucoup pour en garder et le sens et la musique. Tantôt c’est trop près du français. Tantôt, c’est une polysémie qui m’échappe. Trelus ? Comment dire d’un mot la splendeur d’orient mais de mirages aussi (avè lou trelus, c’est aussi avoir la berlue, m’apprend Lou Pichot Tresor) qui fait peut être de ce mot l’indice le plus précis du rapport à la mer, à l’orient, aux rêves que l’individu provençal réunit en une seule vision ?
Est-ce cela que j’ai cherché dans plusieurs de mes livres où il faut monter pour voir et essayer de deviner cet eila de la mar comme le dit Aubanel, cet "autre" qui l’habite et y navigue aussi ? Autant le dire : avant de commencer à m’aventurer dans ces interrogations occitanes, je ne savais d’Aubanel que le nom. D’où me vient maintenant ce goût de m’y plonger, fasciné par le trelus de cette langue qui tout à la fois est mienne sans pour autant ne cesser d’être étrangère ? Je cherche sur internet pour voir si je peux trouver un exemplaire à commander de la Miougrano entredouberto. Mais tout de suite, voici l’immense phagocytage, la Miougrano "numérisé par Google", c’est écrit sur chaque page. Une édition originale tirée de la bibliothèque de l’ Ateneu Barcelones. J’y retrouve le poème que j’ai tenté de traduire. Le chapitre où il se trouve s’intitule Lou libre de l’amour. Et comme pour tout le livre, il y a en regard la traduction d’Aubanel. Je ne me suis pas trop trompé. Mais lui n’hésite pas à provençaliser le français, ainsi du dernier vers où il faut concilier le double sens de crida, crier et appeler. Peu lui importe que crier ne soit pas transitif en français, il traduit :
Et par son nom tout un jour je l’ai criée.
C’est un cri douloureux que je connais trop bien.
Depuis que je l’ai sorti de la bibliothèque, le Pichot tresor est resté sur la table de la salle à manger de la maison familiale. Ma mère le pousse simplement lorsqu’elle met le couvert. Si bien qu’à chaque repas il est là avec nous. Et vient à notre secours lorsque l’on cherche à nommer telle ou telle chose qui nous passe entre les mains. Le dimanche, à l’église, avant la messe, ma mère a parlé à ses ses amies du village de mon désir d’étudier le provençal (désir que je n’ai jamais formulé ainsi). Du coup c’est grande discussion. A voix haute. Et beaucoup de "venus d’ailleurs" se retournent essayant de comprendre la raison de tant de bruit. S’y mêle provençal et français. Les deux mêlés dans la même phrase. "Moi j’ai pas honte de parler le patois", dit l’une. "Il faut pas laisser tomber nos traditions", dit une autre. Ce sont de vieilles femmes, pour la plupart. Elles disent comment chez elles les parents ne parlaient que provençal. Comment avec les frères et les sœurs elles continuent de le faire. Je réalise à quel point l’éloignement de la langue a toujours été pour notre famille une question de position sociale. Le grand- père, l’arrière-grand-père : des moussu, comme l’on dit, des propriétaires terriens avec employés et journaliers à leur service. La langue française était pour eux un signe - sinon "le" signe - de distinction sociale. Dans le livre d’école de ma mère, j’ai trouvé un extrait de Memori e Raconte [3] de Mistral dans lequel il dit son étonnement d’enfant de voir venir au mas familial des hommes parlant une autre langue que les siens, quauque bourgés, d’aquéli que s’afèton à parla que francès [4]. Il dit comment il en était tout fustibula e meme umelia, de vèire que mi gènt devenien sus-liu-cop reverencious pèr eu, coume sèro mai qu’éli :
— Coume vai, demandave, qu’aquel ome d’aqui parlo pas coume nous-autre ?
— Pèr-ço-qu’es un moussu, me respoundien. [5]
C’est exactement ce que vient de me dire une des femmes avec qui je parle dans l’église, et à qui j’expliquais (ce qu’elle savait déjà ) que chez nous je n’avais jamais entendu parler provençal. - Ton grand-père, c’était un moussu ! Un moussu, oui. Mais un moussu auquel le destin, la mort de ses parents alors qu’il était très jeune, son incapacité à gérer le patrimoine hérité, fit que pour l’essentiel il perdit tout ce qui au fil des générations avait construit la position de la famille. Les exploitations en déroute. La plupart des biens vendus. Mon grand-père quittant le village pour devenir concierge dans une administration à Nice. Tout ce qui lui resta de cet édifice social construit par ses prédécesseurs ce fut précisément la distinction de la langue. Même ruiné, le parler français désignait sa condition perdue. - Ton grand-père, continue la femme... Mais elle s’arrête là. Le curé est déjà dans le chœur. Le silence est revenu. La messe commence.