Au jour où, à Mouans-sartoux, je fus saisi par cette langue, je m’empressai d’acheter deux livres de Robèrt Lafont que j’emportai aussitôt dans mon exil francilien. L’un est un cycle de poèmes, La Gacha et la cisterna, paru aux éditions Jorn. L’autre est un roman, L’Enclaus, publié par l’Institut d’Estudis Occitans que Lafont a longtemps présidé. Je les ouvre. Tente d’en lire quelques pages. Je peine. Il y a la difficulté d’un vocabulaire très riche que non seulement je ne possède pas mais que même mon petit dictionnaire méconnaît. Il y a la graphie d’une langue qui ne ressemble pas toujours à l’idée que je me fais de la manière d’écrire les mots que je connais. Mais il y a surtout, tout cela mêlé, la violence de quelque chose qui devrait être mien et qui se refuse. Sensation physique. Comme l’est, à d’autres moments, la jouissance de l’accueil lorsque la langue s’offre, généreuse et inopinée. Ici, l’offrande ne se fait pas. Il y a la séduction, mais il n’y a pas le don. Ô cette langue aguicheuse qui n’accorde pas ce qu’elle promet ! J’enrage. Est-ce parce que Lafont est de Nimes, et son occitan d’outre-Rhône éloigné du peu que je sais du mien ?
Pourtant Lafont aurait tout pour me concilier avec la vieille langue. Pas d’ambiguïté chez cet homme dont l’œuvre en occitan est immense (essais, romans, poésie) et qui fut simultanément linguiste, historien de la littérature d’oc, médiéviste, sociologue et théoricien politique de l’occitanisme contemporain. Avec lui pas de traditionalisme, pas de nostalgie d’un ancien temps, d’une Occitanie idéale. Son occitanisme est tourné vers l’avenir, européen, internationaliste si l’on peut dire. Dans la mouvance de ce que furent - et sont encore - les luttes de libération nationale du siècle dernier. S’il analysa la situation de l’Occitanie en termes de colonialisme, ce fut pour tenter d’imaginer la place que pourraient jouer sa langue et sa culture dans un contexte européen et mondial qui ne spolierait plus les petits de la terre. Cet homme tout à la fois engagé dans les combats de la langue et ceux de la politique, consacra l’essentiel de ses forces dernières à traduire L’Odyssée en occitan. Ce qui ne l’empêcha pas, en même temps, de lancer sur le Larzac, avec le mouvement Gardarem la Tèrra, un manifeste altermondialiste et occitaniste dont il avait rédigé l’essentiel.
Mais vu de mon "exil" tout cela semble si loin. Comme si les attraits de la langue ne parvenaient pas à exercer leur puissance au delà des limites du territoire qui la circonscrit. Loin de la terre, loin du cœur ? Quelque chose de la langue me berce et me séduit aussi longtemps que je suis en terre occitane. Mais passé les frontières du nord tout semble s’effacer. Et tout effort pour résister à cet oubli apparait vite dérisoire. Contre-nature, on dirait. Mais rester dans l’oubli de la langue ne l’est-il pas tout autant ? Se peut-il qu’il y ait en soi la nostalgie d’une part de soi-même jamais récupérable et qui néanmoins vient régulièrement piquer le désir ? "Désir de langue", disait Robert Lafont. Désir de soi-même dans cette langue. Désir du monde que me livrerait cette langue si je parvenais à la faire mienne. Il y a quelque chose de brisé. Pas simplement perdu. Mais qui en se brisant a laissé des échardes pour toujours sensibles. Tantôt douloureuses, tantôt excitantes. Ou, dit autrement : l’attirance de l’ombre, mais jamais la proie. Peut-être en est-il toujours ainsi du désir. A la différence que le désir entraîne dans une course en avant. Chaque satisfaction se révélant insuffisante vient réveiller le désir qui ne peut s’assoupir. Il n’en est rien ici. Le désir ne fait que réveiller la soif de l’irréalisable. Retourner à "l’école" moi aussi ? Comme ma mère ? Mais pourquoi lorsque je tente de l’approcher ainsi (grammatico, reviraduro, temo,...) cette langue que je croyais tellement mienne me semble à ce point étrangère ?
Sur la place de la Comédie, à Montpellier, j’ai retrouvé Jean-Claude Forêt, animateur des éditions Jorn, que j’avais rencontré à Mouans-Sartoux le jour de "l’attaque". Je veux le questionner sur le sens de l’apprentissage de cette langue perdue. Son cas est particulier : il est né à Lyon, famille de Bourgogne, c’est sur le coup de ses dix-sept ans qu’il a été saisi par cette langue, en Ardèche, à cause d’un fermier voisin de son lieu de vacances à qui il donnait la main. Il a épousé tout à la fois la fille du fermier et la langue qu’il parlait. Il écrit des romans en occitan [1] . L’enseigne à l’université de Montpellier. Il dit qu’écrire un roman en occitan est doublement romanesque car si la fiction est du domaine du "comme si", faire parler en occitan des personnages d’aujourd’hui dans les fonctions les plus variées (ouvrier, médecin, garagiste,...) c’est faire "comme si" : comme si la langue occitane était largement parlée, majoritaire, et le français un patois ! C’est peut-être de cela que je suis incapable. Ce "comme si". Faire comme si le monde n’était pas tragiquement ce qu’il est, irréversible, incontournable, une réalité de pierre nous laissant démuni des outils nécessaires pour y faire face. La place en moi de cette langue, son destin, seraient-ils que je ne parvienne jamais à concilier le feu du désir avec la nécessité de faire comme si pour l’assouvir ? Que l’enflammement ne soit jamais suffisant pour faire accéder à cette forme d’illusion qu’est toujours l’amour et qui le rend plus réel que le réel lui-même ? Jean-Claude Forêt parle de ce qu’il appelle "la névrose du sujet occitan". Il se découvre détenteur d’un trésor, mais la transmission lui en est interdite. Moi, ce que je rêve de transmettre, je ne le possède même pas ! Je ne transmets que du regret. Du désir sans espoir. Amor de lonh s’il en est !
Difficile pourtant de se dire que cette blessure de langue ne laisse pas de traces dans l’autre langue, celle que je parle, celle que je lis, celle que j’écris. Jean-Claude Forêt m’a parlé du livre de Philippe Gardy, L’ombre de l’occitan - [2] Collègue de Forêt à Montpellier, Gardy y cherche, chez plusieurs écrivains contemporains de langue française, "la part d’ombre plus ou moins dissimulée de leurs mots et de leurs fictions" que serait l’occitan, comment cette langue "influence secrètement (leur) univers narratif, les personnages, le style, et jusqu’aux régions les plus enfouies de leur imaginaire". Je m’y précipite.
Il y a là Giono, Delteil, Mauriac. Mais aussi des bien vivants dont certains me sont proches : Salvaing, Bergounioux, Millet, Michon. Je vais directement à Giono dont j’ai toujours pensé qu’il écrivait provençal en français, ou plutôt : qu’il était un des seuls à avoir inventé un français à la mesure des terres et des gens de Provence au milieu desquels il vivait pour en faire sa langue d’écriture.
Giono, c’est l’anti-Pagnol, l’anti-Mistral aussi, et je ris en lisant dans le livre de Gardy, les diatribes de l’homme de Manosque contre les félibriges barbichus :
"Je ne connais pas la Provence. Quand j’entends parler de ce pays, je me promets bien de ne jamais y mettre les pieds. D’après ce qu’on m’en a dit, il est fabriqué en carton blanc, en décor collé à la colle de pâte, des ténors et des barytons y roucoulent en promenant leur ventre enroulé de ceintures rouges ; des poètes officiels armés de tambourins et de flûtes "bardent" périodiquement en manifestations lyriques qui tiennent moins de la poésie que d’une sorte de flux cholériforme. [3]
Mais au delà de propos pour amuser la galerie, il y a, dans les textes de Giono cités par Gardy, des propos qui en viennent droit au fait :
Les gens d’ici sont graves, secrets, timides. Secrets surtout : pour tout dire : fermés, capables de silences qui durent vingt-ans. "L’estrambord", dont on fait tant de bruit dans un hymne, est une escroquerie littéraire. J’ai vu chanter la Coupo santo9 dans une assemblée de paysans provençaux à cent quartiers. Ils étaient muets, froids ; on aurait dit des lords anglais..... Et ce qui était visible comme le nez au milieu de la figure, c’est que l’"estrambord", le délire, l’ivresse, n’étaient pas dans leur caractère.
Je reconnais là ce qui m’a toujours attaché si fort à Giono. Le sentiment que ses provençaux étaient semblables aux miens. Des paysans travaillant une terre pauvre qu’ils doivent continuellement arracher à la pente des collines, à l’envahissement des genêts, à l’incendie aussi. Des pays marqués, de surcroit, par un républicanisme décidé. Le Haut-Var me semblait avoir quelque rapport avec le pays de Manosque dont il n’est qu’à quelques coudées. Bien loin du folklore ensoleillé et bon-enfant de Marseille (Pagnol) ou des parades taurines et religieuses de Camargue et de la Crau (Mistral). Dans les romans de Giono, je me suis toujours senti "chez moi". Un "chez moi" en français ! Car Giono ne laisse aucune place à l’hypothèse d’une langue liée à ce pays. Pour Giono, et Philippe Gardy le souligne avec insistance, le "provençal" était une langue inventée par Mistral, lui ne connaissait que des patois changeant de vallée en vallée, de village en village :
Alors, quand on a à sa disposition une langue aussi belle que le français, aussi importante à écrire que le français, et aussi riche en expression que le français, on n’écrit pas dans une langue qui n’est plus comprise que par une cinquantaine d’apothicaires. [4]
La messe est dite !
Pour ce qui est de Pierre Bergounioux, Philippe Gardy revient sur ce passage de Ce pas et le suivant, qui m’avait fortement marqué lorsque je l’avais lu. Le personnage principal, qui ne parle que la langue d’oc, fait un marché avec l’instituteur du village, collectionneur d’insectes. Il lui apportera des scarabées de toutes sortes, créatures luisantes, cuirassées, barbelées, vrombissantes et en échange l’instituteur lui apprendra le français. Quand on sait quel attachement a Bergounioux pour ces bêtes antiques que lui-même a longtemps chassées, on comprend le prix de ce marché. Vieilles bêtes aussi vieilles que les montagnes contre ces mots nouveaux venus. Mais de la même manière : vieux mots aussi vieux que ces bêtes aussi vieux que ces montagnes, contre la nouveauté, le "progrès". Ce troc est l’image-même de cette rupture avec un monde ancien qui n’a pas changé depuis des siècles, ce mouvement quasi géologique dont chaque livre de Bergounioux arpente les failles, les plissements, les gouffres aussi. Du moins si l’on se place du coté du personnage principal - celui qui passe de la langue d’oc au français. Car pour ce qui est de l’instituteur, on peut aussi imaginer que recevant ces bêtes, c’est tout autant, langue comprise, la survivance du temps d’avant la rupture qu’il collecte ainsi. S’il y a quelque chose d’autobiographique dans ce récit, c’est une autobiographie à deux têtes, Bergounioux refaisant ici le passage des siens de l’ancien monde et de l’ancienne langue à la nouvelle géologie du monde, mais se posant aussi dans la figure de l’enseignant collectionneur d’insectes, puisque lui même est les deux. Ce qu’il y a de fort et de tendu, chez Bergounioux, dans ce rapport avec la vieille langue, c’est qu’il n’y est jamais question de "valeur" (comme pour Giono). Bergounioux est matérialiste. "Matérialiste-historique", s’il faut reprendre le vieux terme. La lexicologie et la géologie sont régies par les mêmes règles de mutation, d’évolution, de rupture sur lesquelles, quoi qu’on fasse, on ne peut revenir. Survivent ici et là quelques scarabées. Quelques rivières. Quelques roches. Quelques mots. Mais l’histoire a propulsé les hommes dans un monde qui n’est plus le leur. Et si Bergounioux écrit en français, ce n’est pas que ce serait une langue "meilleure", mais c’est parce que le grand ébranlement du monde des siens survenu au début du XXème siècle n’en pas laissé d’autre possible.
Est-ce que courant après cette langue perdue je refuse la radicalité de ce passage d’un monde à un autre ? Est-ce que je m’accroche désespérément à la possibilité d’une histoire qui serait autre ? Est-ce une vieille nostalgie qui refuse de se plier à la réalité des faits comme on se complaît à brasser la douleur d’un amour perdu ? Ou bien, ai-je besoin de ces mots d’avant le grand ébranlement pour garder le lien avec le monde d’alors, pour l’écrire aussi, ces mots, oui, comme des sortes de fossiles qu’il suffirait de porter à l’oreille pour entendre la rumeur, la parler peut-être, d’un univers contredit par tout ce qui autour de nous se présente au regard ?
Je réalise pourtant que des mots écrits dans "l’autre langue", il en est peu dans les livres que j’ai pu écrire. Bien sûr, il arrive souvent que voulant parler de telle ou telle particularité de ce pays, de cette terre, pour en dire tel ou tel détail, telle ou telle vérité de pierre ou de sève, il n’y ait pas d’autres mots que ceux venus de la langue perdue. Ainsi ce mot de « berge » pour lequel je dus à plusieurs reprises lutter avec des correctrices zélées. A chaque fois que je l’écrivais, l’une d’entre elle notait en marge : "Où est le fleuve ?" A chaque fois il fallait que j’explique que "chez nous" on appelle « berges » ce qu’ailleurs on dit restanques, terrasses, ces étroites bandes de terre tenues par des murets de pierre qui s’élèvent les unes au dessus des autres et permettent de cultiver des versants de collines particulièrement raides. De manière assez étrange on emploie ce mot de « berge » qui est la traduction du provençal ribo par lequel on les dits, alors que l’on aurait pu s’en approcher plus près en parlant de « rive ». Autre mot, dans la maison : ces malons rouges dont on recouvre les sols, carreaux, tommettes, comme on voudra. Ou bien les suves qui sont les chênes-liège. Les éouves, qui sont les chênes-verts. Quelques autres, encore. A peine un frémissement de langue. Mais rien qui soit formulé dans l’original. La langue perdue quasi absente, alors ?
Philippe Gardy souligne l’exigence de langue dont font preuve les écrivains qu’il aborde dans son livre - Michon, Bergounioux, Millet. A propos de Richard Millet, il note : "La phrase de Millet souvent longue jusqu’à l’excès... n’est-elle pas, par sa tension, ou plutôt par la somme des tensions qui la compose sans relâche, la manifestation charnelle (physique, renvoyant à la respiration et aux rythmes du corps tout entier) et mimétique de l’élan qui dans un même mouvement épuise et rachète la langue de ce mal qui la ronge ?" Et du coup je me demande si l’ampleur, la densité, la longueur aussi des phrases qu’il me faut pour dire ce qui vit, aime, se bat, pousse dans ce pays, n’est pas l’unique manière que j’ai trouvée pour tenter de dire ce que la langue perdue, elle, aurait pu dire d’un trait. Manière désespérée, bien entendu. Et plus d’une fois c’est ce sentiment de fuite en avant lorsque la phrase m’entraîne, se reprend, revient, retourne autour de ce qu’elle a déjà dit, repart, une phrase en apnée s’épuisant à retrouver le souffle d’une langue perdue ?